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Le cheval d'un carrousel.
Enquête

Des centaines de millions dérobés aux contribuables sous le nez du fisc

Des groupes criminels à l’échelle mondiale soutirent des centaines de millions de dollars aux citoyens canadiens grâce à une fraude à la TPS/TVQ qu’on surnomme « carrousel ». Les émissions Enquête et The Fifth Estate révèlent comment le Canada est une cible de choix pour ces arnaqueurs, car ils ont peu de risque d’être attrapés par les autorités.

En 2019, l’Agence du revenu du Canada (ARC) a pris une décision qu’elle allait regretter par la suite.

Des gestionnaires au quartier général de l’ARC à Ottawa ont acquiescé à une demande pressante de la société de télécommunications Iristel. La compagnie ontarienne réclamait le remboursement des taxes de vente de 63 millions de dollars.

Iristel faisait pourtant déjà l’objet d’une vérification fiscale.

Depuis que l’entreprise s’était lancée dans la vente en gros de minutes de téléphonie par Internet, son chiffre d’affaires – et ses réclamations de remboursement de la TPS/TVH – avait bondi. L’Agence soupçonnait que certains des fournisseurs de l’entreprise étaient mêlés à un stratagème frauduleux.

Mais Iristel a assuré les autorités fiscales qu’elle n’avait rien à se reprocher et a fait valoir que sans ces remboursements, l’entreprise ne pourrait plus payer ses employés et serait obligée de fermer ses portes.

Lorsqu’Iristel a ensuite pressé l’ARC de lui verser 86 millions supplémentaires en remboursement des taxes de vente, l’agence a refusé.

Elle allègue qu’Iristel a sciemment participé à un subterfuge qu’on surnomme un carrousel ou a fait preuve, à tout le moins, d’aveuglement volontaire. Elle demande que l’entreprise lui remette les 63 millions de dollars qui lui ont déjà été versés.

À ce jour, la validité des allégations de l’Agence du revenu contre Iristel n’a pas été prouvée devant les tribunaux.

Iristel nie ces allégations. Elle a porté sa cause en appel et a intenté une poursuite de 275 millions de dollars contre l’ARC, alléguant des abus de procédure, des fausses déclarations et d’abus de pouvoir.

Bo Elkjaer, journaliste d'enquête au Dagbladet Information.

Bo Elkjær, journaliste au Dagbladet Information à Copenhague, fait enquête sur la fraude carrousel depuis 2009. Il croit que le Canada est devenu une nouvelle cible pour ces fraudeurs depuis que l’Europe a resserré ses règles et leur a imposé des peines d’emprisonnement.

Photo : Radio-Canada / Henrik Hjort

Un crime à faible risque

Le cas d’Iristel est loin d’être isolé.

Une enquête menée par The Fifth Estate de CBC en collaboration avec l’émission Enquête révèle comment des réseaux internationaux de criminels soutirent des centaines de millions de dollars des coffres du gouvernement canadien sans craindre d’être attrapés par les autorités.

L’ARC dit avoir identifié plus de 1,1 milliard de dollars dans ce genre de fraude à la TPS. Ce nombre inclut à la fois les montants réclamés par des fraudeurs qui ont été versés par le fisc et ceux où l’ARC a refusé de le faire.

Le montant des fonds publics dérobés est vraisemblablement beaucoup plus élevé, car il s’agit de stratagèmes difficiles à détecter.

C’est un crime à très faible risque. Le gouvernement ne se rendra pas forcément compte que ces fonds ont été dérobés sous son nez, constate le journaliste danois Bo Elkjær, qui fait enquête sur ce type de fraude en Europe depuis 2009.

La fraude de type carrousel est bien connue en Europe, où elle est employée depuis des décennies par des groupes de criminels bien organisés comme la mafia italienne, les Hells Angels et les gangs d’Europe de l’Est.

Le manège des escrocs

Pour tromper le fisc, ces criminels mettent sur pied un réseau de sociétés qui s’organisent entre elles pour créer l’illusion d’une activité commerciale légitime.

Ce stratagème porte le nom de carrousel en raison de la manière circulaire dont les transactions s’effectuent dans une chaîne d’approvisionnement montée de toute pièce.

Les sociétés dans un carrousel se versent de grosses sommes d’argent – y compris les taxes de vente. Ces taxes doivent être ultimement remises au gouvernement, mais la société qui doit lui remettre l’argent disparaît avant de le faire.

Par ailleurs, la dernière société du carrousel exporte le produit à l’étranger – une vente détaxée –, puis réclame du gouvernement un remboursement pour les taxes qu’elle a elle-même payées à son fournisseur.

L’État rembourse donc une taxe qu’il n’a jamais reçue.

À chaque tour du carrousel, les fraudeurs réclament un autre remboursement, accumulant ainsi des millions de dollars provenant des fonds publics.

Marius-Cristian Frunza, expert en fraude financière.

Marius-Cristian Frunza, un expert en fraude financière basé à Londres, estime que le Canada tire de l’arrière dans sa lutte contre la fraude de type carrousel.

Photo : (CBC) / John Badcock

Un terreau fertile pour la fraude

Le domaine des télécommunications – y compris la vente de minutes de téléphonie par Internet – est particulièrement vulnérable à ce type de fraude, car il s’agit de produits intangibles qui ne nécessitent pas de stockage ou de transport.

Les transactions se font d'une manière bien plus rapide et bien plus accélérée, ce qui permet à des fraudeurs de commettre cette évasion fiscale à une échelle bien plus importante et plus large dans une période plus courte de temps, explique Marius-Cristian Frunza, un expert de la fraude carrousel basé à Londres.

Et des fraudes ayant recours à de tels biens virtuels sont aussi plus compliquées à détecter.

Dans bien des cas, les transactions sont effectuées sur papier, sans qu’aucun bien ou argent ne change réellement de mains.

Dans d’autres cas, les fraudeurs mettent sur pied un carrousel autour d’une entreprise réelle et établie depuis longtemps. Il est possible que ces entreprises légitimes ignorent qu’elles sont au cœur d’un stratagème frauduleux.

Iristel était-elle consciente qu’un stratagème avait été mis en place? Le PDG de l’entreprise, Samer Bishay, affirme qu’il n’en savait rien.

J’ignore qui était en cause dans la chaîne d’approvisionnement, dit-il. Ils disent que c’est trois fournisseurs au-dessus de nous, donc le fournisseur d’un fournisseur, d’un fournisseur. Si le problème est là, il faut poursuivre ces gens et les traduire en justice.

Samer Bishay, PDG d’Iristel.

« Si j’ai vraiment fait ça, pourquoi je n’ai pas des menottes aux poignets? » Le PDG d’Iristel, Samer Bishay, affirme que les allégations de l’Agence du revenu à l’endroit de son entreprise ne sont pas fondées.

Photo : CBC / John Badcock

Un chauffeur Uber qui brasse des millions

Les fournisseurs qui facturaient à Iristel des millions de dollars en minutes de téléphonie par mois n’avaient pas de bureaux permanents.

Leurs sièges sociaux étaient des cabinets comptables, des résidences personnelles ou des centres de locations de bureaux temporaires dans le sud de l’Ontario, en Alberta et en Colombie-Britannique.

Selon l’ARC, la plupart des administrateurs officiels de ces sociétés n’avaient aucune expérience dans les télécommunications. Parmi eux, on retrouve un chauffeur Uber et livreur pour SkipTheDishes, un installateur de comptoirs en granit et un chauffeur pour Walmart.

Selon l’expert Marius-Cristian Frunza, les individus recrutés pour devenir des administrateurs de ces sociétés peuvent être directement impliqués dans la fraude ou être de simples gérants de paille qui sont menés dans cette affaire criminelle sans qu’ils sachent effectivement de quoi il s’agit.

L’Agence du revenu considère que ces fournisseurs aux revenus modestes n’avaient pas de véritable activité commerciale et qu’Iristel n’a pas mis en question leur capacité à réaliser des ventes de plus de 663 millions de dollars.

Samer Bishay affirme qu’il n’a rien vu de louche lorsqu’il a commencé à verser des centaines de millions de dollars à ces fournisseurs. Il affirme avoir lui-même lancé son entreprise à partir d’un bureau temporaire, sans avoir d’expérience en télécommunications.

Il n’y a rien de mal à cela, dit-il.

Un client au passé douteux

L’ARC considère que les clients d’Iristel aux États-Unis étaient aussi dans le coup.

Un de ces clients était Louis Arriola et sa compagnie LDI Networks, à qui Iristel a vendu plus de 120 millions de dollars en minutes de téléphonie.

En 2009, il a été condamné à 27 mois de prison pour une fraude impliquant de fausses entreprises de télécommunications. Puis, en 2012, il a été accusé d’avoir pillé et détourné de l’argent d’investisseurs, un dossier par la suite réglé à l'amiable.

Louis R Arriola.

Louis R Arriola.

Photo : LinkedIn

Le patron d’Iristel, Samer Bishay, admet qu’il n’a pas fait de recherche sur Internet pour vérifier les antécédents de son client.

Nous effectuons une vérification de crédit. Pourquoi feriez-vous une recherche Google sur quelqu’un? Je ne fais pas ça, dit-il.

Des transactions en cryptomonnaie

En 2019, Iristel et ses fournisseurs ont simultanément décidé d’effectuer leurs transactions sur une obscure plateforme de paiement par cryptomonnaie, TeleEscrow.

C’est Louis Arriola qui avait mis sur pied TeleEscrow et sa cryptomonnaie appelée Amerixcoin.

Selon les registres de transactions de Amerixcoin, analysés par CBC, le compte d’Iristel sur TeleEscrow a reçu 600 millions de dollars américains en paiements entre octobre 2019 et mars 2020.

Le registre des transactions de Amerix Coin montre que l’ensemble des 600 millions de dollars américains provenaient d’une seule entreprise de téléphonie appartenant à Louis Arriola.

Les paiements ont ensuite circulé en boucle entre Iristel, la chaîne de ses fournisseurs, d’autres sociétés pour revenir au point de départ, à l’entreprise d’Arriola.

Ces paiements ont constitué la base de dizaines de millions de dollars de demandes supplémentaires de remboursement d’impôts que l’entreprise a faites auprès de l’ARC mais qui ont jusqu’à présent été refusées.

De plus, la plateforme de paiement TeleEscrow s’est retrouvée sur la sellette aux États-Unis concernant des transactions douteuses impliquant d’autres entreprises.

Un syndic de faillite a déclaré que TeleEscrow était conçu pour frauder, faisait partie d'une organisation criminelle sans aucune activité commerciale réelle et que Louis Arriola et d'autres chez Telescrow ont comploté pour fabriquer une fausse entreprise pour perpétrer une fraude massive contre des institutions bancaires.

Louis Arriola n’a pas répondu à nos questions.

Le but de la plateforme TeleEscrow, selon l’Agence du revenu, était de tromper l’[ARC] en lui faisant croire que des paiements avaient été effectués entre Iristel, ses fournisseurs et ses clients afin de justifier les demandes de remboursements des taxes de vente.

Selon l’expert Marius-Cristian Frunza, c’est aussi un moyen couramment utilisé dans ce type de fraude pour s’éloigner des banques. Ils utilisent ces plateformes de paiement afin de faciliter leurs transactions et de ne pas être surveillés par les autorités financières d'un pays, dit-il.

Samer Bishay justifie sa décision d’employer TeleEscrow, car cela permettait d’effectuer des paiements plus rapidement que par le système bancaire traditionnel. Il ajoute qu’il n’avait aucune raison d’avoir des soupçons au sujet de Louis Arriola.

J’ignorais qui étaient les partenaires de Louis Arriola, avec qui il faisait affaire, avec qui il couchait. Ce n’est pas de mes affaires, lance le patron d’Iristel, Samer Bishay. Et c'est très injuste de dire après quatre ans vous auriez dû savoir ceci et j'aurais dû savoir cela.

Muhammed Atif, le fondateur de Samaviya, une société basée à Islamabad.

Muhammed Atif, le fondateur de Samaviya, une société basée à Islamabad.

Photo : LinkedIn

Les secrets des factures

Grâce à une source confidentielle, nous avons réussi à obtenir des factures provenant de certains fournisseurs se trouvant dans la chaîne d’approvisionnement d’Iristel.

En analysant les fichiers de plus près, nous avons découvert des indices qui suggèrent l’existence d’un réseau bien organisé. Plusieurs factures émises par ces différents fournisseurs – qui sont en principe des compétiteurs – ont été créées par la même personne.

De plus, les minutes d’appels téléphoniques sont vendues et facturées d’un fournisseur à un autre dans de très courts laps de temps, parfois à seulement quelques secondes d'intervalle.

Vous ne pouvez pas faire cela dans une entreprise normale. Cela n’a aucun sens. Cela devrait être un gros signal d’alarme, estime Bo Elkjær.

L’analyse des factures révèle aussi qu’elles ont été créées dans le fuseau horaire où se trouve le Pakistan.

Nous avons pu confirmer que ces factures ont bel et bien été créées au Pakistan. Notre analyse confirme que la plupart des sociétés dans la chaîne des fournisseurs d’Iristel sont en effet liées entre elles.

Une société basée à Islamabad, Samaviya, aurait reçu près de 42 millions de dollars provenant d’un des fournisseurs canadiens liés au carrousel.

Nous avons tenté de joindre le fondateur de Samaviya, Muhammed Atif, mais il n’a pas répondu à nos questions.

Je pense que l'argent qui a été volé au trésor canadien est perdu. Il a disparu. Vous n'allez pas le récupérer, estime Bo Elkjær.

Mike Cheetham, expert en fraude carrousel.

« Le cas d’IrisTel, vu sous l’angle des normes européennes, serait problématique. Il y aurait des signaux d’alarme partout », estime l’expert en fraude carrousel Mike Cheetham.

Photo : (CBC) / John Badcock

Le Canada, une cible facile

Mike Cheetham, un expert sur la fraude carrousel basé à Dubaï, considère que l'ultime responsabilité repose sur les épaules des autorités fiscales canadiennes.

Il y aura toujours des criminels qui vont s’en prendre aux cibles faciles. Votre système fiscal leur laisse le champ libre, dit-il.

En Europe, les sommes faramineuses dérobées en fonds publics ont incité les gouvernements à agir. Selon le Parquet européen, la fraude carrousel est le crime le plus rentable dans l’Union européenne, coûtant environ 50 milliards d’euros par année en pertes fiscales aux États membres.

Les fournisseurs dans certaines industries les plus vulnérables, comme les télécommunications, ne sont plus responsables de collecter les taxes de vente, et ne peuvent donc plus réclamer de remboursement frauduleux.

Les entreprises européennes sont tenues de faire des vérifications beaucoup plus poussées de leurs fournisseurs et de leurs clients qu’au Canada.

De plus, les autorités européennes mènent des enquêtes criminelles contre ces fraudeurs. Certains ont été condamnés à des peines d’emprisonnement.

Ils ont trouvé des endroits où ils ne seront pas importunés par les autorités, comme le Canada. Il s’agit d’un vaste réseau criminel à l’échelle mondiale dont vous êtes la cible, estime le journaliste Bo Elkjær.

L’Agence du revenu du Canada et le bureau de la ministre du Revenu national, Marie-Claude Bibeau, ont décliné nos demandes d’entrevue.

Par courriel, la ministre dit que le combat contre ces stratagèmes prend beaucoup de temps et de ressources, mais assure que l’Agence du revenu mène une lutte plus agressive en améliorant son approche de vérification et ses outils d’évaluation du risque.

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