•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Gaston est dessiné au crayon de plomb. Il porte des lunettes et il sourit. Son chandail est mauve et il est sur un fond rose marqué du logo de Solo.

Gaston Lepage – L’homme qui m’a fait devenir comédien

« Le destin fait souvent bien les choses et s’arrange pour qu’on trouve le chemin qu’il nous a tracé. »

Signé par Gaston Lepage, pour Solo

Celui dont vous lisez en ce moment les mots est issu d’une époque où les mouchoirs du dimanche étaient faits de coton blanc, et les mouchoirs de semaine, de coton coloré parce que ça paraît propre plus longtemps.

Né dans une famille campagnarde, d’une mère maîtresse d’école de rang à la manière d’Émilie Bordeleau et d’un père agriculteur, bûcheron, coureur de bois et menuisier, troisième garçon d’une famille de cinq enfants, je m’attendais à ce que ma destinée ressemble à celle de mes bons parents.

J’allais devenir instituteur comme les 33 professeurs de ma famille élargie, mère, sœur, tantes, oncles, cousines et cousins plus ou moins lointains, et gars de bois bricoleur comme mon père. Pourtant, le destin, vous savez, celui qui vire des vies à l’envers, celui qui en détruit plusieurs sans bonne ou mauvaise raison apparente, ce destin qui aime le chaos, et qui fait tout pour nous faire crier Y’en aura pas de facile!, oui, ce destin-là a dessiné le mien autrement.

Expatriés du Lac-Saint-Jean pour aller vivre sur la Rive-Sud de Montréal à la fin des années cinquante, ma famille et moi-même allions connaître une nouvelle vie. À cette époque, un membre mâle d’à peu près toutes les familles catholiques du Québec devait se destiner à la prêtrise pour assurer le voyage de ses parents vers le paradis.

Je fus choisi et me suis donc fait bardasser dès l’âge de 13 ans de collège en collège, pensionnaire à l’année de trois noviciats où j’ai presque terminé les quatre premiers degrés du cours classique. Mais voilà, à mesure que chacune des directions de collège s’apercevait de la mollesse de ma fibre religieuse, j’étais renvoyé.

J’aboutis donc après les fêtes de la Toussaint de 1965, époque de mon ultime expulsion, trois mois seulement après le début de la versification et âgé de 16 ans, à l’Externat classique de Longueuil dans une classe mixte de 26 filles. Le bonheur! Enfin des filles! Je n’avais pas de manières, je n’étais pas trop joli garçon non plus, ni tellement brillant.

J’avais le physique efflanqué et famélique du saint homme sorti tout droit du tableau La tentation de St-Antoine, de Dali, loin des canons de la beauté masculine, mais je les faisais rire. L’humour, probablement la raison principale pour laquelle on m’évinçait à répétition des pensionnats, était ce qui me rapprochait des filles de ma classe.

J’étais un raconteur incorrigible de blagues plus ou moins éculées, néanmoins sympathique, et l’improvisateur qui dormait en moi depuis l’enfance faisait flèche de toute situation méritant un regard moqueur, ce qui m’amenait assez souvent à faire le piquet dans le corridor.

Gaston Lepage porte des lunettes et un chandail rouge à manches longues. Il regarde la caméra. Derrière lui, on voit un mur en pierre.

Le comédien Gaston Lepage.

Photo : Denis Wong

Quand le destin débarque

Je saute ici quelques années, durant lesquelles le système d’éducation a connu une grande révolution et beaucoup de transformations : écoles secondaires avec des milliers d’étudiants, installation des études préparatoires aux hautes études et instauration des cégeps. Nous sommes à l’automne 1970. Me voici à 21 ans, en deuxième année de Lettres françaises dans le même bâtiment où on donnait le cours classique auparavant, maintenant devenu le cégep Édouard Montpetit.

Par un bel après-midi de septembre, Jean-Paul Micouleau, un Français dans la trentaine fraîchement arrivé au Québec, débarque au cégep. Lui et sa femme Chantal n’y travaillent même pas, mais sont enseignants de profession au primaire et font partie d’un système d’échange de professeurs entre pays où on peut trouver une diaspora francophone.

Le couple se réinstalle de pays en pays, de culture en culture, tous les deux ou trois ans. Bref, ils font ainsi le tour du monde, et le mari évite le service militaire français. Cette fois, ils ont un contrat de trois ans au Québec.

Jean-Paul a entendu dire que vivotait une troupe de théâtre, l’Estafette, au cégep Édouard Montpetit de Longueuil, et explique qu’il aimerait bien monter avec des comédiens en herbe intéressés certaines pièces de théâtre de répertoire, des boulevards et des classiques.

J’ai des amis qui font partie de cette petite troupe de théâtre. Même si je n’en suis pas membre, je suis assidûment ce qu’ils produisent. C’est l’époque de l’émergence du théâtre de création collective au Québec, et cette forme de théâtre m’attirait, même si je n’avais jamais joué dans de vraies pièces.

Jean-Paul Micouleau, le nouvel arrivant à l’accent toulousain, suggéra de faire passer des auditions aux membres de l’Estafette et à toute autre personne qui le voulait bien. Je demandai si je pouvais y assister en auditeur libre. J’étais bien trop timide pour passer une audition.

Jean-Paul a apporté des textes et on s’est engouffrés dans une petite salle autour d’une grande table. Nous sommes plus d’une vingtaine, garçons et filles. Jean-Paul donne la réplique, et chacun des participants lit et joue à l’instinct un rôle d’un des textes de théâtre que le maître propose. Quand arrive mon tour, je rappelle que... non merci, je suis ici juste en auditeur libre, et les lectures continuent avec les autres.

Une fois que tout le monde eut interprété aussi bien qu’il le put une scène des quelques manuscrits qu’il a apportés, le Français revient à la charge, et me dit dans un langage vernaculaire aux accents comiques qu’il n’y a que moi qui n’ai rien fait ni rien dit, et que tant qu’à être là, pourquoi je ne lirais pas une scène moi aussi.

Bien timidement, je me lance dans le rôle du Géronte des Fourberies de Scapin de Molière. Quand tout est terminé, Jean-Paul remercie et salue tout le monde, et demande à une jeune fille du groupe ainsi qu’à moi de rester. La jeune fille se désistera plus tard, mais pour l’heure, il a quelque chose à nous proposer. Et sans flafla ni détour, il nous offre de monter deux courtes pièces, La Leçon de Ionesco et Feu la mère de Madame de Feydeau.

Bien sûr, je connais ces auteurs. Mais voilà, ici, on parle de vrai théâtre, et je suis intimidé. Heureusement, ça va commencer doucement. Dans Feu la mère, il me destine le rôle du valet. Dans le Ionesco, je jouerai la bonne qui n’arrive qu’à la fin de la pièce. Les rôles du valet et de la bonne sont parfaits pour moi. Il faut dire qu’apprendre des textes par cœur est ma bête noire, et à l’époque, j’étais persuadé qu’être obligé de se souvenir à la lettre de quelque écriture que ce soit était le pire châtiment que puisse subir un être humain...

Chantal est assise sur une table. Derrière elle, Gaston regarde le plancher, une grosse écharpe au cou.

Chantal et Jean-Paul Micouleau jouent une scène tirée de «La leçon» de Ionesco.

Photo : Avec la permission de Gaston Lepage

Nous avons donc monté les deux pièces, répété plusieurs soirs par semaine, dirigés par Jean-Paul, avec la collaboration artistique de Chantal aux multiples talents de comédienne, conceptrice, décoratrice, musicienne, et de Margot Blanchette, une jeune femme dans la trentaine, comédienne amateur douée, qui n’en était pas à ses premières armes. Les représentations eurent lieu comme il se doit à la salle de spectacle du cégep. Gros succès!

Nous y avons présenté plusieurs fois notre vaudeville et l’expérience a été pour moi une révélation. Je ne faisais plus rire que mes amis. Je faisais rire des gens que je ne connaissais même pas, qui venaient nous féliciter, me féliciter, et ça me touchait énormément.

Tout au long de ce parcours, nous avons développé une grande amitié avec Jean-Paul et sa femme Chantal, et leur fille, la toute petite Emmanuelle qui n’avait que 4 ou 5 ans. C’était durant cet hiver où le Québec a vécu cette inoubliable tempête du siècle qui avait paralysé Montréal et les environs pendant trois jours. Jean-Paul, qui n’avait jamais vu autant de neige, me demandait constamment avec cet accent qui rendait comique tout ce qu’il disait : Dis, Gaston, est-ce que ça s’arrête parfois la neige ici ? Il était dévasté, et ça m’amusait quand même beaucoup.

Gaston Lepage se tient devant une grange en bois, dont les portes sont peintes en rouge. Il sourit et porte un chapeau à large rebords rouge.

Gaston Lepage n'avait jamais pensé devenir comédien.

Photo : Denis Wong

Être comédien, ça se peut?

À la suite de ce succès, Jean-Paul, qui discernait déjà en moi certaines aptitudes, me dit un jour après une représentation où la salle avait particulièrement réagi : T’aimerais pas ça comme métier, comédien? Oui, mais comment le devenir? Nous avons alors épluché le bottin téléphonique. Sous la rubrique école de théâtre, nous avons déniché le Conservatoire d’arts dramatiques de Montréal, l’École nationale de théâtre et l’UQAM.

Je me suis inscrit aux auditions des trois institutions et Jean-Paul a trouvé, proposé et mis en scène les trois extraits de pièces que je devais obligatoirement présenter lors des auditions du printemps. Lui-même me donnerait la réplique dans Les fourberies de Scapin, que nous venions justement de commencer à monter, et aussi dans Le manteau de Gogol, tandis que Margot me donnerait brillamment la réplique dans Lorenzaccio, la scène du cardinal confessant la marquise.

Vint avril 1971, le temps des auditions. Je présente mes trois scènes au Conservatoire. Ça se passe au mythique Théâtre National sur la rue Sainte-Catherine, là même où la Poune faisait crouler de rire son auditoire, de la fin des années 1930 aux années 1950. Le jury est constitué des professeurs et du directeur du Conservatoire.

Ils sont là dans le noir. Les projecteurs aveuglants les soustraient à la vue de ceux qui œuvrent sur scène. C’est très intimidant. Ces gens de métier doivent trier sur le volet 300 à 400 personnes en audition, et ils n’en garderont pourtant que douze.

Parmi ceux qui décideront de mon sort, il y a des héros de mon enfance : Jacques Létourneau (Le pirate Maboule), Hubert Fielden (Sautapic), Huguette Uguay (Madame Bec-Sec), Monique Lepage, François Rozet, Georges Groulx, Yvon Thiboutot, et d’autres. Je ne les vois pas, je ne les entends pas, mais je sais qu’ils sont là. Je frissonne de trac.

On commence avec la première scène, Les fourberies. Scapin cherche son maître et fait mine de ne pas le trouver alors qu’il l’a sous les yeux. Jean-Paul est formidable. Moi je n’ai en début de scène qu’à dire Qu’y a-t-il, Scapin?. Jean-Paul se démène comme un diable courant de tout côté alors que je le regarde faire, et on entend, venant de salle, Merci, prochaine scène s’il vous plaît.

Nous sommes estomaqués. Je n’ai eu le temps de dire que quelques mots... Nous passons à la prochaine scène, le Gogol. Je joue le rôle du tailleur, et je suis assis... en tailleur, comme un yogi sur une table basse. Ce qui me met les genoux en compote. Jean-Paul joue ma femme. Ma femme m’engueule alors que je ne réagis presque pas, et encore une fois, on entend, venant de la salle, Merci, troisième scène s’il vous plaît.

Jean-Paul et moi sommes vraiment bouleversés, mais il faut pourtant continuer. Le vin est tiré. Margot s’approche, s’agenouille dans son rôle de marquise soumise en confession. Je suis assis sur une chaise tout près d’elle et je l’écoute d’une oreille attentive. Elle prononce sa première réplique, à laquelle le cardinal répond : Continuez…, et pour une troisième fois, on entend la voix, Merci. Ce sera tout, prochain candidat.

Cette voix grave est celle de François Cartier, alors directeur du Conservatoire, qui met fin à mon audition. Nous nous retrouvons tous les trois consternés, Jean-Paul, Margot et moi, dans le lobby du théâtre. Jean-Paul est le plus atteint; il a tellement travaillé fort pour me préparer à cette audition, et il ne comprend pas pourquoi on nous a stoppés net avant que les scènes prennent leur élan. Moi non plus, je n’y comprends rien.

On présentera les mêmes scènes d’audition à l'École nationale dans les jours suivants. Heureusement, ce sera beaucoup moins émotif. J’aurai aussi par la suite l’entrevue à l’UQAM, avec Jean-Guy Sabourin, qui n’exige pas d’audition de pièces de théâtre, mais qui rencontre chacun des candidats inscrits. Je suis accepté dès la fin de l’entrevue. Si ça ne marche pas pour l’une ou l’autre des écoles de théâtre, je me dis qu’il me restera l’Université du Québec.

Inquiet de ne pas avoir encore de nouvelle de l’audition du Conservatoire, deux semaines après l’horrible expérience, convaincu que c’est un signe évident du refus que je devrai essuyer et surtout pour en avoir le cœur net, j’appelle le secrétariat du Conservatoire. J’entends la douce voix de Thérèse Doyon, qui a dévoué toute sa vie au Conservatoire et qui me dit joyeusement : Bien oui, vous êtes accepté!

Je jubile. Le Conservatoire est mon premier choix. Je confirme la chose à Jean-Paul, qui en est très heureux lui aussi, mais d’autant plus déboussolé, même si la tournure des événements nous gratifie d’une fin heureuse. Un peu plus tard, je reçois aussi la confirmation que je pourrais être accepté à l’École nationale. Il est clair dans ma tête et dans mes poches que le Conservatoire est mon premier choix. C’est gratuit. L’École nationale, c’est 500 $ par année. Ce que je possède le moins dans la vie, c’est justement de l’argent.

Gaston Lepage semble estomaqué. Il regarde au loin. Il porte un costume d'époque avec un col bouffant.

Gaston Lepage dans «L'avare» de Molière, au Conservatoire d'art dramatique de Montréal.

Photo : Avec la permission de Gaston Lepage

Les retours imprévus

À la fin des classes, Chantal, dont les parents habitent à Toulouse, retourne en France pour quelques semaines. Sa mère est malade. Jean-Paul vient d’acheter une voiture, puisque le couple doit passer encore deux ans au Québec. Pendant que Chantal court au chevet de sa mère, lui et moi passons l’été à nous promener à travers le Québec que je lui fais visiter.

On va à la pêche chez mes parents qui habitent maintenant dans les Laurentides au bord d’un lac, on joue au Scrabble trois heures par jour, aux échecs aussi, et nous devenons quasiment colocs dans le nouvel appartement de Notre-Dame-de-Grâce que le couple a loué pour les années qui viennent. J’attends de faire mon entrée en septembre au Conservatoire, et Jean-Paul attend le retour de Chantal et Emmanuelle.

Et puis, un coup de téléphone. Une nouvelle effarante. Chantal ne reviendra pas au Canada. Sa mère est très malade, le cancer. Après quelques jours, Jean-Paul décide de tout liquider, et de retourner retrouver sa famille en France. Il ne peut pas vivre sans ses amours, et je le comprends.

Il sacrifie beaucoup de choses chères à son cœur, dont un avenir prometteur à la scène. Lui-même avait passé des auditions au TNM, et devait jouer à l’automne, professionnellement, dans une pièce de théâtre montée par le grand metteur en scène Jean-Pierre Ronfard.

Les comédiens sur scène sont déguisés avec des tubes en tissus.

Gaston Lepage sur scène dans le spectacle «Tout Ubu» au TNM.

Photo : Avec la permission de Gaston Lepage

Trois ans plus tard – ma dernière année de Conservatoire –, Ronfard assiste au spectacle de fin d’année, m’y remarque, contacte le directeur du Conservatoire, François Cartier, pour avoir mes coordonnées. C’est au TNM que je joue pour la première fois professionnellement et, qui plus est, dans un spectacle monté par Ronfard lui-même, grandiose et ubuesque, intitulé Tout Ubu. La boucle était bouclée.

Quelques années plus tard, après le décès de la mère de Chantal, le couple Micouleau a continué de parcourir le monde, à faire des enfants – des filles – et à monter des pièces dans tous les pays où ils ont habité. La liste est édifiante : Égypte, Haïti, Antilles, Canada, Turquie, Japon...

Le destin fait souvent bien les choses et s’arrange pour qu’on trouve le chemin qu’il nous a tracé. Dans mon cas, il m’a envoyé un précieux guide, l’a littéralement parachuté sur mon parcours alors indéfini. En neuf mois, le temps nécessaire pour mettre au monde un humain, il a fait naître la nature du comédien que j’allais devenir.

On voit Jean-Paul, avec une moustache blanche et des lunettes de soleil. À l'avant-plan, Gaston Lepage porte des lunettes et une casquette.

Gaston Lepage et Jean-Paul Micouleau sont restés amis.

Photo : Avec la permission de Gaston Lepage

Ce joyeux monsieur âgé maintenant de 82 ans, grand-père, veuf, à la retraite, érudit comme une encyclopédie, à l’esprit vif, toujours globe-trotteur dans sa tête, marchant devant, droit comme une flèche, drôle à en pleurer, je ne l’ai jamais perdu de vue. On s’écrivait sur du papier avant Internet, et on s’écrit toujours.

On se voit quand je vais en France. J’ai passé une semaine chez lui, à Toulouse, au printemps 2022. C’était comme si on n’avait jamais cessé de se voir. L’amitié dans ce qu’elle a de plus beau. Il reviendra au Québec en mai prochain. Vous voulez savoir pourquoi?

Son petit-fils Pierre, l’un des enfants de la petite Emmanuelle du temps jadis, terminera sa dernière année de formation au Conservatoire d’arts dramatiques de Québec. C’est pour l’y voir jouer que sa mère et son grand-père reviendront au pays, 54 ans plus tard.

Comme disait Raôul Duguay : Toute est dans toute!

Illustration d'entête par Sophie Leclerc à partir d'une photo de Denis Wong