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Portrait de Robert Butler.
Enquête

Les 9 vies de Robert Butler

Son agence de sécurité bannie des contrats publics au Québec, le grand patron de Neptune souhaite maintenant ouvrir des foyers de soins de longue durée en Ontario, a appris Enquête.

« Nous nous engageons à créer entre 200 et 300 emplois », affirme Bob, avec aplomb, devant le conseil municipal de Cochrane.

En septembre dernier, une délégation de gens d’affaires présente un projet grandiose pour cette petite ville de 5000 habitants du Nord de l’Ontario. Un imposant immeuble de six étages pourrait rapidement sortir de terre sur le site d’un ancien gîte pour chasseurs, près du lac Lillabelle. Un bâtiment de cette hauteur serait une première dans la municipalité.

On y trouverait des appartements, mais surtout une résidence de soins de longue durée de 180 lits.

Le projet fait rêver Richard Vallée, un Franco-Ontarien natif de Cochrane qui occupe le poste de directeur général de la ville. La présentation de Bob et de ses associés l’a emballé. Pour chaque job qui est créé [dans la résidence], ça peut créer un ou deux emplois dans la municipalité. [...] On ne peut pas demander mieux, lance-t-il, enthousiaste, lorsque Enquête le rencontre, quelques mois plus tard. On a hâte de voir du progrès arriver à Cochrane.

Promesses de médecins spécialistes, d’infirmières, d’une pharmacie, d’un service de radiographie… rien n’est épargné lors de la présentation pour séduire les élus.

Tous les jours, il y aura un médecin spécialiste. Par exemple, le lundi, ce sera le neurologue, poursuit celui qui se présente simplement comme Bob, lors de sa présentation. À l’écouter, tout semble possible. L’embauche de personnel n’est pas un problème pour nous. On fait ça depuis plusieurs années.

Pourtant, Bob n’a jamais géré de foyer de soins de longue durée.

Projet de foyer de soins de longue durée à Cochrane, en Ontario

Plans d’architecte du projet de foyer de soins de longue durée de Robert Butler.

Photo : Noranheim Holdings Corp.

Bob qui?

Mais qui est Bob? Le chef de l’administration de Cochrane dit ne pas le savoir.

Or, Bob n’est nul autre que Robert Butler, le grand patron de l’agence de sécurité Neptune, aujourd’hui en faillite.

Cet homme d’affaires, qui aime travailler dans l’ombre, agit sous plus d'une identité dans l’administration de ses compagnies, révélait l’an dernier l’émission Enquête.

C’est ainsi qu’il gérait Neptune. Cette agence de sécurité privée a récolté des centaines de millions de dollars en contrats publics, notamment dans des postes de police, des palais de justice et un centre de détention pour migrants. La compagnie était aussi active en construction dans des bases militaires.

Avant de faire faillite, Neptune avait entre-temps été bannie des contrats publics au Québec. L’Autorité des marchés publics (AMP) avait révélé, au terme d’une enquête, que la compagnie ne satisfaisait pas aux exigences d’intégrité puisque sa structure lui permettait d’échapper à l’application de la loi. Robert Butler n'apparaissait nulle part parmi les dirigeants déclarés.

Robert Butler et son équipe lors d’un échange virtuel avec le conseil municipal de Cochrane, le 26 septembre 2023.

Robert Butler et son équipe lors d’un échange virtuel avec le conseil municipal de Cochrane, le 26 septembre 2023.

Photo : Radio-Canada / Ville de Cochrane

L’homme d’affaires a un parcours étonnant. Il dit être né en Belgique, être chirurgien cardiaque et avoir décroché un doctorat en biophysique médicale à l’Université Libre de Bruxelles.

Mais c’est au Canada, dans le monde des affaires, qu’il est actif depuis le début des années 2000. Robert Butler a été à la tête de nombreuses compagnies au fil des ans : en immobilier, en financement hypothécaire, dans le transport de marchandises, en sécurité privée, en construction, en ingénierie… Il a aussi tenté d’ouvrir des commerces en Colombie.

Maintenant, il s’intéresse aux résidences de soins de longue durée.

Le consultant Butler

Après la chute de Neptune, Robert Butler a pris les rênes de nouvelles compagnies, a appris Enquête. Des entreprises impliquées dans le projet de Cochrane.

  • Une compagnie d’investissements (Nijmegen Equity Partners Corp.)
  • Une agence de placement de professionnels de la santé (EuroWorld Corporation)
  • Une compagnie dédiée aux foyers de soins de longue durée (Lillabelle Lakeview Corporation)

Or, sur papier, l’homme d’affaires n’est derrière aucune des compagnies.

Elles seraient dirigées par Norhan et Abdelouaid Ahmadoun : la fille et le père de Robert Butler, dont le vrai nom est Badreddine Ahmadoun. S’il dit utiliser le nom de Butler depuis ses 15 ans, c’est pour la sonorité anglophone, pour mieux m’intégrer à la société, éviter et réduire la discrimination et le racisme que nous vivons au quotidien, explique-t-il dans une lettre envoyée à Radio-Canada.

Je suis consultant pour le développement des affaires de ces entreprises et je fournis du support aux membres de ma famille, selon le besoin, écrit M. Butler dans la lettre.

Or, lors de sa présentation devant le conseil municipal de Cochrane, il se présente pourtant comme le gestionnaire et l’administrateur, alors qu’aucun autre membre de sa famille n’était présent.

Cette façon de faire n’est pas sans rappeler ses comportements passés alors qu’il niait être le dirigeant de Neptune, même s’il se présentait ainsi auprès de clients, d’employés… et devant les tribunaux.

Sur papier, c’était son ex-conjointe, Hanane Outair, qui présidait aux destinées de l’entreprise. Une version des faits que l’Autorité des marchés publics (AMP) n’avait pas avalée au moment d'écarter l'entreprise, une décision contestée actuellement devant les tribunaux.

Robert Butler, dans le fond, il dirigeait tout dans la compagnie. Mais il n’apparaissait nulle part au niveau des signatures. Ce n’était pas un administrateur officiel de la compagnie, explique Vincent Boily, président du Syndicat des Métallos, section locale 8922, qui représentait les agents de sécurité de Neptune.

Il n’y avait aucune façon d'associer Robert Butler à Neptune dans les registres. Mais sur le terrain, c'était lui qui était partout.

Un immense ours polaire vous accueille à l'entrée de la ville.

Entrée de la Ville de Cochrane, en Ontario.

Photo : Radio-Canada / Gaétan Pouliot

Poursuivi pour fraudes

Fraude , abus de confiance, fausses déclarations, détournement de fonds : Robert Butler et celles de ses entreprises qui existaient avant le projet de Cochrane font aujourd’hui face à des poursuites et à des réclamations totalisant des dizaines de millions de dollars pour manœuvres frauduleuses.

Echelon Assurance réclame près de 10 millions de dollars à Neptune et à Robert Butler personnellement. L’assureur allègue que l’homme d’affaires et des membres de sa famille ont utilisé un stratagème illégal pour obtenir une caution pour des contrats publics.

Dans cette affaire, Robert Butler soutient cette fois que son ex-conjointe n’avait aucun contrôle sur les activités de Neptune. Deux semaines plus tard, il dira le contraire dans sa lettre envoyée à Enquête.

Revenu Québec réclame par ailleurs plus de 34 millions de dollars à Neptune pour avoir utilisé des compagnies coquilles dans le but d’éviter de payer des déductions à la source et ses taxes. Cette cotisation est contestée par Neptune.

Robert Butler rejette en bloc toutes les accusations visant ses compagnies ou lui-même.

Administrateur sur demande

Comment Robert Butler gère-t-il les entreprises de sa famille examinées par Enquête? En voici un aperçu. En juillet dernier, un avocat, dans le cadre d’un litige, lui demandait pourquoi il avait signé un document en tant qu’administrateur d’une société d’ingénierie qui appartient pourtant à sa mère.

  • Avocat : Êtes-vous autorisé à vous dire administrateur de Citiland Express?
  • Butler : Oui. Si je demande à ma famille d’être administrateur, je peux être administrateur. Pas de problème.
  • [...]
  • Avocat : Est-ce que vous êtes d’accord pour dire que votre mère est la seule administratrice de Citiland Express [depuis mars 2009]?
  • Butler : Oui.
  • Avocat : Mais peu importe que votre mère soit la seule administratrice, vous dites avoir l’autorité de signer votre nom comme administrateur de temps en temps, si c’est nécessaire.
  • Butler : Oui.
  • Avocat : Pouvez-vous vous engager à fournir les procurations qui permettent à M. Ahmadoun [Robert Butler] de signer au nom des membres de sa famille?
  • Butler : Non. Non. Non. C’est confidentiel.

Concernant une autre compagnie officiellement contrôlée par sa fille, M. Butler a dit qu’il peut faire ce qu’il veut avec les compagnies de sa famille.

  • Butler : C‘est une entreprise, mon entreprise familiale. Je peux obtenir n’importe quelle résolution. [...] J’ai l’autorisation de signer au nom de chaque membre de ma famille et je peux signer n’importe quel document.

Stratagèmes par-dessus stratagèmes

Il y a du monde qui nous appelait en pleurant. Ce n’était pas drôle. L'argent ne rentrait pas. La carte de crédit continuait de s'accumuler. Les loyers aussi, se rappelle le syndicaliste Vincent Boily. [Robert Butler] a détruit des vies.

L’agence de sécurité Neptune employait quelque 2000 agents de sécurité, uniquement au Québec.

Logo de l'entreprise de sécurité sur un habit de travail.

Écusson de la défunte agence de sécurité Neptune

Photo : Radio-Canada / Josée Ducharme

Neptune, on dirait que c'était fait pour ça. C'était une passe de cash, estime Vincent Boily, donnant en exemple les problèmes de paye et de fortes sommes d’argent en cotisations syndicales jamais remises par l’agence de sécurité. Neptune, c'était des stratagèmes par-dessus les stratagèmes, ajoute-t-il.

Ni moi ni Neptune n’avons tenté de nous défiler de nos obligations légales [...] Je n’ai jamais empoché d’argent frauduleusement.

Une citation de Robert Butler

Et lorsque le syndicat et les travailleurs ont voulu réclamer leur argent, Neptune a dit qu’elle n’employait pas d’agents de sécurité. Ils essayaient de se cacher derrière d'autres compagnies à numéro, résume le syndicaliste.

À la fin, [Robert Butler] ne voulait plus me parler. Il me traitait de voleur, puis de toutes sortes de noms. Comme si c'était moi qui l'avais fraudé. Nous autres, on faisait juste nos recours pour faire valoir nos droits.

Puis Robert Butler a disparu. Il ne répondait plus à rien.

Il n’y a pas que M. Butler qui a disparu. Lors de la faillite, des archives de la compagnie se seraient volatilisées. Ils nous ont rapporté une perte de données du système de paye des employés de Neptune. Donc, pas capables de rejoindre personne. Pas capables de savoir qui a travaillé. Où est-ce que l'argent est allé? raconte M. Boily.

Cochrane ne ferme pas la porte

Enquête a fait part au maire de Cochrane, Peter Politis, de ses découvertes sur l’homme à l'origine du projet de foyer de soins de longue durée. Le nom de Robert Butler ne lui dit rien. Il dit qu’il n’avait jamais entendu parler de lui.

Malgré les inquiétudes que suscite la conduite antérieure de l’homme d’affaires, le maire n’est pas prêt à mettre un terme au projet.

Nous avons besoin de services de santé. Donc, on ne peut pas dire non comme ça. Et si on ferme la porte, ce sera pour de bonnes raisons, dit-il. Avec une liste d’attente de 300 personnes pour une place dans une résidence de soins de longue durée, la région a besoin de ce genre de projet.

Le maire dit cependant être conscient qu’il s’agit de services offerts à des gens vulnérables. Nous ferons très attention pour maintenir la confiance du public, poursuit-il, se disant convaincu que les vérifications qui seront faites avant d’aller de l’avant avec le projet permettront de garantir sa conformité.

L’ancien gîte pour chasseurs de Cochrane que Robert Butler souhaite démolir pour construire un foyer de soins de longue durée.

L’ancien gîte pour chasseurs de Cochrane que Robert Butler souhaite démolir pour construire un foyer de soins de longue durée.

Photo : Radio-Canada / Gaétan Pouliot

Le premier ministre Doug Ford a promis des milliards de dollars pour construire 30 000 nouveaux lits d’ici 2028. En Ontario, c’est là que se trouve l’argent maintenant. La province fait tout pour subventionner la construction de maisons de soins de longue durée, explique le maire Politis.

Pour lancer ce genre de foyer, la loi ontarienne exige qu’une entreprise obtienne un permis et que ses dirigeants fassent preuve d'honnêteté et d’intégrité.

Mon intégrité personnelle n’a jamais été remise en cause par les autorités, se défend Robert Butler dans sa lettre.

Pourtant, dans sa décision de bannir Neptune des contrats publics au Québec, en mars dernier, l’AMP écrit : Lorsqu'une entreprise tente de contourner la loi et la surveillance de l'Autorité des marchés publics, c'est l'honnêteté même de l'entreprise et de ses dirigeants qui s'en trouvent affectés.

À la suite de sa présentation en septembre dernier, la Ville de Cochrane a fourni une lettre d’appui à l’entreprise de M. Butler pour l’aider dans ses démarches auprès du gouvernement provincial, nous indique le maire Politis.

D’ailleurs, Robert Butler ne s’intéresse pas uniquement à Cochrane.

Selon des documents déposés auprès du Commissaire à l’intégrité de l’Ontario, deux lobbyistes ont été engagés pour qu’il obtienne l’autorisation d’ouvrir des foyers de soins de longue durée dans des communautés mal desservies du Nord de l’Ontario et ailleurs.

Je trouve ça impressionnant de voir à quel point c'est facile pour lui de recommencer, s’indigne le syndicaliste Vincent Boily. Il a été exposé publiquement dans les médias, la main dans le plat de bonbons, mais il n'y a personne qui l'empêche de recommencer. [...] C'est un peu comme une couleuvre. Il se faufile dans toutes les craques pour ne pas se faire pogner.

Le dossier Neptune en quelques dates

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