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Sauver la beauté en sillonnant le ciel

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Sauver la beauté en sillonnant le ciel

Texte : Catherine Lachaussée Photographies : Martin Labbé et Pierre Lahoud

Publié le 24 août 2023

Après cinq décennies à photographier le Québec vu des airs, l’historien Pierre Lahoud n’espère qu’une chose : nous sensibiliser à la beauté de notre territoire et de notre patrimoine architectural, pour nous encourager à mieux les préserver. Et pour ça, il est prêt à voler aussi longtemps qu’il le faudra!

Imaginez un paysage parfait, à 400 mètres d’altitude. Le ciel est vif ; la journée, sans nuages. Une série de lacs et de plaines défile devant vous.

Attentif, le photographe garde l'œil rivé à son viseur – celui d’un Nikon, son préféré! – puis, juste au moment où la lumière tombe exactement là où il veut… ça y est!

Pierre Lahoud vient d’ajouter un nouveau bijou à sa collection, qui dépasse les 600 000 photos à ce jour.

Si l’on cherche un jour à documenter la construction de la promenade Samuel-De Champlain, à Québec, ou l’érosion des berges des îles de la Madeleine qui ne cesse de s’accélérer, on pourra compter sur son inépuisable réserve d’images. Une collection montée de son propre chef, à ses frais.

Il appelle ça son devoir de mémoire . Or, ses images vont au-delà du simple témoignage. Elles ont aussi cette capacité de susciter l’émotion. Assez, espère-t-il, pour nous donner envie de préserver ce que notre héritage comporte de plus beau.

Un libraire a qualifié Pierre Lahoud de trésor national. Le premier ministre du Québec, François Legault, lui a écrit en personne pour le remercier de ce qu’il fait pour ses concitoyens.

Mais l’historien ne carbure pas aux hommages. Il carbure aux envolées photographiques!

Pierre Lahoud contribue à la sauvegarde du patrimoine bâti et du territoire grâce à ses photos aériennes. Photo : Radio-Canada / Martin Labbe

20 jours maximum
20 jours maximum

Pierre vole en Cessna 172, le petit avion le plus vendu de la planète. C’est son avion fétiche.

Ce n’est pas lui qui pilote : il préfère de loin se concentrer sur ses photos.

Depuis 15 ans, il fait affaire avec le Centre de formation aéronautique de Québec, situé à l’Aéroport international Jean-Lesage. Le directeur du centre, Yves Labbé, fait partie de ses nombreux complices.

« Pierre est un client en or! Tous les pilotes qui ont volé avec lui au fil des ans ont adoré. Il leur fait voir toutes sortes de choses, il n'est pas simplement photographe, ça va au-delà de ça! »

— Une citation de   Yves Labbé

C’est vrai qu’il rit beaucoup. Il a la blague facile et le rire contagieux, même quand les choses ne vont pas à son goût. Or, pour faire de la photo aérienne au Québec, mieux vaut avoir un bon sens de l’humour, car ça demande d’être patient.

Fort de son expérience, le client en or évalue le nombre de journées propices à la photo aérienne à 20 par année. Au moindre risque – smog, vent, pluie –, il préfère annuler, ce qui lui permet aussi de respecter son budget annuel de 10 000 $.

En effet, avant de pouvoir monter à bord avec lui, nous avons dû attendre des semaines. D’abord, il a plu. Ensuite, il a fait trop chaud. Dans ce temps-là, c’est comme si on regardait le ciel à travers une moustiquaire, m’a-t-il expliqué. Jusqu’à ce que le grand jour arrive enfin, après un mois d’attente.

Mets-toi un coupe-vent. Il y a quand même une petite fraîche en arrière, m’avait-il prévenue.

Pierre s'assoit toujours à l’avant, près du pilote, et chaque fois qu’il veut faire une photo, il doit soulever sa fenêtre. Le vent qui s’engouffre alors dans l’habitacle souffle à plus de 100 km/h, et c’est sur la banquette arrière qu’on s’en rend compte.

Quand il a monté sa vitre la première fois, mon calepin s’est envolé, et mes cheveux sont partis dans tous les sens. Le manège s’est répété toutes les trois minutes. Je suis constamment en train d’augmenter ma banque d’images, m’a-t-il dit candidement.

Je n’ai jamais eu autant de nœuds dans les cheveux. Mais il paraît que l’hiver, c’est bien pire. Sa conjointe, la conseillère en patrimoine Henriette Thériault, qui adore voler avec lui, m’a raconté qu’il faut alors empiler les couches de vêtements et mettre des doublures à ses bottes. Sauf que ça vaut le coup : L’horizon est rarement aussi pur. Le blanc, le bleu… on ne peut pas se rassasier de ces belles images-là.

Pierre Lahoud prend des photos à coté du pilote dans le petit avion.

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Vidéo GO Pro dans l’avion  Photo : Radio-Canada

Documenter l’histoire à 1000 pieds dans les airs
Documenter l’histoire à 1000 pieds dans les airs

Lors de notre vol, Pierre fait l’expérience d’un nouveau pilote, Gilles Piras, un dynamique Marseillais installé à Québec depuis 2017. Et entre les deux, ça clique!

Une fois sur la piste, Gilles a besoin de moins de 500 mètres pour faire lever l’avion. En un clin d’œil, les maisons de L’Ancienne-Lorette ont disparu derrière nous.

Premier objectif : Montauban-les-Mines.

Pierre y va pour la première fois, mais il a déjà repéré les lieux sur le web et fait son plan de vol en conséquence. Le cas de cette petite localité l’interpelle. Les dommages causés par l’exploitation minière le préoccupent de plus en plus.

En activité en 1905, la mine a laissé derrière elle des résidus extrêmement polluants qui défigurent le paysage, mais le site est en cours de régénération. Il compte revenir faire des photos à l’issue du processus, dans cinq ans.

Au moins, ici, il y a lieu d’être optimiste, contrairement à Schefferville, où il n’y a plus rien à faire. C’est une vraie catastrophe écologique, se désole-t-il.

Nous atteignons les 1200 pieds à une vitesse moyenne de 130 km/h, ce qui s’avère parfait pour la photo.

« Il y a des trompe-la-mort qui descendent à 500 pieds, mais entre 1000 et 1200 pieds, on fait d’excellentes photos, sans mettre sa vie en danger! »

— Une citation de   Pierre Lahoud

Le bruit est assourdissant. Impossible de se parler sans un système de micros et d’écouteurs tant le moteur est bruyant.

Notre historien-photographe ne lâche pas son appareil photo. Il a beau multiplier les anecdotes, il ne quitte jamais longtemps l’horizon des yeux. Quant à Gilles, il n’a qu’une priorité : se positionner le mieux possible pour lui permettre de faire son travail.

Quelquefois, il y a des pilotes qui pensent prendre la photo à ma place. Alors moi, je leur dis : "Non, non! Ta job, c’est de piloter, de savoir où on va." Ma job à moi, c’est de trouver les spots et de les photographier du mieux que je peux. En général, je réussis assez bien! explique-t-il, une fois la fenêtre refermée, après une nouvelle rafale de photos.

Sa conjointe m’a raconté qu’il revenait toujours euphorique de ses vols, même quand la météo avait été exécrable. Mais la veille d’un vol, Pierre ne dort presque pas. Il revoit chaque détail dans sa tête, comme dans un film; chaque image est réfléchie, documentée, repérée à l’avance. Il a déjà une idée claire de ses photos, avant même de les avoir prises.

Et pourquoi travailler en avion plutôt qu’avec un drone?

Pour lui, ça n’a jamais été une option. Sa façon de travailler est devenue quasi organique. Il connaît ses instruments. En 50 ans, il calcule qu’il en est à pas loin de 3000 vols.

En photographie aérienne, je peux saisir des moments que je ne verrais jamais avec le drone. Des fois, je vais aller chercher le reflet d’une piscine ou un alignement de maisons que je viens de voir du coin de l'œil, pendant que l’avion effectuait un virage, et que le drone n’aurait pas vu.

Pierre Lahoud prend une photo du pont de Québec vu des airs.
Pierre profite de notre vol pour prendre quelques nouvelles photos du pont de Québec. Photo : Radio-Canada / Catherine Lachaussée

Durant le vol, il compte commencer à documenter les travaux de construction du nouveau pont de l’île d’Orléans, un chantier gigantesque qui s’étalera sur plusieurs années encore, et prendre quelques belles images de la promenade Samuel-De Champlain, qu’il photographie depuis 15 ans, et dont la troisième phase vient tout juste d’être terminée.

Pierre a beau être ému par la beauté du spectacle, il n’a rien d’un contemplatif. Il vise un effet avec ses images.

« Pour frapper fort, ça prend de belles photos. Ça prend des photos qui parlent et qui ont une signification, et c’est à ça que je m’attache depuis une trentaine d’années : ne pas faire de l’esthétisme pour faire de l'esthétisme. »

— Une citation de   Pierre Lahoud

Et pourquoi ne pas tenter une photo du pont de Québec à la verticale, tant qu’à y être!

Encore un peu plus d’aile à droite… Bingo! s’écrie-t-il, enthousiasmé par un nouveau virage impeccable de notre pilote.

Gilles est officiellement enrôlé pour les prochains vols.

Pierre Lahoud choisi certaines photos qu'il a dans ses archives en format diapositives.  Photo : Radio-Canada / Martin Labbe

Le déclic
Le déclic

Pierre Lahoud a commencé à voler quand il travaillait au ministère de la Culture, au milieu des années 1970. On avait eu le mandat avec le directeur de l’époque de faire l’inventaire architectural complet du Québec. En cinq ans!

Il explique qu'ailleurs, on s'est donné plus de 100 ans pour mener à bien ce type d’inventaire. Pour sauver du temps, un collègue avait alors suggéré de le faire en avion. En hélicoptère, ça coûtait trop cher.

Deux hommes posent devant un petit avion avec des appareils photos dans leurs mains.
Pierre et son collègue Pierre Bureau, avec qui il a mené à bien l’inventaire architectural complet du Québec à la fin des années 1970  Photo : Avec la gracieuseté de Pierre Lahoud

L’idée était novatrice. En Pologne, ils l’avaient fait, mais seulement pour documenter des fortifications anciennes. Après un essai concluant à Courville, en banlieue de Québec, le Ministère a donné son aval.

C’est à cette époque que le diplômé en histoire et en ethnologie a développé son expertise en architecture. En 1981, l’inventaire était terminé. Mais cette façon de documenter le patrimoine a fait naître quelque chose de très fort chez lui, qui ne l’a plus quitté.

L’historien coule des jours heureux dans une belle maison patrimoniale entourée de champs, à Saint-Jean, sur l’île d’Orléans.  Photo : Radio-Canada / Martin Labbe

« Quand j’ai arrêté, j’étais en manque. Cette sensation de m’élever, j’en avais besoin. J’avais le goût de voir des horizons, d’avoir de l’espace devant moi. Alors je me suis dit : "Si tu en as besoin, mon homme, il va falloir que tu te trouves des projets." »

— Une citation de   Pierre Lahoud

Depuis ce temps, il n’a jamais cessé de voler de ses propres ailes. La Transat Québec–Saint-Malo, le Carnaval de Québec, une nouvelle construction dans le paysage : tout devenait matière à photo. Et il s’est pris au jeu de refaire ces images 5 ans, 10 ans plus tard, histoire de regarder évoluer les choses.

Quand il s’intéresse à un lieu, il ne le lâche plus, comme le note sa conjointe, Henriette : Chaque fois qu’il passe au-dessus, il prend des photos. Il dit que c’est des tocs. Mais c’est des beaux tocs, quand il en parle, on lui dit : "Fais-toi pas soigner!"

Les livres n’ont pas tardé. Québec à ciel ouvert a été lancé en 1987. Plus d’une quarantaine d’ouvrages ont suivi, dont plusieurs en collaboration avec des amis géographes, urbanistes ou historiens. Pour certains livres, il a mis ses pas dans ceux d’autres grands de la photo aérienne, comme Jacques de Lesseps et W. B. Edwards, montrant du même coup l’évolution du territoire sur des décennies.

Son fameux devoir de mémoire a pris forme, jusqu’à s’étendre à toute la province de Québec.

Mais le travail de l’amoureux du patrimoine ne s’en est pas moins poursuivi au sol. Et l’une de ses plus belles batailles, c’est à l’île d’Orléans qu’il l’a menée.

Une auto qui passe à côté d'une bâtiment patrimonial.

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Chapitre 3. Un manoir sauvé du désastre Photo : Radio-Canada

Un manoir sauvé du désastre
Un manoir sauvé du désastre

Andrée Marchand, propriétaire associée de la Goéliche, une auberge emblématique de l’île située à Sainte-Pétronille, a développé une belle complicité avec Pierre à la fin des années 1990, alors qu’il travaillait encore au ministère de la Culture.

Avec d’autres citoyens impliqués dans la sauvegarde du patrimoine, elle luttait alors corps et âme pour sauver l’un des plus beaux trésors de l’île d’Orléans, le manoir Mauvide-Genest, un joyau de près de trois siècles tout droit sorti du Régime français.

Pierre était notre interlocuteur au Ministère. C’est lui qui s’occupait de notre dossier, raconte-t-elle devant un café, servi dans la verrière donnant sur le fleuve, alors que la musique de Félix Leclerc résonne sur tout le rez-de-chaussée.

Une femme et un homme sont assis à une table et discute en riant.
Andrée Marchand et Pierre sont devenus de vrais complices au fil du temps. Photo : Radio-Canada / Martin Labbe

Pour Pierre, c’était plus qu’un simple boulot. L’île d’Orléans, il l’aime d’amour. Il y vit depuis 1975, dans une maison patrimoniale rénovée à la sueur de son front. Quand on fait le tour de l’île avec lui, on dirait un père Noël en tournée, tant les gens semblent heureux de le voir.

Entre les deux vieux amis, les anecdotes fusent. Un projet avorté de piste cyclable autour de l’île, un autre pour enterrer les fils électriques sur l’île… Depuis qu'ils se connaissent, ils n'ont jamais été à court d’idées.

On était pas mal tannants, avoue Andrée Marchand, les yeux pétillants.

Leur bataille pour sauver le manoir n’a pas manqué de piquant. Ce bâtiment de 1730, l’un des beaux du genre au Québec, selon Pierre, tombait littéralement en morceaux en 1998. Les sablières étaient complètement pourries. Toute la charpente ne tenait plus que grâce au support des deux foyers. Un coup de vent, et le toit s’envolait au grand complet.

En fin stratège, il a eu la bonne idée d’attendrir le gouvernement en faisant suivre des photos de l’état lamentable du manoir à Agnès Maltais, la ministre de la Culture de l’époque. Il savait que Lucien Bouchard, alors premier ministre, était un grand amoureux des bâtiments du Régime français.

Une fois la subvention du ministère de la Culture du Québec accordée, Parcs Canada y a ajouté une somme équivalente. Mais il fallait encore trouver 10 % du montant total auprès d’un troisième bailleur de fonds. C’est à ce moment-là que Pierre est intervenu à nouveau.

Il m’a téléphoné pour me dire : "Écoute, Andrée, on est en difficulté; s’il n’y a pas quelque chose qui se passe dans le milieu, vous allez perdre vos subventions."

Les gens de l’île ont regroupé leurs forces. En quelques mois, ils avaient réuni les 200 000 $ nécessaires, une somme colossale pour une communauté d’à peine 7000 habitants.

Grâce à leurs efforts, le manoir Mauvide-Genest est devenu un petit musée, dont l’état de préservation pourrait faire des envieux. Il a aussi le mérite d’offrir un rare voyage dans le temps. Chaque pièce est meublée comme si ses premiers occupants venaient tout juste de la quitter.

Pierre Lahoud travaille de son domicile à l'île-d'Orléans.  Photo : Radio-Canada / Martin Labbe

Une œuvre complète en partage
Une œuvre complète en partage

À force de survoler le Québec, Pierre Lahoud l’a vu se transformer. Tout en restant amoureux d’histoire, il est de plus en plus préoccupé par la question environnementale. Et depuis peu, il a découvert à quel point les journaux pouvaient lui être utiles.

Alarmé par l’érosion des berges de l’ensemble du littoral, qu’il a vue s’accélérer en les survolant, il a pris l’initiative de faire parvenir plusieurs photos, parmi ses plus percutantes, au journal Le Devoir.

Dans bien des cas, il va fournir des photographies, et il va dire "Donne-moi du gaz pour mon bike", pis ça va être correct! Et il fournira même le sujet de l’article et l’entrevue qui va avec! confirme l’un de ses vieux amis, l’ancien directeur du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), John R. Porter.

« Pierre, il aime découvrir, il aime partager. C’est très important pour lui. Ce n’est pas quelqu’un qui va être jaloux de ce qu’il possède, c’est presque un jaloux du partage. »

— Une citation de   John R. Porter, muséologue et historien de l’art

C’est d’autant plus utile que, souvent, vu des airs, un problème auquel on était peu sensible peut s’imposer plus clairement. Ce regard neuf et inusité sur les choses, Pierre en parle comme de la vue des anges. Le journaliste Jean-François Nadeau, qui a souvent collaboré avec lui pour ses articles, souligne également cette force d’impact de la photo aérienne.

Moi, je pense que sa contribution, son regard venu du ciel, nous a ramenés sur terre à plusieurs moments. Je me suis servi souvent de ses photos, pas nécessairement pour les publier dans Le Devoir, mais pour prendre un pas de recul sur ce que j’envisageais, précise Nadeau.

Depuis deux ans, l’historien diffuse aussi gratuitement ses photos par l’entremise des Coops de l’information, à raison d’une par semaine. Ça contribue à son travail de sensibilisation.

Même quand il va voir son cardiologue, il trouve le moyen de donner ses photos. Depuis quelque temps, les patients de l’Institut de cardiologie et de pneumologie de Québec font du tapis roulant devant ses plus belles images aériennes!

Là au moins, les gens, ils pédalent, ils courent, ils s’épuisent… mais c’est avec une vue du Rocher Percé, ou de la ville de Québec, c’est déjà bien plus le fun!, lance-t-il en riant.

Pour lui, les images aériennes ont un effet thérapeutique. Vu du ciel, tout semble plus apaisant.

En septembre surtout, quand les blés sont à leur plus belle couleur et qu’ils tranchent à côté du vert… Et le bleu de la rivière, et du fleuve… Là, je me dis qu’on ne peut pas être autrement qu’au paradis. Quand tu vois ce genre de chose, il y a des moments d’émotion qui sont très très forts, justement à cause de cette beauté.

Quand on lui demande comment il fait pour arriver financièrement en donnant ses photos, il prend le temps d’y penser avant de constater, dans un grand éclat de rire : Ben, c’est pas compliqué… j’arrive pas.

Le matin même, un organisme liturgique qui organisait un pèlerinage à l’île d’Orléans venait justement de lui en demander quelques-unes.

Je suis pas pour charger. Premièrement, ces organismes-là ont pas une maudite cenne. Ça va être plus tannant de leur dire non que de leur envoyer les photos, puis ils sont bien contents, alors moi aussi!

Rien pour étonner l’historien de l’art John R. Porter : Je suis sûr que si on faisait le tour de toutes les personnes qu’il a aidées dans leur travail, que ce soit avec ses photographies ou autrement, ce serait assez impressionnant.

Pierre Lahoud effectue une vingtaine de vols par année.  Photo : Radio-Canada / Martin Labbe

Le pouvoir des images
Le pouvoir des images

Pierre aime croire que son travail de sensibilisation fait son œuvre. Parmi les choses qui l’ont rendu le plus optimiste ces derniers temps, la conférence qu’il a donnée devant plus de 1000 élus municipaux réunis pour un congrès de la Fédération québécoise des municipalités, au sortir de la pandémie, arrive en tête de liste.

La barre était haute. Le dernier à avoir pris la parole devant cette assemblée était l'anthropologue Serge Bouchard, et son discours avait été si captivant que tout le monde était resté suspendu à ses lèvres. Du début à la fin, on aurait pu entendre une mouche voler.

Là, je me suis dit, il faut que je performe. Bouchard, c’est pas n’importe qui, c’est un des grands conférenciers que le Québec a connus. Ça m’a piqué au vif! avoue-t-il.

Les élus ont eu droit à un montage émouvant de ses plus belles photos de paysages. Chacun pouvait y reconnaître son bout de pays. Le conférencier a reçu deux ovations.

Ce que je disais aux maires, puis aux conseillers municipaux, c’était : ''Vous êtes les gardiens de cette beauté-là, vous en êtes les premiers répondants. Ça fait que si, vous autres, vous ne la protégez pas, on va la perdre.''

Par la suite, la présidente du congrès lui a avoué s’être mise à pleurer durant sa présentation. Elle était loin d’être la seule. Le sauveur de beauté avait atteint son objectif.

Vidéo de drône de Pierre qui sort de sa maison avec ses chiens

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Un gène qui court dans la famille?  Photo : Radio-Canada

Un gène qui court dans la famille?
Un gène qui court dans la famille?

En 2019, l’historien-photographe le plus célèbre du Québec a décidé de faire don de toutes ses images aux Archives nationales. Un premier lot de 95 000 diapositives a déjà pris le chemin de BAnQ. Des centaines de milliers de photos numériques doivent suivre.

Voir partir ses boîtes a été déchirant. Ces images, il les avait consultées toute sa vie. Je n’ai pas d’enfants, mais [j’imagine que] ça m’aurait sans doute fait le même effet de les voir quitter la maison, admet-il.

Mais à ses yeux, c’était la seule façon de protéger l'œuvre d’une vie, et le fait qu’elle devienne ainsi accessible au grand public avait achevé de le convaincre.

Un don d’une telle ampleur n’a rien d’anodin. Aux yeux du coordonnateur des archives à Québec, Rénald Lessard, c’est comme si l’on faisait cadeau à la population québécoise d’une mémoire de leurs terres et de leur patrimoine.

Des mains sur une table lumineuse avec des diapositives.
Pierre visionne ses vieilles diapositives sur une table lumineuse. À mesure que sa collection a pris de l’ampleur, l’historien est devenu un as du classement, constate sa conjointe, Henriette Thériault.  Photo : Radio-Canada / Martin Labbe

« Une masse documentaire d’une telle qualité pour décrire ou présenter un territoire, sans visée commerciale, je ne sais pas si ça existe ailleurs. En tout cas, au Canada, je n’ai pas connaissance d’entreprises du même genre. »

— Une citation de   Rénald Lessard, archiviste-coordonnateur, BAnQ

Pierre est un homme généreux. Mais à sa façon, il pense qu’il est aussi bon vendeur. Et ça, il le tient sans doute de son grand-père, Joe Lahoud, qu’il appelle affectueusement Papa Joe. Joe était le fils d’une première génération de Lahoud, arrivée du Liban en 1895 pour s’installer à Québec.

Il vendait de la guenille, comme tous les Libanais. Puis, il est devenu le premier concessionnaire Volkswagen pour tout l’est du Canada. Il en a vendu des milliers, en plus d’ouvrir un magasin de linge sur la rue de la Couronne. Il a eu des motels aussi. Il a tout réussi, raconte Pierre.

Je dis tout le temps que moi, j’ai jamais vendu de la guenille, mais j’ai vendu du patrimoine! Mon gène de commerçant, il est toujours là!

Le photographe et historien Pierre Lahoud est debout sur un massif de roches, près de l'eau.
Sur l’île d’Orléans, lieu de bien des batailles, mais surtout « berceau de l’Amérique française », comme le rappelle l’Orléanais dans l’âme  Photo : Radio-Canada / Martin Labbe

Quand son grand-père a appris qu’il n’en avait plus que pour deux mois, Pierre était à ses côtés. À 86 ans, Joe était toujours en feu, se souvient-il.

Quand le docteur lui a dit ça, mon grand-père a tapé sur la table, et tu sais ce qu’il lui a répondu? "Ça se peut-tu, partir dans la fleur de l’âge!" lance le petit-fils, encore hilare.

Si l’on se fie aux gènes qui courent dans la famille, Pierre Lahoud pourrait voler longtemps encore, et il a bon espoir de pouvoir le faire. À 71 ans bien sonnés, son agenda est déjà plein pour au moins cinq ans. Il serait bien capable d’ajouter 100 000 photos de plus à sa banque!

Le jour où nous avons pris l’avion avec lui, il n’a mis que cinq minutes pour réserver ses deux prochains vols : un pour photographier une église de grande valeur à Montréal, à la demande d’un spécialiste de l’architecture, et l’autre dans le Grand Nord, pour une professeure de l’Université Laval. Précieuses pour les deux universitaires, ces photos contribueront aussi à son devoir de mémoire.

Pour accomplir de grandes et belles choses, il a toujours préféré travailler en collégialité, comme le souligne son vieux complice, l’historien de l’art John R. Porter.

On a une fâcheuse tendance, dans la société en général, à penser que tout se joue autour d’une seule personne. La capacité de Pierre à travailler avec différentes personnes, c’est ça qui fait la différence. Ce n’est pas un solitaire. Ce qu’il réalise a un caractère collectif. Et à partir du moment où l’on introduit cette idée du collectif et du partage, ça marche!

Sitôt à la maison, Pierre retrouve ses deux borders collies, surnommés affectueusement « les filles ». Photo : Radio-Canada / Martin Labbe

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