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Des télés connectées déconnectées de la culture d’ici

85 % des jeunes Canadiens francophones de 18 à 34 ans ont accès à une télé connectée, et ce nombre croît de façon importante chaque année. Contrairement à la télé traditionnelle, les fabricants n’ont pas d'obligation réglementaire à mettre en avant nos chaînes locales et nationales. Alors, loin des yeux, loin du cœur? C’est la crainte des artisans de la télé, qui appellent le CRTC à l’action.

Une jeune fille dans une vieille télé.

Extrait d'une publicité (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada

Une jeune fille dans une vieille télé.

Extrait d'une publicité (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada

Dans un appartement du quartier Hochelaga-Maisonneuve, Alexandre Ostiguy, 24 ans, déballe sa nouvelle télé connectée. L’étudiant à la maîtrise en sciences politiques constate qu’à part l’application Crave, il n’y a aucune offre de télé francophone canadienne dans sa nouvelle télévision.

Comme une proportion grandissante de foyers (plus de 40 %), Alexandre ne compte pas s’abonner à un service de diffusion par abonnement comme le câble qui lui donnerait accès à la télé en direct.

Il choisit ses contenus parmi les applications déjà disponibles dans sa nouvelle télé. On y trouve, bien en évidence, les classiques géants des plateformes en ligne : Netflix, Amazon et Disney+, mais aussi quelques offres internationales de joueurs qui peuvent se payer une grande visibilité dans le menu et, parfois même, un bouton préprogrammé sur les télécommandes.

Même s’il est attaché à sa culture, Alexandre est très lucide : cela signifie certainement qu’il consommera moins de télé d’ici.

Il y a encore l'appel des séries québécoises qui marchent bien, que je peux voir sur mon ordinateur, mais c'est certain que le contenu général, le volume, diminue certainement du fait que quand j’ouvre ma télévision, il n'y a pas la télé en direct. Exit, donc, les chaînes généralistes comme Radio-Canada, Télé-Québec, TVA et Noovo.

C’est encore plus vrai dans le cas d’Alexandre puisque, vérification faite, l’appareil empêche l’installation d’autres applications que celles proposées par le fabricant.

Marie Collin, PDG de Télé-Québec, s’inquiète de cette tendance, qui croît au fur à mesure que les télés connectées remplacent les appareils traditionnels dans les foyers.

Il n'y a aucune réglementation qui oblige, par exemple, les LG ou Samsung (ou toute autre marque de télé), quand ils vous vendent votre télé, que de facto vous ayez les applications des chaînes nationales, déplore-t-elle. Il faudrait qu'on soit capables de retrouver nos chaînes nationales. C'est une question de protection de notre culture et de notre économie.

Marie Collin, dans un salon, dos à un écran géant de télévision.

Marie Collin, PDG de Télé-Québec.

Photo : Radio-Canada

On devrait beaucoup s'inquiéter de ce que les jeunes ne consomment pas en ce moment ici. C'est quand on est enfant qu'on bâtit son attachement à la culture. Si les jeunes sont rapidement ailleurs que dans nos contenus d'ici, est-ce qu'ils vont revenir consommer des médias traditionnels ou nationaux une fois adultes? J'ai de grands doutes à cet égard là.


Pour France Beaudoin, productrice et animatrice, l’impact de ce changement ne menace pas que la télé de chez nous.

La télé est une vitrine pour d'autres formes d'art. Pour nos histoires, pour nos paysages aussi, nos actualités, mais aussi pour nos livres et nos musiques, insiste-t-elle.

Elle constate l’impact immédiat de son émission En direct de l’univers sur iTunes. Tout de suite, vous allez voir des chansons francophones qu'on a jouées dans les dix, douze premières positions. Il y a un impact direct.

Une femme qui sourit. Elle porte un chandail noir et un jean.

France Beaudoin sur le plateau de Bonsoir bonsoir!

Photo : La production est encore jeune / Karine Dufour

Depuis toujours, on fonctionne avec une obligation, avec le CRTC entre autres, pour mettre de l'avant des contenus canadiens, mettre de l'avant des contenus francophones et autres. À partir du moment où les fabricants de télés n'ont pas d'obligation, pensez-vous vraiment que ce sont nos pages qui vont apparaître en premier?


Charles Lafortune, producteur et animateur de La voix à TVA, est lui aussi très inquiet de l’effet des télés connectées.

Si on n'existe plus, si, tous les enfants n'écoutent que du YouTube, puis s'il n'y a pas cette connexion-là avec la télé où ils peuvent se voir, ça fait en sorte qu'ils vont consommer de la télé américaine.

Le comédien Charles Lafortune.

Le comédien Charles Lafortune.

Photo : Radio-Canada

J'arrive des fois dans un dépanneur où je vois quelqu'un qui a 18 ans et il ne sait même pas c'est quoi l’émission La voix. Il y a une industrie qui va régresser comme peau de chagrin, puis ça va bien plus vite que la réaction qu'on a au niveau politique.


Bien que les fabricants de télés connectées agissent un peu comme des diffuseurs en décidant quel contenu est présent dans l’appareil et son positionnement, ces géants de l’électronique sont encore dans l’angle mort du CRTC.

Alors que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes planche encore sur l’application de la loi C-11 (qui lui donnera le pouvoir de réglementer les plateformes de diffusion en ligne comme Netflix, Disney+ et Spotify), rien n’est prévu pour les Sony, Samsung, Roku et autres fabricants de télévisions connectées.

Pourtant, dans plusieurs pays, dont la Grande-Bretagne, des lois obligeant les fabricants à mettre les chaînes nationales à l’avant-plan de leurs appareils sont en cours d’adoption.

La ministre du Patrimoine canadien Pascale St-Onge en convient, le Canada est en retard. Je suis d'accord avec vous qu'il y a du temps à rattraper. La première mouture pour moderniser la Loi sur la radiodiffusion, pour donner les pouvoirs au CRTC de réglementer ce qui se passe en ligne sur les plateformes, ça a pris pratiquement deux, trois ans juste pour passer la loi.

La ministre du Patrimoine, Pascale St-Onge.

La ministre du Patrimoine, Pascale St-Onge.

Photo : La Presse canadienne / Adrian Wyld

Pendant longtemps, on s'est fait dire par ces compagnies-là qu'elles étaient capables de s'autoréguler, qu'elles avaient l'intérêt des usagers à cœur, etc., etc. Et on voit, au fil des décisions qui sont prises par ces entreprises-là, que ce n'est pas tout à fait le cas et qu'il y a une nécessité de réglementer le secteur et de légiférer.


La ministre St-Onge laisse au CRTC le soin d’évaluer ce qu’il pourrait faire pour inclure les fabricants de télés connectées dans le cadre réglementaire. Mais s’il n’en tenait qu’à elle, les chaînes canadiennes devraient être mises en évidence sur la première page du menu des télés connectées.

Absolument! Et ça fait partie des choses que le CRTC aussi avait faites [à l’époque de la câblodistribution]. De s'assurer qu’automatiquement les abonnés avaient accès à Radio-Canada, à Télé-Québec. Je pense que le CRTC va devoir se poser ces mêmes questions-là et intervenir d'une façon différente, parce que c'est en ligne, c'est l'Internet, on ne consomme plus la télévision de la même façon, de façon linéaire, avec un horaire précis.

Pour l’auteur du livre Les Barbares numériques Alain Saulnier, c'est la souveraineté culturelle du Québec et du Canada qui est en jeu. Mais il prédit un autre bras de fer si le gouvernement canadien tente de réglementer les télés connectées.

En conversation animée avec notre journaliste.

Alain Saulnier, auteur et ancien directeur général de l'information (Services français) de Radio-Canada.

Photo : Radio-Canada

Il faut ameuter les gens, il faut qu'on comprenne qu'on est en train de changer de société. On est en train de changer les règles de cette société-là, les règles culturelles et les règles démocratiques. Et ça, il faut mettre un frein à tout ça.


Les géants numériques, auxquels s'ajoutent maintenant ces entreprises des télévisions connectées, refusent de reconnaître que le CRTC a un rôle à jouer. La plupart de ces entreprises-là ne veulent aucune forme de réglementation et veulent défier l'État dans tous les domaines.

Donc, au nom de rétablir l'autorité de l'État, on a le devoir, à mon point de vue, d'établir un encadrement, une réglementation [...] parce que sinon, ce sont les géants numériques qui vont décider pour nous.

Nous avons contacté plusieurs marques populaires de télévision pour obtenir leur point de vue. Seule LG nous a répondu qu’elle continue de travailler avec les plateformes canadiennes de diffusion en continu pour inclure et élargir l’offre de contenu canadien.

La télé connectée : un aspirateur à données personnelles

Le nouveau modèle d’affaire des fabricants de télés connectées repose sur la monétisation des données personnelles de leurs acheteurs. Le prix de ces télévisions est d’ailleurs en baisse, puisque le nerf de la guerre, pour leurs fabricants, c'est de conquérir le plus grand nombre de salons possible.

C'est ça qui devient très lucratif pour les fabricants [la revente des données personnelles] [...], explique Émilie Lecours, conseillère à la veille stratégique à Radio-Canada. C'est ça qui [leur] donne des marges de profit les plus élevées.

Émilie Lecours, conseillère à la veille stratégique à Radio-Canada.

Émilie Lecours, conseillère à la veille stratégique à Radio-Canada.

Photo : Radio-Canada

Dans le jargon de notre industrie, on parle beaucoup en termes d'audiences. Par exemple, quelqu'un qui serait devant sa télé connectée et qui écoute du sport pourrait être catégorisé dans l'audience d'enthousiaste envers le sport, poursuit Olivier Laflamme, vice-président médias chez Carat, une importante agence publicitaire.

On pourrait même aller plus loin avec des sous-catégories, fan de hockey ou fan de football. Puis, on décide de dire : bon, pour le prochain lancement du Ford F-150, on va s'assurer d'essayer de maximiser notre portée auprès de ce public-là. Donc, en ayant les données de la télévision, on est capable de précisément cibler cette audience-là de sportifs.

Dans le cadre de l’émission Enquête, nous avons tenté d’en faire la démonstration avec la télévision connectée d’Alexandre Ostiguy, étudiant en sciences politiques.

Jean-Sébastien Beaulieu, spécialiste en nouvelles technologies, a installé un dispositif qui capte la transmission des données entre la télévision et le routeur dans le salon d’Alexandre.

En six heures d’écoute, la télévision a envoyé de l’information à plus de 400 adresses IP distinctes.

Un dispositif permet de capter la transmission des données entre  la télévision et le routeur d’Alexandre.

Un dispositif permet de capter la transmission des données entre la télévision et le routeur d’Alexandre.

Photo : Radio-Canada

Ces adresses appartiennent à une trentaine d’entreprises distinctes basées au Canada, aux États-Unis, en France, en Irlande et en Chine, avons-nous constaté. Près de la moitié des adresses avec lesquelles la télévision d’Alexandre a communiqué sont des traceurs web, qui vont continuer d’accumuler des informations sur ses habitudes d’écoute.

Durant l’expérience qui s’est déroulée pendant quatre jours, la télévision d’Alexandre a transmis 184 mégaoctets de données, l’équivalent d’environ 92 000 pages d’information.

Fait intéressant, même éteinte, la télévision connectée continuait pendant un certain temps à transmettre des données.

Quelques exemples de ce qu’un traceur peut recueillir comme information :

  • Adresse courriel

  • Identifiants de connexion

  • Détails de paiement

  • Préférences de recherche

  • Temps passé sur un site web

  • Localisation précise par l’adresse IP

  • Type d’appareil utilisé

  • Applications que vous avez téléchargées

Le reportage de la journaliste Marie-Maude Denis et du réalisateur Jacques Taschereau sera diffusé jeudi à 21 h sur les ondes d'ICI TÉLÉ à Radio-Canada.

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