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Ha-Shilth-Sa, une leçon de résilience du plus vieux journal autochtone du Canada

Malgré la crise qui force de nombreux médias du pays à fermer leurs portes les uns après les autres, les artisans du journal Ha-Shilth-Sa poursuivent leur mission d’informer les populations autochtones de l’île de Vancouver depuis 50 ans, une longévité qui fait la fierté des Premières Nations de la région.

Une personne assise tient un journal ouvert dans les mains.

Eric Plummer est directeur et rédacteur en chef du journal « Ha-Shilth-Sa ».

Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Une personne assise tient un journal ouvert dans les mains.

Eric Plummer est directeur et rédacteur en chef du journal « Ha-Shilth-Sa ».

Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

PORT ALBERNI, Colombie-Britannique – Le 23 mars, dans les eaux de Little Espinosa Inlet, une lagune peu profonde menant à la Première Nation Ehattesaht, sur l’île de Vancouver, une mère orque et son bébé ont été retrouvés piégés par les eaux. La rédaction du journal Ha-Shilth-Sa est aussitôt informée de la situation et, sans hésiter, dépêche sur place une équipe de reporters.

La maman n’a pas survécu, mais nous avions pris des photos du corps inerte du cétacé, raconte en entrevue Eric Plummer, directeur et rédacteur en chef du journal autochtone. On s’est demandé s’il fallait publier les clichés car, vous savez, pour les Premières Nations de la région, les orques sont considérées comme des êtres vivants sacrés.

Des discussions au sein de la rédaction qui regroupent des journalistes autochtones et allochtones ont été menées dans le but de ne pas heurter la sensibilité de la population locale. Est-il nécessaire de montrer un animal mort, même de façon accidentelle?

Ce genre de considérations revient chez nous régulièrement, ce qui anime les discussions en interne, mais [cela nous pousse] aussi à demander l’avis des habitants de la région, souligne-t-il.

Une baleine nage dans des eaux.

Le chef de la Première nation Ehattesaht, Simon John, a déclaré aux médias que son peuple a tout fait pour tenter de sauver la mère orque. La communauté consacre maintenant tous ses efforts sur le bien-être du baleineau survivant.

Photo : Pêches et Océans Canada

Le tragique épisode impliquant la famille d'épaulards a en effet bouleversé les communautés autochtones de l’île de Vancouver, notamment la Première Nation Ehattesaht. Très impliquée dans la mission de sauvetage, elle a pleuré la disparition de la mère. Les membres de la communauté ont depuis nommé le baleineau survivant kʷiisaḥiʔis, qui signifie Courageux petit chasseur.

Cet esprit de consultation décrit par Eric Plummer est l’âme de Ha-Shilth-Sa, média qui annonce fièrement à chaque une sa devise du plus vieux journal des Premières Nations du Canada. Lancé le 24 janvier 1974 par le Conseil de bande Nuu-chah-nult, le journal publié deux fois par mois est né au cœur de l’« Indian Movement », une époque de grande émulsion culturelle portée par un réveil politique des premiers peuples d'Amérique du Nord.

Dans un numéro anniversaire imprimé le 11 janvier dernier, un article revient d’ailleurs sur les premières heures du journal, soulevant l’ambition des fondateurs – comme le fameux chef tribal George Watts – d’imaginer un média dont le mandat serait de rassembler et d’unir les Autochtones originaires des zones côtières de l’île de Vancouver.

On peut y lire que, dans les années 1970, certaines Premières Nations n'avaient pas accès au téléphone ni à l’électricité. Les communautés situées sur la côte ouest de l’île de Vancouver étaient alors encore plus éloignées qu'elles ne le sont aujourd'hui.

Un territoire grand comme la Belgique

Un demi-siècle plus tard, le bimensuel perpétue sa mission de tenir informées les communautés autochtones souvent isolées, précise dans ses locaux Eric Plummer, à la barre du journal depuis maintenant sept ans. La version papier est envoyée aux membres des 14 communautés de la nation Nuu-chah-nulth-aht.

Il a eu beaucoup de changements depuis le lancement du premier numéro, néanmoins, il est toujours là pour donner une voix aux communautés autochtones en leur offrant une alternative aux médias traditionnels, explique-t-il.

La couverture d'un journal.

Le journal Ha-Shilth-Sa est distribué aux membres de la nation Nuu-chah-nulth-aht, gouvernement autochtone qui représente 14 Premières Nations de l'île de Vancouver.

Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Et le territoire à couvrir est toujours aussi immense, l’équivalent de la superficie d’un pays grand comme la Belgique. Les reporters du Ha-Shilth-Sa, qui signifie en langue nuu-chah-nulth nouvelles intéressantes, sont appelés à se déplacer partout sur l’île.

Nous couvrons l’actualité de la région, mais nous nous attardons également à des sujets spécifiques qui touchent particulièrement les populations qui occupent le territoire depuis des millénaires.

Notre travail est similaire à celui de n’importe quel média. On essaye de trouver des histoires pertinentes dont l’information est d’intérêt public. La publication possède aussi un site Internet mis à jour régulièrement.

Une citation de Eric Plummer, rédacteur en chef et directeur du Ha-Shilth-Sa
Un doigt d'une main pointe un lieu sur une carte.

Le rédacteur en chef, Eric Plummer, indique sur une carte de l'île de Vancouver l'emplacement d'une communauté autochtone.

Photo : Radio-Canada / Jérôme Gill-Couture

Parmi les multiples réalités (et défis) auxquelles sont confrontées les communautés autochtones, le rédacteur en chef énumère la crise des opioïdes, la protection des ressources halieutiques – puisque de nombreuses Premières Nations côtières dépendent de la pêche – et la préservation des forêts ancestrales.

Les Premières Nations ont leur mot à dire sur ces sujets qui les concernent en premier lieu. Même si la situation a évolué, beaucoup d’entre elles continuent de lutter pour le respect de leurs droits sur leurs territoires traditionnels.

Une photographie d'archives tirée d'un journal.

Une photographie tirée des archives du journal montre un filet de pêche de la communauté Tseshahts rempli de saumons rouges, dans les années 1970.

Photo : Ha-Shilth-Sa

Les dossiers chauds, mais aussi la couverture de la vie culturelle et patrimoniale, demeurent au menu pour le bimensuel. Ha-Shilth-Sa peut ainsi compter sur une équipe mixte d’Autochtones et d’allochtones composée de deux journalistes pigistes et de cinq employés permanents, dont Denise Titian, reporter depuis plus de 28 ans pour le journal.

Je suis entrée au journal en 1996 avec dans mes bagages les connaissances et les contacts des communautés. Les manières de travailler étaient déjà bien différentes de celles d’aujourd’hui. Le métier s’est allégé avec les technologies, mais on passe davantage de temps au téléphone, relate en riant la journaliste membre de la Première Nation Ahousaht (ʕaaḥuusʔatḥ).

Une personne assise devant son ordinateur de travail.

Avant de devenir journaliste, Denise Titian était enseignante dans une école de sa communauté.

Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

En tant qu’Autochtone, Denise Titian voit dans son métier de journaliste une double responsabilité. Elle œuvre chaque jour de la semaine afin de tenir au courant les lecteurs de ce qui se passe aussi bien sur l’île qu’ailleurs dans la province. Un mandat qui s’est avéré précieux pendant la pandémie de COVID-19, où l’information auprès des communautés autochtones devait circuler à vitesse grand V, note-t-elle.

Je crois qu’il est également important de rapporter l’actualité à travers le regard des Premières Nations, qu’elles ne se sentent pas exclues, mais au contraire participatives de la société dans lesquelles elles évoluent, s'exclame-t-elle.

Il n'y a pas beaucoup de récits écrits sur les peuples autochtones de la côte. Nous avions une histoire orale. Et donc tout ce qui est écrit l'est généralement d'un point de vue non autochtone. Ainsi, lorsque nous abordons une histoire, nous y apportons le point de vue des Premières Nations.

Une citation de Denise Titian, journaliste pour le Ha-Shilth-Sa

À ce titre, la journaliste se passionne ces dernières années pour les reportages historiques, ceux qui mettent en lumière des aspects méconnus ou bien passés sous le radar. Elle rappelle d’ailleurs que les bureaux du journal sont plantés sur le terrain d’un ancien pensionnat pour Autochtones, dans la communauté Tseshaht (c̓išaaʔatḥ), à l’ouest de Port Alberni.

Le pensionnat pour Autochtones de Port Alberni a fermé définitivement ses portes en 1973, et de nombreux anciens élèves de cette institution ont témoigné des abus physiques et sexuels qui y ont eu lieu, se désole-t-elle.

Elle pointe du doigt l’un des derniers édifices encore debout, ajoutant que la communauté tente en ce moment d’identifier les tombes suspectes sous le terrain de l'ancienne école à l'aide d'un géoradar. Les recherches préliminaires et la consultation de documents d'archives ont révélé que 67 enfants sont morts au pensionnat.

Mon beau-frère a été violé durant son enfance dans le sous-sol de ce bâtiment et le voir tous les jours me crève le cœur, souffle la journaliste, qui précise que la communauté a décidé de détruire une fois pour toutes les vestiges restants d’ici quelques semaines.

Un bâtiment abandonné.

En 1995, un ancien surveillant au pensionnat pour Autochtones de Port Alberni de 1948 à 1968 a été reconnu coupable de 18 chefs d'accusation d'attentat à la pudeur à l'encontre d'élèves autochtones et condamné à 11 ans de prison.

Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Pour Denise Titian, le journalisme, c’est aussi révéler les injustices en allant creuser dans les plaies de l’histoire. Oui, ça fait mal, mais c’est une question de vérité et de démocratie, lâche-t-elle.

Si les journaux et les sites d’information n’existaient pas, les gens ne sauraient rien des drames que les populations ont vécus ici et à l’échelle du pays.

Une citation de Denise Titian, journaliste pour le Ha-Shilth-Sa

En outre, elle partage ses inquiétudes sur la crise des médias qui touche de plein fouet la presse écrite. On ne compte plus les annonces faisant état de réductions de personnel, de faillites et de fermetures au sein du secteur de l’information, affirme la reporter, qui prend en exemple la fermeture de l’Eagle Feather News, le principal journal autochtone de la Saskatchewan.

Des portraits accrochés à un mur.

Un des murs du journal affiche les portraits des rédacteurs en chef qui se sont succédés depuis le lancement du premier numéro.

Photo : Radio-Canada / Jérôme Gill-Couture

Toutefois, Ha-Shilth-Sa fonctionne sur un autre modèle qui lui permet de survivre au déclin des médias, assure le directeur et rédacteur en chef Eric Plummer. Afin de bien mener ses objectifs d’information, le journal peut compter sur le soutien du Conseil de bande Nuu-chah-nult.

Notre modèle économique est différent de celui de la plupart des autres journaux, puisque les recettes représentent une proportion plus faible de notre financement. D'après mes calculs, il s'agit d'environ un sixième de notre financement. La majeure partie du financement provient des Premières Nations.

Le bimensuel ne dépend pas entièrement de la publicité, même si elle demeure importante dans la diversification de nos revenus, plaide-t-il.

La raison pour laquelle nous avons pu persister et continuer à fonctionner aujourd'hui avec un bon niveau de ressources, c'est que nous sommes soutenus par les communautés autochtones qui nous laissent une entière liberté éditoriale sur les sujets que nous couvrons.

Quelle que soit l'issue, le journal n'a visiblement pas encore dit son dernier mot.

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