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Dans le chaos de l’aliénation parentale : Anatomie d’une controverse

DEUX de TROIS - Des femmes victimes d’ex-conjoints violents affirment avoir perdu la garde de leur enfant après avoir été accusées d’aliénation par des intervenantes de la DPJ. Les accusations sont graves, mais sont-elles fondées? La réponse n’est pas simple. Deuxième volet de notre exercice de slow journalisme sur l’aliénation parentale.

 Un adolescent marche seul, main dans les poches, sur le bord d'un étang.

Les enfants sont au cœur des enjeux d'aliénation parentale.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

 Un adolescent marche seul, main dans les poches, sur le bord d'un étang.

Les enfants sont au cœur des enjeux d'aliénation parentale.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

L’étage de l’édifice de Québec où se situe le bureau de la directrice nationale de la DPJ, Catherine Lemay, est vide. Les stigmates de la COVID ont laissé les bureaux déserts et poussiéreux. Beaucoup de fonctionnaires sont demeurés en télétravail.

Si j’ai fait le voyage depuis Montréal pour venir rencontrer la DG de la DPJ, c’est que son organisme est pointé du doigt par ceux qui militent pour en finir avec les accusations d'aliénation parentale.

Les groupes féministes qui se sont exprimés le 7 février pour demander au gouvernement leur abolition prétendent, entre autres, que trop souvent, des intervenantes de la DPJ accusent des mères victimes de violence de vouloir saboter la relation de l’enfant avec le père, de le démoniser sans raison valable.

Le département de protection des hommes violents?

C’est justement ce que dénonçait, fin janvier, un dossier de QUB radio et du Journal de Montréal, qui a fait grand bruit.

Selon les médias de Québecor, de nombreuses femmes victimes de violence s’étaient vu, comme Hélène, enlever la garde de leurs enfants après avoir osé dénoncer à la DPJ la violence du père ou encore émis des inquiétudes quant aux risques qu’ils couraient. L’animatrice de QUB Yasmine Abdelfadel avait même pour l’occasion rebaptisé la DPJ département de protection des hommes violents.

À son micro, le ministre responsable des Services sociaux Lionel Carmant y avait même ajouté son grain de sel et promis d’agir. Soyons clair, je sais ce que c’est que l’aliénation parentale et je suis contre ce concept-là, disait-il, sans aller jusqu'à quantifier l'ampleur du problème, puisqu’il n’avait pas alors les chiffres en main.

Dans le chaos de l’aliénation parentale est une série de trois reportages publiés les samedis 6, 13 et 20 avril sur Radio-Canada.ca. Samedi prochain : Victimes contre victimes. Lisez notre premier reportage : « Papa dit que t’es une cr**** de folle »

Parmi les réactions au dossier de Québecor, on trouvait aussi, publiée dans le Journal de Montréal, cette lettre trempée au vitriol de l’ex-ministre Monique Jérôme-Forget qui donnait le ton.

[Cette] situation dramatique et franchement inexplicable que vivent des centaines de mères demeure encore aujourd’hui la honte du Québec. Oui, je dis bien la honte du Québec. À titre de rappel, un signalement à la DPJ pour violence conjugale se termine souvent – et malheureusement de façon inexplicable – en retirant la garde des enfants à la mère pour plutôt l’accorder au père violent.

Toujours au micro de Yasmine Abdelfadel, le chef du PQ Paul Saint-Pierre Plamondon racontait avoir reçu, à son bureau de comté, de nombreux témoignages de femmes se disant victimes de violence et alléguant être faussement accusées d’être aliénantes par des intervenantes de la DPJ.

Il faut que quelqu’un prenne ça au sérieux, disait le chef du PQ.

Pour Hélène*, toutes ces dénonciations de la DPJ constituent un baume. Elle se sent moins seule. Son drame est désormais décrié par le ministre responsable de la DPJ, par l'ex-présidente du Conseil du Trésor et par le chef du PQ.

J’ai rencontré Hélène fin février. Elle a la trentaine. Elle est toute menue, cernée, angoissée.

Il y a une dizaine d’années, Hélène rencontrait Max*. Je le trouvais charismatique, mature et sensible, se souvient-elle. Mais, après la naissance de leur deuxième enfant, les choses se gâtent. Max devient colérique, impatient, infidèle, agressif. Il me disait que j’étais grosse, que je n’étais plus désirable. Il me mentait compulsivement. Il a fini par me quitter pour une autre femme, raconte Hélène.

Max et Hélène, désormais séparés, entament une garde alternée.

Un jour, le plus vieux des garçons, qui a alors six ans, revient de chez son père et affirme que papa lui a donné un coup de poing dans le dos. Pétrifiée, Hélène se rend à l’hôpital.

La DPJ envoie la famille en médiation, puis en thérapie familiale. Elle envoie aussi la mère consulter pour mieux gérer son anxiété. Le problème, c’est que l’enfant, semble-t-il, ne dit pas la même chose à l’intervenante qu’à la maman sur ce qu’il vit chez son père, où il aurait reçu d’autres coups par la suite, selon la mère.

Elle me montre des photos d’un bleu sur le bras de l’aîné. Les mêmes photos que celles qu’elle a montrées à l’intervenante de la DPJ qui suit son dossier.

Or, l’intervenante de la DPJ aurait vu dans cette documentation un comportement aliénant. Elle explique à Hélène que probablement, sans le vouloir, à cause de son anxiété, elle met dans la tête des enfants que leur papa est méchant. Résultat des courses : les enfants ont peur de leur papa et les intervenants pensent que, dans l’intérêt des enfants, il faut les déprogrammer de cette peur induite par la mère et reconstruire le lien avec le père.

La garde des enfants d’Hélène est donc accordée au père par un juge de la chambre de la jeunesse et, depuis, elle peut les voir sous supervision quelques heures par semaine. C’est un cauchemar!, chuchote-t-elle.

Selon maître Valérie Assouline, avocate en droit de la famille, des cas comme celui d’Hélène ne sont pas rares.

J'ai beaucoup de dossiers, la majorité, je dirais, où il y a de la violence vis-à-vis des enfants, il y a de la violence contre la mère. Et là, quand les enfants ne veulent plus aller chez le père, on va alléguer que la mère a un comportement aliénant. Or, dans les cas de violence conjugale où les enfants ont vécu dans un climat toxique, c’est peut-être normal qu’un enfant ne veuille pas aller chez papa.

Le bureau de maître Assouline est rempli de peluches aux bouilles plus sympathiques les unes que les autres. Le décor, digne d’un magasin de poupée, accentue la tristesse éprouvée lorsqu’elle évoque les dossiers de ces enfants qui grandissent à l’ombre de la violence conjugale.

Je vous donne un exemple. Le père sort de prison. Il a un long dossier criminel. Mais il veut la garde partagée. La mère a des appréhensions. C’est normal. Elle est réticente. Elle en parle à l’intervenante de la DPJ, et là, hop! on va lui dire : "Madame, vous êtes aliénante", et on lui retire la garde et on la donne au père. Et là, on se dit : c’est pas possible! Mais oui. On arrive trop souvent à des accusations simplistes d’aliénation parentale qui ne tiennent pas compte du contexte de violence conjugale.

Un jeune garçon, prostré contre une clôture.

Un jeune garçon, prostré contre une clôture.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Le professeur Simon Lapierre de l’École de service social de l’Université d’Ottawa a longuement étudié des cas comme celui d’Hélène; des cas d’accusations d’aliénation parentale erronées lorsqu’il y a de la violence à l’endroit des femmes et des enfants.

L’expert ne croit pas qu’il faille interdire le recours aux allégations d’aliénation parentale devant le tribunal, comme le demandent les groupes féministes, mais il pointe du doigt les limites actuelles du système : Le problème n’est pas législatif. À mon avis, le problème se situe dans l’évaluation par les intervenants ou les experts psycho-sociaux qui ont encore de la difficulté à bien identifier les cas de violence conjugale. Simon Lapierre estime, entre autres, qu’il faut mieux former les intervenantes.

L’expertise serait donc la clé pour démêler ces dossiers souvent plein de zones grises, résume la médiatrice familiale Cynthia Girard qui travaille dans le domaine depuis plus de 30 ans. On voudrait des réponses toutes faites. Du noir ou du blanc. Mais c’est rarement ça qui se passe dans les cas de grave conflit de séparation avec aliénation parentale. Par exemple, il n’est pas rare de se retrouver avec les deux parents qui adoptent des comportements aliénants. Il y a beaucoup de variations sur le même thème. Cela nécessite donc des analyses poussées et cela ne se produit pas assez.

Ça ne se passe pas comme ça

La DPJ n’a d’abord pas répondu aux allégations des groupes féministes ni aux reportages de Québecor, mais elle a accepté de s’entretenir avec nous du sujet.

Avant d’entamer l'entrevue avec Catherine Lemay, la grande patronne de la DPJ, je plaide, par réflexe, qu'elle me dise les vraies affaires. Catherine Lemay sourit : La langue de bois, c’est pas tellement mon genre.

Il n’y a pas d’intervenant qui va présenter au juge un dossier en disant : voici un parent qui fait de l'aliénation parentale, retirez la garde au parent. Ça ne se passe pas comme ça.

Avec calme, Catherine Lemay m’explique que toutes ces histoires de mères accusées d’être aliénantes par des intervenantes de la DPJ la laissent pas mal dubitative.

Récemment, elle a demandé des chiffres à une des sections régionales de la DPJ. Sur une centaine de dossiers d’enfants exposés à de la violence conjugale, un seul enfant a été confié au père réputé violent. On ne trouvait plus la mère qui avait disparu et le père avait entamé une thérapie pour régler son problème de violence. Dans onze autres cas, où les enfants ont été confiés au père, c’est parce que le nouveau conjoint de la mère était auteur de violence.

La directrice souligne que, ultimement, ce sont des juges et non les intervenants de la DPJ qui prennent des décisions quant aux changements de garde d’enfants et que les intervenants de la DPJ agissent à l’intérieur d’un cadre législatif strict. Ils doivent prouver, pour retirer la garde à un parent, que la sécurité ou le développement d’un enfant peut être compromis. Abandon, négligence, abus physiques ou sexuels, entre autres.

Mais depuis un an, soit en avril 2023, la loi a été modifiée pour faire en sorte que l’exposition à la violence conjugale fasse désormais aussi partie des motifs de compromission. On ne veut pas que les enfants grandissent sous le joug d’un parent violent, m’a écrit le ministre Lionel Carmant en expliquant le motif derrière ce changement législatif.

À ce jour, 1700 signalements ont été retenus par la DPJ pour cause d’exposition à la violence conjugale, nous dit la directrice nationale.

Fin février, le ministre Carmant nous fournissait des chiffres qui viennent tempérer sa sortie sur QUB radio du mois de janvier : Le changement de loi que nous avons effectué semble avoir amélioré la situation. En fait, lors des vérifications effectuées dans les dernières semaines, aucun jugement n’a été retrouvé pour lequel l’enfant avait été retiré pour aliénation dans un contexte de violence conjugale après l’entrée en vigueur des modifications apportées à la loi.

Aucun jugement depuis l’an dernier.

Le père indigne

Avant d’en être la dirigeante, Catherine Lemay a cumulé 37 ans d’expérience dans le réseau de la DPJ.

Elle sait que le concept d’aliénation parentale est contesté. Elle explique qu’au début de sa carrière, on croyait encore aux thèses du sulfureux père de l’aliénation parentale, Richard Gardner, psychiatre américain né en 1931, à qui on attribue la paternité du concept.

Une grande part de la controverse au sujet de l’aliénation parentale part de là. Certains des écrits de Gardner font dresser les cheveux tant ils sont misogynes. Le docteur développait, au début des années 1990, une théorie voulant que les enfants qui accusent leur père d'inceste ou de maltraitance sont en réalité atteints de ce qu’il qualifiait de « syndrome d'aliénation parentale » et ont été manipulés par leur mère.

Plus personne n’utilise ces théories de Gardner. C’est réfuté depuis longtemps, assure Catherine Lemay, comme tous les cliniciens et les chercheurs que nous avons consultés. Seule l’expression est demeurée. Et a évolué. On ne parle plus de syndrome, mais d’aliénation parentale tout court.

Ceci étant dit, il y a des parents qui dénigrent l’autre parent, mais cela ne constitue pas un motif pour retirer l’enfant au parent dénigrant. Ce que nous examinons, c’est la réaction de l’enfant. Les enfants parfois ne peuvent plus supporter la situation et cela se manifeste par des comportements problématiques et peut laisser des séquelles.

C’est d’ailleurs pour cela que le motif invoqué dans ces cas est celui de mauvais traitements psychologiques devant le tribunal de la jeunesse, puisqu’on considère que l’aliénation parentale s’inscrit dans ce type de mauvais traitement

Selon le bilan annuel de la DPJ en 2023, 18,7 % des signalements retenus correspondent à la catégorie mauvais traitements psychologiques.

Il manque 2000 personnes à la DPJ

Un pâle soleil de fin d’après-midi baigne la salle d’attente de la gare du Palais à Québec, quasi déserte. J’y suis revenue directement après mon entrevue avec Catherine Lemay. Il faisait trop froid pour flâner dans les rues du Vieux-Québec.

Et j’en ai profité pour prendre des notes, car deux choses dans cette entrevue m’ont frappée.

Catherine Lemay a évoqué l’impact psychologique sur les intervenantes du discours véhiculé dans les médias voulant que la DPJ se situe du côté obscur de la force. Choisir de travailler en protection de la jeunesse en 2024, c’est un engagement. Faut que tu aies ça tatoué sur le cœur. Les intervenantes veulent faire une différence dans la vie des parents et des enfants et c’est sûr que des affaires comme ça, ça les écorche, ils ne comprennent pas qu’on les descende en flammes.

Elle affirme aussi que les intervenantes sont formées et encadrées pour reconnaître les cas où il y a exposition à la violence conjugale. Bref, que les outils sont mis en place pour qu’elles prennent les bonnes décisions.

Le problème, c’est que la DPJ est en déficit d’employés. Il manque, dans tous secteurs confondus, facilement autour de 2000 personnes, affirme la DG.

2000 personnes.

Alors que le train s’ébranle vers Montréal, je réécoute mon entrevue avec Hélène.

La mère en est rendue à cinq procédures au tribunal de la jeunesse. Elle n’est pas millionnaire et paie donc son avocat avec sa carte de crédit. Elle a accumulé des dizaines de milliers de dollars de dettes depuis le jugement.

À ma grande surprise, Hélène n’est pas du tout en faveur de la mesure préconisée par la coalition de féministes d’interdire les accusations d’aliénation parentale. Je suis moi-même une victime de l’aliénation parentale, me confie-t-elle. Je n’ai pas eu de père.

Pour cette même raison, Hélène insiste : Je veux que le père demeure dans la vie de ses enfants, mais je suis inquiète pour leur sécurité quand ils sont chez lui et je ne mérite pas une telle sanction.

Ce qui enrage, par ailleurs, Hélène ces jours-ci, ce sont les délais judiciaires. Ma prochaine date d'audience a été remise aux calendes grecques, ça n’a aucun sens, c’est vraiment une injustice incroyable, les délais.

Manque de ressources à la DPJ, délais judiciaires qui explosent, des conflits entre parents de plus en plus complexes, plusieurs facteurs concourent à créer un engorgement dans les couloirs des tribunaux qui gèrent les enjeux qui concernent les enfants.

Et si la controverse sur l’aliénation était, en fait, un arbre cachant une forêt? me dis-je en regardant le ciel s’assombrir sur le paysage défilant à toute vitesse dans le train qui venait de quitter Québec.

*Nous avons accordé l'anonymat aux parents à qui nous avons parlé afin de protéger les enfants dont il est question dans ce reportage.

Avec la collaboration de Bernard Leduc

Samedi prochain, lisez la suite de notre long reportage : Dans le chaos de l’aliénation parentale : Victimes contre victimes.

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