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Dessin du visage d'une femme qui regarde au loin.

Pascale Picard – Perdre mon père

« Techniquement, c’est la COVID qui nous a enlevé notre père. Pourtant, l’alcoolisme nous privait déjà de lui depuis de nombreuses années. »

Signé par Pascale Picard, pour Solo

Pascale Picard est autrice-compositrice-interprète et animatrice radio.

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

Sciences physiques de 4e secondaire. C’est tout ce que j’ai retenu du cours.

Mon secondaire a été un long cauchemar éveillé. Si j’ai mon diplôme aujourd’hui, c’est parce que mon père n’a jamais obtenu le sien, et qu’il n’était pas question qu’il nous laisse commettre la même erreur.

Il n’était pas plus niaiseux que les autres, au contraire en fait. Il était plus grand que nature : brillant, excentrique, charismatique, tout puissant.

En grandissant, j’ai compris que même les armures les plus rutilantes ont leurs failles. Les combats de mon plus grand héros sont éventuellement devenus les nôtres aussi. Sa maladie était tellement sournoise et dévastatrice que même deux ans après son décès, j’ai encore peur de la nommer.

Techniquement, c’est la COVID qui nous a enlevé notre père. Pourtant, l’alcoolisme nous privait déjà de lui depuis de nombreuses années. Si on m’avait donné le choix, j’aurais voulu que beaucoup de choses se passent autrement. Mais au final, ni sa vie ni sa mort n’auront été vaines ou inutiles.

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme…

Une femme regarde un album de photos derrière un cadre montrant la photo d'un homme.

Pascale Picard avec, en avant-plan, une photo de son père Michel.

Photo : Radio-Canada / Pascal Ratthe

Mon père est né en 1955 à Québec. Beaucoup s’entendent pour dire qu’il était doté d’une intelligence hors du commun. Ces jours-ci, on parlerait peut-être de douance, de TDAH et de double exceptionnalité. À l’époque, c’était un petit bum qui passait à côté d’une belle carrière de curé.

À 17 ans, Michel quittait la modeste maison familiale avec sa précieuse guitare Ovation, son diplôme d’études professionnelles en réparation de radios et de télévisions et beaucoup d’ambitions. Son arrivée sur le marché du travail coïncidait avec celle des ordinateurs dans notre quotidien. Ainsi, au fur et à mesure que l’informatique s’immisçait dans nos maisons, mon père en devenait l’une des principales références à Québec. Ses aspirations étaient grandes, son égo démesuré, son arrogance souvent insupportable, mais ce self made man livrait la marchandise, et en plus, il était beau comme un cœur. On lui pardonnait tout.

Michel est tombé amoureux autant de fois que son horaire le lui a permis. Il a fait des enfants, il a acheté des maisons, des bateaux, des voitures, une moto et beaucoup de guitares. Il a voyagé partout dans le monde, le vent dans le dos, sur des mers de bonheur. Un tableau presque parfait.

Bien sûr, il y avait un os dans le potage.

Sa relation symbiotique avec la bouteille était une évidence avec laquelle nous composions. Nous n’avions pas le choix. Ni les armes pour nous battre. Michel ne répondait pas aux lois du commun des mortels. Il était invincible.

Puis, sournoisement, ses jours glorieux se firent plus rares. Ses amis l’invitaient moins, son compte de banque l’inquiétait et son sourire ne faisait plus fondre personne. Michel devenait vulnérable aux aléas de la vie. Nous, ses trois enfants et sa conjointe, avons rassemblé notre courage pour la nommer, une dernière fois, sans détour, la Maladie-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom.

Mais tout n’était pas perdu : il pouvait faire des changements. Nous l’aimions et allions tout mettre en œuvre pour l’accompagner.

Une femme regarde la caméra avec, en avant-plan, le manche d'une guitare.

Pascale Picard

Photo : Radio-Canada / Pascal Ratthe

Malheureusement, on ne peut pas tirer sur une carotte pour qu’elle pousse plus vite. Malgré tout ce qu’il prétendait, mon père n’était pas libre. Il était prisonnier de son alcoolisme, et tout indiquait que celui-ci allait le tuer.

Je vous épargne les détails, mais malgré tout l’amour qu’il avait pour nous, ça n’a pas été des années faciles. Pour personne. Pour lui non plus, j’imagine. J’ai dû accepter que la seule personne que j’avais le pouvoir de sauver, c’était moi-même. Doucement, j’ai lâché prise, et entamé le deuil du père que j’aurais voulu avoir, afin de mieux aimer celui qui était là pour vrai.

Au printemps 2020, Michel a été hospitalisé. Son foie ne faisait plus son travail. Difficile de le lui reprocher : il faisait du TSO depuis tant d’années… Au terme d’un séjour de trois semaines à l’hôpital, il continuait de nier sa consommation d’alcool. La docteure n’était pas impressionnée : Si vous buvez, ne serait-ce qu’une bière par semaine, vous êtes mort dans un mois.

C’est un petit vieillard de 64 ans bien fragile que mes frères et moi avons ramené chez lui.

Il n’a jamais repris une goutte d’alcool.

La dernière année de Michel en a été une de paix et de guérison. C’était une année bonus, comme peu de gens en ont. Pour la première fois, il s’est laissé aimer pour vrai. Nous nous sommes rapprochés. Il a joué un peu au grand-papa, mangé beaucoup de tarte au sucre et bu l’équivalent du Saint-Laurent en eau pétillante. Il a d’ailleurs développé des sentiments forts pour sa nouvelle machine Soda Stream. Il envisageait même un plan d’affaires pour faciliter le remplissage des bonbonnes de CO2. Je l’écoutais sans l’entendre. Moi, ce qui m’animait, c’était de revoir la lumière au fond de son regard.

Comme si, juste avant de partir, Michel voulait gagner son plus grand combat et nous laisser en paix.

Une femme regarde sa main droite en pianotant.

Pascale Picard

Photo : Radio-Canada / Pascal Ratthe

Nous sommes le dimanche 11 avril 2021 quand je reçois L'APPEL. Il fait encore trop noir dans ma chambre pour que ça ne soit pas une mauvaise nouvelle. J’ouvre un œil pour vérifier mon pressentiment : il est 5 h 15. Ce n’est pas un appel de courtoisie.

Michel est entré à l’hôpital cette nuit. Je n’entends pas la suite. J’encaisse le choc. Le chemin de mon lit à l’Enfant-Jésus s’est fait sans ma participation.

Je me réveille, pour vrai, à l’accueil du centre hospitalier. Nous sommes en pleine troisième vague. J’enlève mon masque, je mets du Purell. L’astronaute devant moi me tend une boîte de masques, j’en mets un nouveau. Il me demande la raison de ma venue.

Mon père a été admis à l’urgence.

Regard incrédule. Je devine sa réflexion : Mais qui est cette conne qui pense venir "chiller" à l’hôpital avec son père? Les gens meurent seuls depuis un an partout dans le monde.

Parfois, la vie nous fait un petit clin d'œil.

Je sors un joker de ma poche : J’ai eu la COVID il y a trois semaines.

Les portes de l’hôpital s’ouvrent. J’ai la précieuse immunité.

Une femme qui porte des vêtements de protection, un masque médical et une visière transparente regarde la caméra.

Pascale Picard à l'hôpital

Photo : fournie par Pascale Picard

Je suis les indications jusqu’à l’Urgence. Je m’arrête devant la vitre qui me sépare de mon père, inconscient sur une civière. S’il ne portait pas la traditionnelle jaquette bleue et un masque à oxygène, on pourrait croire qu’il dort paisiblement. Un astronaute-ange gardien m’apprend que c’est son voisin de condo qui a appelé l’ambulance après l’avoir entendu en détresse au cours de la nuit. Un poignard me traverse le cœur et mes yeux se mettent à chauffer. Il n’a dit à personne qu’il était malade. Mes poumons brûlent. Il est arrivé ici inconscient, en difficulté respiratoire.

J’entends des pas rapides et je perçois le danger avant même de croiser le regard de la docteure. Il n’y a pas de bonne manière de l’annoncer : c’est la COVID et son état se dégrade rapidement. Le masque à oxygène ne suffit plus. Si on veut qu’il vive, nous devons maintenant l’intuber. Je me dis naïvement : MAIS QU’ON L’INTUBE! FAITES CE QU’IL FAUT!

La docteure nous explique que si ce terme semble banal, il consiste en une procédure très intrusive dont les séquelles sont aussi imprévisibles que handicapantes. Elle nous prévient aussi que si on va de l’avant, les chances que mon père s’en sorte sont pratiquement inexistantes.

Comprenez-moi bien : le foie de votre père est mort à 90 % et le reste de ses organes est fortement hypothéqué. Dans l’éventualité, TRÈS IMPROBABLE qu’on réussisse à le désintuber, on parle ici de perte TOTALE d’autonomie, de CHSLD, de ne pas être capable de manger tout seul, etc.

Avec son historique médical, Michel fait maintenant partie des personnes vulnérables dont on nous parle depuis le début de la pandémie. Ces personnes qu’on veut protéger, pour lesquelles tout le monde se démène et respecte les consignes sanitaires. Ces personnes qui meurent de la COVID. Et malgré tous nos efforts collectifs, mon père est passé entre les mailles du filet. Nous n’avons pas pu le protéger.

Un point d’interrogation semble suspendu dans les airs. On me fixe. Non. Je ne suis pas prête. Je n’ai pas la réponse. Je dois parler à mes frères, qui, eux, n’ont pas eu le droit de rentrer dans l’établissement.

On ne devrait jamais avoir à prendre ce genre de décision. Ça n’en est pas une de toute façon. Je vous entends me souffler les réponses.

Parce qu’on ne veut pas s’acharner.

Parce que les lits sont pleins de gens qui ont de vraies chances de s’en sortir.

Parce qu’on connait notre père et ses volontés dans un éventuel cas comme celui-ci.

Parce qu’on ne saurait pas expliquer à l’homme qui nous a parlé de passion et de liberté toute sa vie qu’on a préféré l’enfermer dans son corps pour le garder avec nous.

On se résout à l’aimer assez pour le laisser partir, dans la dignité.

Malgré tous les feux à éteindre, la formidable équipe de l’Enfant-Jésus nous dit de prendre tout le temps nécessaire. Je revêts l’habit d’astronaute moi aussi, afin d’avoir accès au proverbial lit de mort de Michel. Stéphane, un des infirmiers en service, insiste pour immortaliser le moment. Je le remercie mollement en lui reprenant le téléphone de ma main gantée : j’en ai besoin pour l’appel vidéo Messenger avec mes frères.

La photo qui reste gravée dans ma tête est celle que personne n’a prise.

Derrière une grande porte vitrée, une astronaute se pose sur la civière de son père endormi. De son cellulaire en mode selfie, deux jeunes hommes courageux disent adieu à leur papa.

J’ai enlevé ma visière, puis mon masque, et j’ai embrassé Michel sur la joue une dernière fois.


Perdre un parent a beau être dans l’ordre naturel des choses, ça ne rend pas l’expérience moins éprouvante. Mon père nous a quittés il y a deux ans aujourd'hui. Je pense à lui tous les jours. Bien sûr, je me demande ce qui serait arrivé si on avait décidé de déclarer la guerre aux pronostics des médecins. C’est facile de partir loin dans sa tête une fois les cendres retombées. Sincèrement, je ne souhaite pas ça à mon pire ennemi.

Quand Michel est parti, ça faisait exactement 10 ans que je n’avais pas pris une goutte d’alcool. C’est probablement la meilleure et la plus importante décision que j’ai prise de ma vie. Les chats ne font pas des chiens. J’ai vu, aux premières loges, de quoi mon avenir pourrait être fait. J’ai réalisé que si mon invincible héros perdait tous ses pouvoirs devant la bouteille, les humains normaux comme moi n’avaient aucune chance.

Grâce à lui, j’ai décidé d’être le changement que j’espérais chez les autres.

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

Un beau dimanche d’avril ensoleillé, mon père s’est éteint.

Je suis rentrée chez moi et j’ai pris ma fille dans mes bras. Je lui ai fait toutes les promesses du monde dans ma tête. Quelque chose me dit que je les tiendrai.

Une femme embrasse une fillette qu'elle tient dans ses bras.

Pascale Picard et sa fille

Photo : fournie par Pascale Picard

Illustration d'entête par Sophie Leclerc basée sur une photo de Pascal Ratthé