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Envoyée spéciale

Kazakhstan : la jeunesse en quête d’identité face au géant russe

L’ancienne république soviétique vit à l’ombre de l’ours russe, mais elle prend des moyens pour le tenir à distance et affirmer son identité, entre autres en utilisant l’alphabet latin pour remplacer le cyrillique. Qu’en pense la jeune génération? Reportage à Almaty et Astana.

Nurmakhan Tastaïbek, étudiant à la maîtrise en science politique.

Nurmakhan Tastaïbek, étudiant à la maîtrise en science politique.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Nurmakhan Tastaïbek, étudiant à la maîtrise en science politique.

Nurmakhan Tastaïbek, étudiant à la maîtrise en science politique.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

« Ma première langue est le kazakh. C'est la première langue que j'ai apprise », dit Nurmakhan Tastaïbek, rencontré dans un café de l’Université Nazarbaïev, à Astana, la capitale du pays. « Mais j’ai grandi à Almaty (la plus grande ville du pays) et le russe était assez dominant. »

Voilà qui résume ce que vivent de nombreux étudiants au Kazakhstan : un tiraillement entre l’attachement à la langue de leur pays, souvent apprise dans l’enfance, parfois oubliée, et le besoin incontournable de parler russe, langue des affaires en Asie centrale et des élites urbaines, un héritage de l’empire tsariste et de l’époque soviétique.

Si l’anglais gagne du terrain – c’est la langue d’enseignement à l’Université Nazarbaïev –, le russe a gardé au Kazakhstan un statut de langue officielle. C’est la langue utilisée pour se comprendre entre différentes ethnies, plus d’une centaine, qui se côtoient au pays : outre les Kazakhs, majoritaires (70 %), et les Russes (20 %), la mosaïque culturelle se compose d’Ouzbeks, Ukrainiens, Ouïghours, Tatars, Allemands, Turcs, Coréens….

Quand il navigue sur le web, Nurmakhan déplore toutefois que les plateformes en ligne soient une porte d'entrée pour la propagande russe au Kazakhstan. Elle s’exprime sous forme d'émissions télévisées, ou d'idées comme l’homophobie, la romantisation de la Seconde Guerre mondiale, remarque l’étudiant à la maîtrise en science politique.

Aussi, Nurmakhan voit d’un bon œil le projet de passer de l’écriture cyrillique aux caractères latins (qu’utilisent notamment l’anglais et le français), une façon d’uniformiser son écriture avec celle de l’Occident, et de la vaste majorité des pays dans le monde, tout en se distinguant du voisin russe.

Si les nouvelles générations apprennent le kazakh dans l'alphabet latin, j’espère que cela pourra réduire l'influence de la Russie.

Une citation de Nurmakhan Tastaïbek

Seuls une douzaine de pays utilisent encore l’alphabet cyrillique, dont la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine, la Bulgarie, le Kirghizistan et quelques pays des Balkans.

Un cours de français pour des jeunes Kazakhs à l’Alliance française d’Almaty.

Un cours de français pour des jeunes Kazakhs à l’Alliance française d’Almaty.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Un alphabet déjà si familier

L’alphabet latin fait déjà partie de l’environnement de bien des Kazakhs, qui apprennent à l’école puis à l’université une ou plusieurs langues étrangères, telles que l’anglais et le français.

Ici, à l’Alliance française d’Almaty, une dizaine d’enfants de 7 à 10 ans chantent les lettres de l’alphabet français, avec leur professeure Natalya Sedlovskaya, une Kazakhstanaise d’origine russe. C’est difficile, dit-elle, c’est le 6e cours et ils ne le connaissent pas encore complètement.

Les parents inscrivent leurs enfants à des cours de français, dans l’espoir qu’ils puissent un jour étudier en France, en Belgique, en Suisse ou, qui sait, au Canada. La visite du président français Emmanuel Macron au Kazakhstan, en novembre, a fait bondir le nombre d’inscriptions.

Les différents alphabets, latin et cyrillique, se côtoient aussi dans le paysage urbain, sur les pancartes routières ou les enseignes des commerces, qui incluent de nombreuses marques occidentales. Beaucoup de produits viennent de Chine, devenue le premier partenaire commercial du Kazakhstan, devant la Russie, tandis que l’Union européenne est son premier client, en particulier l’Italie.

Au Bazaar Vert, le grand marché d'Almaty, l’affichage est trilingue : russe, kazakh et anglais.

Au Bazaar Vert, le grand marché d'Almaty, l’affichage est trilingue : russe, kazakh et anglais.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Kazakh, russe : deux langues très différentes

C’est donc un troisième changement d’alphabet qui s’amorce. La langue kazakhe des peuples nomades, d’origine turque, s’est d’abord écrite en arabe. Rien à voir avec le russe, une langue slave. Puis, elle a connu l’alphabet latin durant la décennie des années 1930, avant de se faire imposer le cyrillique en 1940 par Staline, comme à toute l’URSS.

Les autorités ont décidé par décret, en 2017, le passage à l’alphabet latin d’ici 2025. Mais l’échéance a été reportée à 2031, pour ne pas brusquer la population.

Car mis à part ses coûts élevés, la réforme fait peur. Imaginez si le français devait passer à l’alphabet cyrillique dans quelques mois! Même si vous aviez appris le russe, ce serait pour le moins déroutant de lire le français dans un autre alphabet…

Ce sera difficile parce que toute ma vie j’ai écrit, lu avec l’alphabet cyrillique, dit Zarema, une étudiante de 22 ans à l’Université Nazarbaïev. Mais ce changement est nécessaire pour conserver notre langue et notre culture.

Il y a 5 ans, il n’y avait pas encore de bons films en kazakh, de musique en kazakh, de sites Internet pour diffuser notre culture, mais maintenant il y en a de plus en plus. Et je crois qu’avec la latinisation, ça va s’améliorer.

Une citation de Zarema, étudiante

Une quête identitaire

Pour nous, c’est une période très intéressante, dit Dariga Bayanova, 21 ans, rencontrée à l’Alliance française, à Almaty. Il y a des jeunes qui commencent à développer la culture kazakhe et ça m’inspire.

La jeune femme avoue ne pas bien parler kazakh, mais elle voudrait l’étudier, à l’aide de cours de kazakh gratuits, de films et de balados.

Dariga Bayanova, 21 ans, étudiante en commerce international et marketing.

Dariga Bayanova, 21 ans, étudiante en commerce international et marketing.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Son petit ami, qui maîtrise parfaitement la langue kazakhe, est son meilleur professeur. Il lui a appris à dire des mots doux. Je t’aime, en kazakh, se dit : je te vois bien, dit-elle, charmée. C’est la traduction mot pour mot. Il n’y a pas d’autre expression qui explique ce sentiment.

Son cœur vibre aussi d’une émotion patriotique quand elle voit des filles avec des boucles d’oreille ou des bijoux kazakhs, qu’elles portent dans la vie quotidienne.

Dariga note aussi la tendance actuelle de changer son nom de famille. Par exemple dans mon nom, Bayanova, le "ova" vient de Russie. Avant, le nom kazakh porté par mon grand-père, c’était juste Bayan. Elle pense que c’est une façon de tourner la page, d’affirmer son identité.

Preuve que les noms ont leur importance, ceux des villes et des grandes avenues ont été changés dans la foulée de l’indépendance, pour se détacher du passé soviétique.

L’ancienne capitale Alma-Ata (2 millions d’habitants), dans le sud du Kazakhstan, est devenue Almaty. L’avenue Lénine a été rebaptisée l’avenue Dostyk, qui signifie amitié en kazakh.

Une petite ville au milieu des steppes, dans le nord du pays, Tselinograd, a été choisie et rebaptisée pour devenir la nouvelle capitale, en 1997 : Astana, littéralement capitale en kazakh. On a voulu déplacer le centre du pouvoir plus au nord, près de la frontière russe, explique la professeure de science politique Hélène Thibault, à l’Université Nazarbaïev.

Le quartier de l’exposition universelle de 2017, à Astana.

Le quartier de l’exposition universelle de 2017, à Astana.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Astana se développe à toute vitesse depuis. Une ville moderne peuplée de grues à chaque coin de rue, à l’architecture parfois extravagante. Surnommée la Dubaï des steppes, elle est chaude l’été, mais glaciale en hiver, à 400 km de la Sibérie.

Une frontière de plus de 7000 km avec la Russie

Difficile toutefois d’ignorer le voisin russe. Le Kazakhstan partage avec lui plus de 7000 km de frontière. C’est la deuxième plus longue du monde. Mieux vaut bien s’entendre. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et plus récemment l’invasion de l’Ukraine, l’hégémonisme de Moscou a ravivé bien des craintes.

Notre voisin peut dire qu’il y a des Russes au Kazakhstan qui parlent russe, et qu’il doit les protéger, s’inquiète Madina Tassibekova, 30 ans, mère de deux jeunes enfants, qui travaille dans la robotique en éducation.

Le père de Madina, Kanat Tassibekov, a grandi en russe, étudié en russe, et dit même penser et rêver encore en russe. Ce n’est qu’à l’âge de 50 ans qu’il a commencé à apprendre le kazakh.

Madina Tassibekova, en compagnie de son père, l’écrivain Kanat Tassibekov, à Almaty.

Madina Tassibekova, en compagnie de son père, l’écrivain Kanat Tassibekov, à Almaty.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

L’écrivain de 65 ans est connu aujourd’hui pour avoir écrit une méthode originale d’apprentissage du kazakh, qui transmet à la fois la culture traditionnelle et la langue, ses dictons et expressions. Le livre vient d’être traduit en anglais, Kazakh language in context : unveiling the essence of Kazakhs.

Il a fondé aussi des clubs de discussion en kazakh, les clubs Mamile (compromis en kazakh), qui attirent plus de monde depuis deux ans, en lien avec la guerre, selon Kanat et Madina.

Avant la guerre en Ukraine, il n'y avait pas d'urgence d'apprendre la langue kazakhe. On pouvait remettre ça à plus tard. Maintenant, la question linguistique est urgente. Les Kazakhs doivent parler kazakh, affirmer leur identité nationale.

Une citation de Madina Tassibekova

Madina trouve important de parler russe, mais c’est notre deuxième langue, pas notre première langue. Nous ne sommes pas Russes. Elle ajoute : Comme les Québécois qui parlent anglais, ils ne sont pas Américains, ils sont Québécois. Nous devons faire comme au Québec.

En novembre 2023, le président Kassym-Jomart Tokaïev a surpris son homologue russe, Vladimir Poutine, en visite à Astana. Il s’est adressé à lui en kazakh, avant de passer au russe. Un geste hautement symbolique.

Des vidéos en kazakh sur YouTube

La langue kazakhe progresse en ligne, par exemple sur la chaîne Jump2mars, fréquentée par 400 000 abonnés, une petite entreprise de 13 employés.

On réalise des vidéos verticales éducatives à l’intention des jeunes, explique Nuraman Karabalin, 25 ans. Plus de 60 % de nos abonnés se trouvent en Russie. Les autres sont en Asie centrale et comprennent le russe.

Image tirée de la chaîne Jump2mars, du youtubeur Nariman Karabalin (au centre en T-shirt noir).

Image tirée de la chaîne Jump2mars, du youtubeur Nariman Karabalin (au centre en T-shirt noir).

Photo : Radio-Canada / Jump2mars

Mais pas tous, reconnaît-il, et il s’efforce avec son équipe de réaliser davantage de vidéos en kazakh, surtout qu’il remarque une tendance patriotique, un intérêt croissant depuis quelques années, pour la langue kazakhe.

J’en fais un objectif personnel, de mettre en ligne sept vidéos en kazakh par mois, pour rejoindre la nouvelle génération au Kazakhstan, en particulier les jeunes dans les villages, qui ne parlent pas du tout russe.

Une citation de Nariman Karabalin, youtubeur

Il remarque des tensions avec l’arrivée au Kazakhstan de Russes qui ont fui la Russie, dans la foulée de la guerre en Ukraine. Récemment, il a été témoin d’une altercation dans une chaîne de restauration rapide, lorsque la serveuse a demandé à un client russe qu’il lui parle en kazakh.

Le russe est là pour longtemps

Maintenant, la langue kazakhe se positionne comme une langue qui peut unir les autres groupes ethniques au Kazakhstan, estime Aziz Burkhanov, spécialiste de l’identité nationale et professeur à l’Université Nazarbaïev, à Astana. Après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, on voit ce changement qui est beaucoup plus rapide.

Aziz Burkhanov, dans son bureau décoré d’un drapeau de l’Olympique de Marseille.

Aziz Burkhanov, dans son bureau décoré d’un drapeau de l’Olympique de Marseille. Il a étudié en France et aux États-Unis.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Selon lui, le gouvernement est très prudent et s’efforce de maintenir de bonnes relations avec tous ses voisins, dont les géants russe et chinois. Ainsi, il ne présente pas le changement d’alphabet comme motivé par des raisons politiques, mais plutôt linguistiques et économiques.

La langue russe n'est pas en danger au Kazakhstan, elle restera une langue importante pour des années, assure Aziz Burkhanov. Mais il y a des politiciens en Russie qui utilisent ce discours populiste, un discours plutôt alarmiste, qui contribue à cette perception que le Kazakhstan va se distancier complètement de la Russie.

Quant au changement d’alphabet, il ne pense pas que ce sera difficile de s’adapter. Beaucoup de gens utilisent déjà l’alphabet latin pour envoyer des textos, même des textos en russe.

Le Kazakhstan suit les traces de plusieurs pays avant lui. La Turquie est passée à travers le processus en 1928 sous Mustafa Kemal Atatürk, lorsqu’elle a abandonné l’alphabet arabe. La Moldavie, soutenue par la Roumanie, est revenue à son alphabet latin en 1990, après une éclipse de 50 ans.

Plusieurs ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale ont déjà fait le grand saut depuis l’indépendance, avec plus ou moins de rapidité et de succès (Ouzbékistan, Azerbaïdjan, Turkménistan).

Mais au Kazakhstan, la mise en œuvre est chaotique, incohérente, déplore Meiramgul Kussainova, professeure de langue kazakhe et turcique et d’histoire du Kazakhstan à l’Université Nazarbaïev.

Meiramgul Kussainova, professeure de langue kazakhe et turcique et d’histoire du Kazakhstan, à l’Université Nazarbaïev.

Meiramgul Kussainova, professeure de langue kazakhe et turcique et d’histoire du Kazakhstan, à l’Université Nazarbaïev.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Elle raconte qu’il y a eu environ 100 propositions de projets d’alphabet. Une première version a été approuvée par l’ancien président Nazarbaïev. Mais elle a soulevé tout un tollé, parce que c’était une écriture trop compliquée. Deux ans plus tard, une autre version a été approuvée, puis écartée à son tour.

Les linguistes s’arrachent les cheveux pour retranscrire au mieux, dans toutes ses nuances, la prononciation des sons de la langue kazakhe.

Entre-temps, les caractères latins apparaissent ici et là, par petites touches. Mais certaines entreprises sont revenues au cyrillique, de crainte de perdre des clients, observe le youtubeur Nuraman Karabalin.

La marque de vêtements très populaire chez les étudiants Qazaq Republic persévère en n’utilisant que l’alphabet latin pour ses messages à saveur nationaliste. Les professeures Hélène Thibault et Saule Dochshanova, qui partagent un café entre deux cours, s’en amusent.

Et j’ai appris une nouvelle expression, annonce Hélène à son amie d’origine russe et kazakhe, prof de français. Bäri jaqsı boladı. Ça veut dire : tout ira bien, en kazakh.

Les professeures Hélène Thibault et Saule Dochshanov.

Les professeures Hélène Thibault et Saule Dochshanov.

Photo : Radio-Canada / Myriam Fimbry

Le Kazakhstan

  • Population : 20 millions d’habitants

  • Territoire : grand comme toute l’Europe de l’Ouest

  • Régime : autoritaire.

  • Voisins : Russie (nord), Chine (est), Ouzbékistan, Turkménistan et Kirghizistan (sud)

  • Ressources : uranium, pétrole, gaz, uranium, fer, cuivre…

  • Partenaires commerciaux : Chine, Russie, Union européenne

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