•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Montage photo dans lequel on voit un bâtiment, un casque d'écoute, une voiture de luxe et de l'argent.
Enquête

Le Canada, « cible numéro un » de fraudeurs internationaux

L'inaction des autorités canadiennes est montrée du doigt par un expert et un lanceur d'alerte qui a déjà travaillé en tant que fraudeur, montre une enquête des Décrypteurs.

C’est dans ce banal bâtiment du district commercial de Kiev, en Ukraine, qu’environ 150 « conseillers financiers » s’affairent toute la nuit, au téléphone, à convaincre des Canadiens de leur envoyer des milliers de dollars. À l’autre bout du fil, leurs « clients » voient sur un tableau de bord les investissements en cryptomonnaie que leur proposent les conseillers financiers, les incitant à placer de plus en plus d’argent, appel après appel.

Rien de tout ça n’est vrai. Les données sur le tableau de bord ne sont qu’un écran de fumée. Les conseillers financiers sont en fait des arnaqueurs professionnels. Leurs clients sont leurs victimes. Et chaque dollar qu’ils investissent aboutit dans la poche de réseaux criminels.

La première qualité requise pour être bon dans ce travail est de gagner la confiance de la victime, explique Alex*, un lanceur d’alerte qui a déjà travaillé dans des centres d’appels semblables. Il a demandé que l’on taise son nom par peur de représailles.

Parfois, les gens sont seuls et n’ont pas d’amis ni de famille. On leur parle de n’importe quoi : de politique, d’argent, de leurs rêves, de la météo. On devient leur ami. Et des amis, on peut leur faire confiance. Ils peuvent parler pendant des heures, raconte-t-il.

Un homme portant une casquette et des lunettes en plan rapproché, lors d'une entrevue télévisée.

Alex a commencé à travailler pour un des centres d’appels frauduleux de Kiev en 2019.

Photo : Radio-Canada

Alex a déjà collaboré avec des médias européens pour faire la lumière sur cette vaste industrie frauduleuse, qui volerait des milliards de dollars chaque année à des victimes partout dans le monde à partir de centaines de centres d’appels, entre autres en Europe de l’Est.

Maintenant, il tient absolument à passer un message aux autorités canadiennes.

Je pense que le Canada est la cible numéro un. C’est la cible numéro un parce que les forces de l’ordre canadiennes ne poursuivent pas les arnaqueurs en justice.

Une citation de Alex, lanceur d’alerte

Des victimes appâtées sur les réseaux sociaux

Comme l’ont révélé les Décrypteurs dans deux précédents reportages préparés en collaboration avec La Facture, la porte d'entrée de cette fraude est habituellement une publicité diffusée sur les réseaux sociaux.

La publicité frauduleuse type prétend qu’une personnalité connue, comme les animateurs Guy A. Lepage ou Normand Brathwaite, a découvert un moyen facile de faire de l’argent grâce à une nouvelle plateforme d’investissement en cryptomonnaie.

Plus récemment, de telles publicités trompeuses mettant en scène des vidéos hypertruquées de l’homme d’affaires Elon Musk et du premier ministre canadien Justin Trudeau ont également été aperçues.

Collage de nombreuses publicités frauduleuses sur Facebook, qui usurpent notamment l'image de Pierre Poilievre, Julie Snyder, Elon Musk, Normand Brathwaite et Guy A Lepage.

Ces publicités frauduleuses usurpent les images de célébrités, de médias et de marques connues.

Photo : Facebook / Émilie Robert

La victime qui clique sur la publicité est dirigée vers un faux article provenant d’un média canadien, comme La Presse ou CBC ou CTV, l’invitant à s’inscrire pour obtenir plus d’informations. Rapidement, la victime potentielle reçoit un appel d’un conseiller financier, qui est en fait un fraudeur formé pour l’inciter à effectuer un premier dépôt de 250 $.

Au fil des jours, des semaines, voire des mois, le fraudeur incite la victime à investir toujours plus d’argent. Lorsque la victime tente de retirer ses supposés profits, le conseiller financier disparaît, et c’est souvent à ce moment seulement que la victime comprend qu’il s’agissait d’un mirage.

Des criminels sophistiqués

Ces arnaques à la cryptomonnaie ne sont pas l'œuvre d'amateurs, mais plutôt celle de réseaux criminels sophistiqués et bien financés.

Pour les non-initiés, les personnes qui travaillent dans cette industrie donnent l'impression de gérer des entreprises de technologie financière ou d’affaires financières classiques, alors qu'en réalité, ce sont des escrocs. Ce n'est pas de la finance, c'est du crime organisé, explique Mark Solomons, enquêteur principal à IFW Global, une firme d’enquête privée qui offre un service de recouvrement de fraude.

Mark Solomons a mené plusieurs enquêtes sur des centres d’appels frauduleux pour le compte de victimes d’arnaques, collaborant avec les autorités de différents pays pour recouvrer des sommes volées, en plus de perquisitionner et d'arrêter les criminels. Selon lui, le Canada est la deuxième cible en importance pour ces fraudeurs après l’Australie.

Un homme portant un casque d'écoute regarde des profils sur un écran d'ordinateur. Des affiches de voitures sont accrochées sur le mur. Illustration style collage.

Les faux conseillers financiers travaillent à partir de bureaux qui pourraient ressembler à ceux d'entreprises de technologie financière.

Photo : Émilie Robert

Ces criminels adorent le Canada. Les Canadiens sont amicaux, sont relativement riches, ont un taux d’épargne relativement élevé et des dispositions de retraite assez bonnes. De plus, vous avez un gouvernement fédéral et un système d’application de la loi qui entraînent inévitablement des inefficacités, un manque de coordination et un partage insuffisant de renseignements, analyse l’enquêteur privé.

Il est très peu probable que les fraudeurs fassent l’objet d’une enquête ou d’une mise en accusation. Et même si on enquête sur eux, ça risque d’être pris en charge par un régulateur financier, qui n'a ni les ressources ni la force de frappe des forces de l’ordre, poursuit Mark Solomons.

Cela ne veut pas dire que combattre le problème est impossible. Au contraire, des pays comme l’Allemagne ont collaboré avec les autorités kosovares pour faire arrêter 18 personnes (Nouvelle fenêtre) liées à des centres d’appels en 2021, obtenant des mandats d’extradition pour au moins six d’entre elles.

À la demande des autorités allemandes, Europol a également mené l’an dernier des perquisitions auprès de quatre centres d’appels (Nouvelle fenêtre) en collaboration avec les autorités bulgares, serbes et chypriotes. Au moins 14 personnes ont été arrêtées en lien avec cette opération.

Il y a une raison pour laquelle ces centres d’appels visent de moins en moins les Allemands : l’Allemagne déploie des efforts concertés pour détecter, enquêter, extrader et poursuivre les délinquants.

Une citation de Mark Solomons, enquêteur principal à IFW Global

Selon le Centre antifraude du Canada, les Canadiens se sont fait voler plus de 309 millions de dollars dans des arnaques à l’investissement en 2023, une somme neuf fois plus élevée qu’en 2020. Plus de la moitié de ce montant a été perdu dans des fraudes liées aux cryptomonnaies, et seulement 5 % à 10 % des fraudes sont signalées au Centre antifraude. En clair : c’est le type de fraude qui a provoqué le plus de pertes au Canada l’an dernier.

Cet argent est aspiré de l'économie canadienne et envoyé à des criminels dans d'autres pays. C’est possible d’y mettre un frein, mais pour ce faire, il faut envoyer un message de dissuasion suffisamment fort, plaide Mark Solomons.

Le Canada est très habile à enquêter, poursuivre, condamner et extrader les délinquants lorsqu’il s’agit de drogues ou d’armes à feu. Pourquoi pas la fraude?, demande l'enquêteur privé.

Une main lance une fléchette sur une cible ornée d'une feuille d'érable.

Le Canada est une cible de choix pour les fraudeurs, selon Mark Solomons.

Photo : Émilie Robert

Les ministres canadiens responsables de ce dossier n’ont pas voulu nous accorder d’entrevue. Le bureau du ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, nous a fait savoir que celui-ci n’était pas disponible et nous a renvoyés à la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Le bureau de la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue.

La GRC a décliné notre demande d’entrevue. Elle nous a renvoyés au Centre antifraude, dont le mandat est de recueillir de l'information sur la fraude et de fournir des renseignements à d’autres entités gouvernementales. Notons toutefois que le Centre n’a aucun pouvoir d’intervention directe.

La porte-parole de la GRC, Kim Chamberland, a toutefois fourni une déclaration écrite expliquant que la GRC a mis en place des équipes spécialisées dans la cryptomonnaie et qu’elle a aidé le ministère de la Justice à modifier le Code criminel pour mieux enquêter sur la cryptomonnaie utilisée à des fins criminelles et mieux la saisir. Ces efforts auraient notamment permis de confisquer 6 millions de dollars en drogues, en équipements et en produits de la criminalité.

Un fraudeur à l’œuvre

Alex a commencé à travailler pour un des centres d’appels frauduleux de Kiev en 2019, en croyant qu’il s’agissait d’une entreprise d’investissement légitime. Mais après un mois, il a compris qu’il s’agissait d’une fraude. Il a décidé de tout documenter de l’intérieur pour pouvoir donner ces informations aux autorités.

Avec l’aide de journalistes de l'Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un consortium de journalistes européens qui enquêtent sur la corruption et la fraude financière, Alex a pu aller travailler au centre d’appels en portant une caméra dissimulée dans une montre.

Dans les séquences qu’il nous a fait parvenir, on peut voir un fraudeur à l’œuvre. Un certain William Bradley – un pseudonyme donné à ses victimes – avait pour tâche de former Alex pour qu’il devienne un meilleur fraudeur.

On voit le jeune homme de 22 ans appeler une de ses victimes un 31 décembre. Je veux te dire quelque chose d’important. Je suis vraiment chanceux de t’avoir rencontré cette année. Et je veux que tu aies une très belle année en 2020. Nous allons faire de bonnes affaires ensemble, dit-il, casque d’écoute vissé à la tête.

Je souhaite qu’en 2020, toi et ta famille, vous passerez une belle année et que vous réaliserez tous vos rêves, ajoute-t-il.

Durant l’appel, le fraudeur ne demande pas d’argent et ne fait que parler avec la victime. Cela fait partie de la tactique, nous explique Alex. Il fait semblant d’être un ami. Pas juste un conseiller financier, mais un ami, dit-il.

Après avoir raccroché, William Bradley avoue à Alex qu’il a volé plus de 150 000 $ à la victime à qui il vient de parler. Tu l’as baisé deux fois?, lui demande Alex, dans la vidéo filmée en secret. Bien plus que deux fois! Je l’ai baisé six ou sept fois!, lance le fraudeur en riant.

Il a été impossible de contacter William Bradley pour obtenir sa version des faits.

Le Canada : cible facile et payante

Alex et les experts contactés pour ce reportage sont d’accord pour dire que le Canada est une cible de choix de ces fraudeurs internationaux. Les Décrypteurs ont pu le constater lors d’une infiltration qui a débuté dans des salles de clavardage sur Telegram.

Nous avons pu nous joindre à une douzaine de salles de clavardage où les centres d’appel publient des offres d’emploi dans le but d’attirer de nouveaux employés. Les drapeaux canadiens pullulent dans ces annonces.

Trafic chaud provenant du Canada! Évolution de carrière rapide, peut-on lire dans une telle annonce, qui promet des commissions entre 6 % et 12 % pour tout agent qui réussit à arnaquer plus de 20 000 $ à ses clients. L’offre d’emploi promet même un service de chauffeur pour les employés.

Des captures d'écran d'annonces d'offres d'emploi et un grand drapeau canadien.

Des offres d'emploi pour les centres d'appels sur Telegram contiennent beaucoup de drapeaux canadiens.

Photo : Telegram / Émilie Robert

Nous avons aussi pu consulter un document détaillant les conditions d’emploi des faux conseillers financiers qui volent l’argent des Canadiens. Le salaire de base est de 1200 $ par mois, et de 1500 $ par mois pour ceux qui réussissent à arnaquer plus de 100 000 $ par mois, en plus d’une commission allant jusqu’à 10 % des montants fraudés.

Les employés peuvent aussi recevoir des bonus, allant jusqu’à 30 000 $ pour chaque montant de 300 000 $ fraudé. Le salaire moyen en Ukraine en 2022 était de quelque 700 $ CA par mois, selon le fournisseur de données économiques mondiales CEIC.

Avec l’aide d’Alex, nous avons postulé pour un emploi au centre d’appel de Kiev dont il est question en début d’article. Après quelques questions sommaires sur notre expérience de travail, un des gérants du centre d’appels, un certain dénommé Leo, nous a contactés pour passer une entrevue d’emploi.

Lors de l’entrevue, Leo a confirmé que le centre d’appel visait des Canadiens et n’a pas caché la nature frauduleuse de ses activités.

Écoute, ce modèle d’affaires fonctionne depuis combien de temps? Nous utilisons les mêmes publicités et tout. Les gens stupides recherchent toujours des façons d’investir pour gagner de l’argent en ne faisant rien, et ça va t’apporter plus d’argent pour toi, a laissé tomber candidement Leo.

Ça ne change jamais. Je ne sais pas pourquoi, mais ça fonctionne encore, a ajouté le fraudeur.

Vous souhaitez signaler une erreur?Écrivez-nous (Nouvelle fenêtre)

Vous voulez signaler un événement dont vous êtes témoin?Écrivez-nous en toute confidentialité (Nouvelle fenêtre)

Vous aimeriez en savoir plus sur le travail de journaliste?Consultez nos normes et pratiques journalistiques (Nouvelle fenêtre)

Infolettre Info nationale

Nouvelles, analyses, reportages : deux fois par jour, recevez l’essentiel de l’actualité.

Formulaire pour s’abonner à l’infolettre Info nationale.