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Le corps des femmes autochtones encore marqué par le colonialisme

Une femme en regalia, de dos, qui danse.

Le corps des femmes autochtones, leur sexualité et même leur vision de l'amour ont profondément été impactés par des centaines d'années de colonialisme.

Photo : getty images/istockphoto / NinaHenry

Le colonialisme a bouleversé la place de la femme autochtone dans la société, mais aussi son intimité la plus profonde. Son rapport au sexe a évolué... et pas vers l’épanouissement.

Le fait que les femmes autochtones [continuent de se faire assassiner] est un indicateur de comment le corps des femmes autochtones est encore détruit, assure Manuela Picq, professeure à l’Université d’Amherst, au Massachusetts et à l’Université San Francisco de Quito, en Équateur.

Ce phénomène est le produit du colonialisme qui s’est immiscé jusqu’au plus profond de leur intimité.

Manuela Picq sourit pour la caméra.

Manuela Picq a beaucoup étudié les conséquences du colonialisme sur la sexualité des femmes autochtones.

Photo : Université Amherst

Kim TallBear, professeure à la Faculté d'études autochtones de l’Université de l’Alberta, pose toutefois une première base : le concept actuel et occidental de sexualité n’était sûrement pas le même pour les Autochtones avant l’arrivée des colons.

Mme TallBear, qui est originaire de la communauté sioux de Sisseton-Wahpeton Oyate, dans l’État du Dakota, évoque le fait que le mot sexualité en lui-même n’existait peut-être même pas dans les langues autochtones.

Cela ne veut pas dire que les Autochtones n’avaient pas de vie sexuelle, précise-t-elle.

Dans le carnet dramaturgique de Neecheemus, un spectacle sur la décolonisation de l’amour et de l’érotisme, Véronik Picard, Huronne-Wendat, écrit par ailleurs : Dans un contexte matricentriste, soit dans une société où la femme est au centre, comme dans de nombreuses nations autochtones, ces déclinaisons des pulsions et des désirs peuvent se manifester sous des formes inimaginables.

Kim TallBear pose pour la caméra.

Kim TallBear est une professeure sioux qui enseigne à l'Université de l'Alberta.

Photo : Gracieuseté Kim TallBear / Noella Steinhauer

Dans le monde occidental, le concept de sexualité inclut l’orientation sexuelle, les parties du corps, le genre ou encore les pratiques intimes.

Et lorsque les colons sont arrivés en Amérique du Nord, ils ont maltraité les personnes qui ne se conformaient pas à l’idée qu’ils se faisaient de la sexualité, à savoir des relations entre personnes hétérosexuelles et cisgenres.

Les Autochtones étaient reliés de manières bien différentes. Il y avait notamment plus que deux genres, ajoute Mme TallBear.

Les relations étaient plus fluides, les gens prenaient soin des enfants des autres. Le mot "tante" n’existait pas, c’était une autre forme du mot "mère". Ce n'était pas organisé comme la famille nucléaire. La stabilité d’une famille ne devrait pas dépendre de la stabilité d’un couple, ajoute-t-elle.

Même l’amour et le concept de couple ont ainsi été impactés par le colonialisme.

Avant l’arrivée des Européens, la sexualité et la famille prenaient des formes bien différentes d’un peuple autochtone à un autre, rapporte aussi la professeure Picq. Mais dans aucune communauté, la sexualité n'était politisée, assure-t-elle, pour illustrer le fait que les membres de la communauté LGBTQIA2S+ n’étaient pas du tout criminalisés.

Au contraire, les personnes bispirituelles étaient même reconnues comme ayant une vision du monde particulière.

La marginalisation des Autochtones s’est poursuivie avec les pensionnats, dans lesquels les garçons et les filles étaient séparés, entérinant l’idée de deux genres uniques.

Une femme autochtone avec une main rouge sur la bouche.

Les femmes autochtones, parce qu'elles sont encore vues entre autres comme des femmes « faciles » par certains hommes, risquent plus de se faire assassiner. (Photo d'archives).

Photo : La Presse canadienne / Heywood Yu

En plus, les Autochtones avaient affaire à des sociétés patriarcales européennes, dans lesquelles la propriété se transmettait entre les hommes. Ce n’étaient pas des formes de sociétés familières aux Autochtones, souligne Mme TallBear.

Pour imposer le système de société occidentale, Manuela Picq évoque un mélange de violence physique avec des viols, mais aussi une violence législative. Quand une femme autochtone se mariait avec un non-Autochtone par exemple, elle perdait son statut dans la communauté.

Sauf qu’à l’époque, dans certaines communautés, les femmes avaient une place essentielle dans l’organisation de la société. Chez les Mohawks, notamment, ce sont elles qui détenaient le pouvoir au sein du clan. Elles étaient aussi responsables de la nomination initiale des chefs. Les femmes avaient même des territoires, ajoute Mme Picq.

Une maison longue dans le sud de l'Ontario.

Dans les maisons longues, les femmes mohawks avaient un réel pouvoir politique.

Photo : getty images/istockphoto / SkyF

Dans la communauté de Mme TallBear aussi, les femmes détenaient les biens du ménage et elles pouvaient déposséder les hommes.

Sexe et territoire

Sortir les femmes de la communauté permettait donc, encore une fois, d’asseoir la domination coloniale en détruisant le tissu social des communautés autochtones, selon Manuela Picq.

Mme TallBear complète l’idée en liant l’appropriation du territoire avec l’imposition de cette sexualité normée et binaire. La colonisation est un projet d’accaparement des terres et des ressources et l’idée de genre des colons a formé la manière dont ces ressources sont transférées et gérées, dit-elle.

Elle raconte que l’exploitation du territoire et des ressources est liée au corps des femmes, car il est répandu qu’à proximité des camps d’hommes, ces chantiers proches des opérations d’extraction des ressources, les cas de viols de femmes autochtones sont plus élevés qu’ailleurs.

"Les femmes autochtones ont des pratiques sexuelles déviantes, nous n’avons pas besoin de les respecter." C’est ce que disent certains employés de ce genre de chantiers qui évoluent dans un milieu très masculiniste, où la femme est vue comme étant inférieure, et encore plus les femmes autochtones, poursuit Mme TallBear.

Des tuyaux sur un chantier de Trans Mountain à Edson, en Alberta.

Sur les chantiers liés à l'exploitation des ressources, Kim TallBear assure que les viols de femmes autochtones sont plus courants. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada / Terry Reith

La professeure Picq ajoute qu’il y a aussi l’idée, dans l’esprit des colonisateurs, que de toute façon, les femmes autochtones sont là pour ça, pour être violées.

Dans ce monde patriarcal, les enfants et les femmes ne sont alors vus que comme des ressources à contrôler, selon Mme TallBear.

Ainsi, pour beaucoup de femmes autochtones, reconnecter avec leur corps et leur sexualité est intrinsèquement relié à une réappropriation de territoire.

La colonisation s’est jouée grâce à une forme de conquête par le viol, à travers le corps des femmes. La sexualité des femmes autochtones est marquée depuis 500 ans par le viol et la dépossession.

Une citation de Manuela Picq, professeure à l’Université d’Amherst

Pour atteindre leur but, les colonisateurs ont aussi blâmé les Autochtones par rapport à leur vision de la sexualité. La honte est l’une des clés du colonisateur, estime Mme TallBear.

Nous blâmer pour notre sexualité et nous abuser sexuellement a fait partie de leur manière d’exercer le pouvoir.

Une citation de Kim TallBear, professeure à la Faculté d'études autochtones de l’Université de l’Alberta

L’idée que les Autochtones étaient des sauvages, des sodomites et qu’ils ne respectaient pas les lois du mariage légitimait le vol de leurs terres et la destruction de leur famille. La famille autochtone était alors considérée comme destructrice de civilisation, explique Mme Picq.

Souvent, les femmes autochtones, raconte la professeure, ont été dépeintes comme des déviantes, qui avaient des mœurs sexuelles libres.

D’ailleurs, elle estime que ce genre de préjugés existe encore à l’encontre des femmes autochtones, notamment dans le milieu médical.

Aujourd’hui, la sexualité, chez les femmes autochtones, est un espace très violent, selon Mme Picq.

Mais Kim TallBear refuse de voir les femmes autochtones comme d’éternelles victimes. Elle souligne qu’elles se battent malgré tous ces traumatismes et qu’elles continuent de revendiquer leurs modes de vie.

Et réussir à avoir du plaisir est une forme d’émancipation de cette colonisation par le corps, dit Mme Picq.

L’oppressé devenu oppresseur?

Les communautés autochtones sont elles-mêmes prises avec des problèmes de violences conjugales et sexuelles. En plus des conséquences évidentes du traitement qu’ont subi les hommes dans les pensionnats, Manuel Picq évoque une explication complémentaire.

À cause de leurs traumatismes vécus [durant leur enfance], les hommes autochtones ont besoin de reconstruire leur masculinité qui est une masculinité dominante de blancs, liée à la violence, explique-t-elle.

Des élèves du pensionnat pour Autochtones de Beauval.

Les filles et les garçons autochtones étaient séparés dans les pensionnats où on leur a longuement appris que leur culture n'avait pas de valeur. (Photo d'archives)

Photo : (Gracieuseté : Première Nation d'English River)

Elle ajoute : Le peuple colonisé est toujours féminisé et l’homme autochtone a tellement été humilié [par le colonisateur, NDLR] qu’il essaye aujourd’hui d’appartenir à cette hiérarchie blanche.

Kim TallBear acquiesce. Elle explique que les hommes autochtones ont absorbé les idées du colonialisme selon lesquelles les femmes ne doivent pas avoir le pouvoir sur leur vie et leur corps et qu’ils ont droit de les dominer… Ce qu’essaye justement de défaire le mouvement queer et bispirituel autochtone.

D’autre part, elle dit que les gens prennent le pouvoir là où ils peuvent. Si vous êtes dénigré par le colonisateur, vous pouvez au moins avoir le pouvoir sur vos femmes et vos enfants.

Et si le sexe est devenu tabou dans les communautés, c’est parce que la culture judéo-chrétienne a réussi à s’immiscer jusque sous les draps des Autochtones.

Selon Kim TallBear, cette omerta sur le sexe est surtout forte chez les aînés, les premiers à avoir souffert directement des abus des pensionnats.

Aujourd’hui, elle rencontre de jeunes femmes autochtones fières, qui se lancent dans le burlesque et qui prennent cette place qui leur a autrefois été volée. Car ces douleurs coloniales ont poussé certaines femmes autochtones à se réapproprier leur corps et leur sexualité pour faire un pied de nez à ce système qui les a trop longtemps enfermées et dénigrées.

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