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Simon Boulerice est représenté au trait de crayon. Il porte des lunettes noires. Derrière lui, on voit le logo de Solo.

Simon Boulerice – Pogner la joie

« Ma voix s’était fendue devant toute la foule pieuse et ahurie. Ç’a été assez pour ne plus croire en Dieu. »

Signé par Simon Boulerice, pour Solo

Chanter m’a toujours donné l’illusion d’une lévitation sacrée.

Quand j’avais autour de 10 ans et qu’il n’y avait personne chez moi, je chantais tout le répertoire acrobatique de Whitney Houston dans ma cage d’escalier. Sinon, dans ma douche, parce que l’écho magnifiait ma voix. Je pensais à tort que j’accotais vocalement Whitney.

Un jour où j’étais particulièrement convaincu que je touchais à la grâce, j’ai invité ma sœur à venir m’écouter chanter dans ma chambre. J’ai fait jouer la cassette homonyme de mon idole et j’ai concocté des back vocals sur son chant, le tout dans un anglais très approximatif.

Au bout de cinq chansons – sans doute une très longue torture –, j’ai demandé à ma sœur : Vicky, est-ce que tu crois que je devrais contacter Whitney pour réenregistrer son album avec ma voix par-dessus la sienne?

Ma sœur m’avait élégamment répondu : Hmm, comment j’te dirais ben ça? Écoute : c’est joli avec ta voix, mais c’est vraiment pas nécessaire. Je n’ai donc jamais contacté Whitney, mais j’ai continué à chanter son répertoire.

Comme elle, je me suis inscrit à la chorale de ma paroisse. Crescendo, que ça s’appelait. Je chantais tous les dimanches à l’église. Ma prof de chorale trouvait que je chantais assez juste pour m’offrir un solo. Tout un couplet de la chanson Si tu entends.

Normalement, c’était Nathalie Turcot qui avait ce privilège, elle dont la voix m’éblouissait. Mon tour venait enfin! Sauf que j’étais rendu à 12 ans, l’âge ingrat, vocalement, pour les garçons… Et que j’avais pas précisément le génie de Whitney ou de Mozart…

Mozart, lui, en 1770, à 14 ans, à la chapelle Sixtine, avait entendu le Miserere d’Allegri. Le soir même, il avait recopié de mémoire la partition exacte du chant privé. Quelques années plus tard, on a perdu les partitions originales. On n’a pas eu d’autre choix que d’avoir recours à celles de Mozart.

Whitney, elle, en 1974, à 11 ans, à l’église baptiste New Hope, dans le New Jersey, est parvenue à faire sangloter les fidèles en chantant avec sa voix d’ange, sans fausses notes, la chanson Guide Me, O Thou Great Jehovah.

Moi, en 1994, à 12 ans, à l’église de Saint-Rémi-de-Napierville, je suis parvenu à effectuer la stupéfiante prouesse de muer live, en plein cœur du solo de la chanson Si tu entends. Une vraie trahison divine. J’aime me dire que j’ai perdu la foi et la voix simultanément.

Ma voix s’était fendue devant toute la foule pieuse et ahurie. Ç’a été assez pour ne plus croire en Dieu.

J’ai lâché les projecteurs et la chorale, mais j’ai continué à chanter, reclus chez moi, dans ma caisse de résonance bien personnelle.

Simon Boulerice est assis dans les marches et regarde la caméra en souriant.

Enfant, Simon Boulerice se réfugiait dans la cage d'escalier pour chanter.

Photo : Denis Wong

Un jour, en 4e secondaire, j’ai vu une annonce dans le journal de l’école : on cherchait des voix pour une chorale parascolaire. J’ai postulé et j’ai été ravi d’apprendre qu’il n’y avait pas d’audition : tout le monde était convié à chanter des cantiques de Noël. C’est la bien-aimée prof d’histoire qui dirigeait le tout. Lorsqu’elle a demandé qui souhaitait faire un solo, j’ai timidement levé la main; je me sentais prêt, la muance avait été plutôt achevée et m’avait laissé une voix nasillarde, mais juste. Mais ce n’était pas l’avis de ma prof d’histoire, qui a brusquement décliné mon offre : Tu chantes ben trop du nez, Simon. C’est pas beau.

Rétrospectivement, je reconnais qu’elle avait raison. Mais sa franchise avait alors été un coup de massue.

Son refus avait éteint quelque chose en moi. J’ai poursuivi les répétitions de la chorale, mais le cœur n’y était plus, trop anxieux que j’étais à chaque note que je poussais. Ruinais-je le tout? Étais-je un boulet, celui qui ralentissait le clan, qui nuisait à l’ampleur du chant?

Mes cours d’histoire non plus n’avaient plus le même intérêt : pendant l’heure et quart de la classe, je me repassais en boucle, comme une phrase en surimpression vocale sur des infos de guerres et de génocides : Tu chantes ben trop du nez, Simon. C’est pas beau.

Mais l’envie de chanter avait le dessus sur mon humiliation. Alors je continuais les répétitions en baissant de plus en plus le volume.

Le jour de notre prestation publique, hanté par la sentence de ma prof, j’ai offert un lipsync avec une conviction mollassonne. Par peur de gâcher l’harmonie, j’ai chanté sur mute. Une synchronisation labiale pour que l’ampleur du chant soit intacte.

Mes seuls moments de liberté vocale étaient ceux où, au retour des classes, ma voix était réverbérée dans la cage d’escalier. Le rituel hérité de mon enfance se poursuivait. J’étais seul, je respectais ma pudeur, mais paradoxalement, j’ouvrais grand les fenêtres, espérant qu’un agent d’artiste passerait sur la rue Poupart et serait envoûté par ma voix. Qu’il sonnerait et dirait My God, mais qui chantait? Je répondrais modestement (mais quand même pas au niveau d’humilité de Cendrillon), avec un petit geste de la main qui dit arrêtez-moi ça, vous : « C’est moi… »

- Puis-je vous mettre sous contrat? Je sens que si je mise sur vous, je vais récolter gros.

- Ben voyons donc. Vous êtes sûr?

- Certain!

- Je chante pas trop du nez?

- Pantoute! Votre voix, c’est de l’or en barre.

Cette phrase, je l’avais captée dans le film Up Close and Personal, sorti l’année d’avant, en 1996. Dans la traduction du scénario de Joan Didion et de son mari John Gregory Dunne, Robert Redford (Warren Justice) disait à Michelle Pfeiffer (Sally Atwater) que sa voix était de l’or en barre. J’imaginais à présent un mélange de René Angelil et de Robert Redford prononcer les mêmes mots pour moi.

Mais non. Personne ne sonnait pour me faire signer un contrat avec Sony Music.

Simon Boulerice est assis devant une bibliothèque et regarde la caméra en souriant.

Simon Boulerice, chez lui.

Photo : Denis Wong

C’est cette année-là que je me suis retrouvé dans un souper à Montréal avec Lara Fabian et l’entièreté de son fan-club, dont j’étais membre depuis plusieurs années. C’est le fan-club qui organisait la soirée. J’étais accompagné de mes amies Catherine et Nathalie. Nathalie qui chantait toujours aussi joliment…

Je me souviens d’avoir été jaloux lorsque cette dernière a accroché le bras de Rick Allison, le gérant et l’amoureux de Lara, pour lui dire qu’elle rêvait de devenir chanteuse. Derrière elle, j’avais murmuré bêtement moi aussi. Il avait souri avec politesse et Catherine, qui avait l’habitude d’accompagner son amie au piano, lui avait donné un coup de coude dans les côtes en l’intimant de chanter quelque chose à brûle-pourpoint.

Nathalie, superbe de culot, avait offert Tu t’en vas a capella. Elle avait du cran et du talent, mais sa mémoire des paroles était plus bancale que la mienne. J’étais là, derrière elle, pour lui souffler les mots oubliés, et j’en profitais pour les fredonner avec intensité. J’ouvrais grand mes fenêtres pour émouvoir Rick Allison.

Si je pouvais, je te dirais reste avec moi

Sur mon cœur et mon âme se brise une larme

Je n'ai pas le droit

J'ai envie de te garder là

Te parler tout bas

Quand ma peau nue frémit sous tes doigts

Et je vois dans tes yeux que c'est elle que tu veux

Tu t'en vas en me laissant seule derrière toi…

C’est moi qui avais livré à Rick Allison le vers : Quand ma peau nue frémit sous tes doigts, mais il n’avait pas semblé frémir plus que ça. Nathalie semblait partiellement contrariée que cette audition improvisée se transforme en duo. Ma voix nasillarde venait peut-être de lui coûter un contrat avec Sony Music.

Simon Boulerice regarde par la fenêtre de son appartement.

L'auteur Simon Boulerice.

Photo : Denis Wong

L’année suivante, en 5e secondaire, Nathalie et Catherine ont eu le projet de créer un spectacle de musique. Tout le monde qui le désirait pouvait offrir une prestation. Je me suis dit : Essaie donc une dernière fois… J’ai arrêté mon choix sur une chanson accessible vocalement : C’était l’hiver, de Francis Cabrel. Jugeant qu’il manquait quelque chose à la chanson, Catherine m’a proposé que Nathalie fasse des back vocals à ma version, et je dois en convenir, c’était rudement joli. Après Tu t’en vas, les rôles étaient inversés.

Le soir de la présentation, toujours à l’église de Saint-Rémi-de-Napierville – je renouais avec cette divine scène et cette acoustique encore plus céleste que celle de ma cage d’escalier – tout s’est bien déroulé. J’ai été applaudi, et j’ai furtivement cru que j’avais du potentiel. Mais après le spectacle, mon amie Geneviève m’a raconté qu’elle était assise derrière ma prof d’histoire, qui disait à son voisin, en rigolant : Enweille, Nathalie! Enterre Simon! Enterre sa voix nasillarde!

J’ai alors enterré mes rêves de chant pour de bon. J’ai remisé ce désir de chanter sur scène. La littérature a été mon tuteur pour toutes mes floraisons suivantes. Je suis allé en littérature au cégep, puis à l’université. Ensuite, quand j’ai fait l’école de théâtre, je participais le plus timidement possible dans mon cours de chant choral. Je poussais mes notes du bout des lèvres, pour ne pas nuire au groupe.

Mais la vie a été douce avec moi. Quelques années après ma sortie de l’école, on m’a offert quelques tribunes musicales : En direct de l’univers et Belle et bum, pour le piano à gogo, où j’ai lamentablement remisé mon projet de chanter du Whitney – je me suis rabattu sur du Marjo, de peur de recevoir de la haine sur les réseaux sociaux.

Puis un jour, on m’a invité à chanter à La semaine des 4 Julie pour le volet du Karaoqui. Le Karaoqui, c’est un karaoké, mais avec un rideau. Donc on ignore qui chante. Et quand les invités reconnaissent la voix, le rideau tombe d’un coup, dans un effet kabuki, et révèle la personne qui se cachait derrière. Je me suis dit : Vas-y, Boulerice. Personne va te voir! Personne pour te juger. C’est le moment idéal pour te prendre pour Whitney!

J’y suis allé et j’ai chanté I Wanna Dance With Somebody. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais de l’intérieur, c’était magnifique. Je me disais : Ben voyons donc que je maîtrise toutes les notes de même! Ben voyons donc! Ça sonnait pur et sincère comme dans la cage d’escalier de mon adolescence. Et alors que je chantais, un invité de Julie Snyder a cru que j’étais France Castel. À ce jour, c’est le compliment le plus flatteur que j’ai entendu de ma vie.

Le lendemain, hélas, en me réécoutant, j’ai réalisé que je n’avais maîtrisé aucune note. C’était un fiasco sur toute la ligne. Et pourtant, mon souvenir était si joyeux. J’ai alors réalisé ceci : parfois, l’état dans lequel on se trouve quand on crée quelque chose est plus important que le résultat. Bien sûr que le résultat est important, mais ce que ça m’apporte de chanter, ça vaut quelque chose.

Depuis, je chante comme dans ma jeunesse, et j’ouvre grand mes fenêtres, tout d’un coup qu’un gérant passe devant chez moi et frémit devant tant de sincérité.

Car je ne pogne peut-être pas la note, mais je pogne la joie.

Illustration d'entête par Sophie Leclerc à partir d'une photo de Denis Wong