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Dessin d'un homme qui regarde la caméra avec un léger sourire.

Dany Turcotte – Tu me manques, maudit fou!

« Ça fait sept ans et il me rend encore visite dans mes rêves. » L'auteur raconte le lien fraternel qui l'unissait à Dominique Lévesque.

Signé par Dany Turcotte, pour Solo

Dany Turcotte est humoriste et animateur de télévision.

Mais qui est ce gars à la tête d’oiseau déplumé à l’avant de la salle? Avec ses six cafés dans les mains, sa Player’s light au coin de la bouche et sa toux creuse, il a une énergie qui m’est insupportable. Un lapin Energizer cocaïné.

On me dit : C’est Dominique Lévesque, notre prof!

On est en 1982. Du haut de mes 18 ans, je fais enfin mon entrée au Cégep de Jonquière. Finalement accepté en art et technologie des médias après un lobbying intensif de mon directeur de polyvalente, j’assiste à mon premier cours de théâtre.

Pour moi, c’est non! Je quitte immédiatement la classe pour me diriger vers les bureaux administratifs et demander de changer de professeur. Ce gars-là représente tout ce qui m’énerve chez un être humain. Je suis incapable pour un cours, alors imaginez une session! Mon nouveau prof est Pierre-Paul Legendre, un bon vétéran à la voix rassurante et aux airs de capitaine Haddock; oui, je le veux!

Les soirées d’improvisation sont extrêmement populaires à Jonquière; 500 spectateurs par semaine s’agglutinent dans la salle polyvalente. Il y a déjà des vedettes : Marie-Lise Pilote, Bernard Vandal, Émile Gaudreault et… Dominique Lévesque. Je veux absolument joindre la secte, alors je me présente aux auditions.

Celui qui juge est vous-savez-qui. Je suis RE-FU-SÉ. Décidément, notre histoire d’humour commence bien mal…

Le noyau de l’impro se resserre. On organise maintenant des soirées de stand up au café Chez le Bedeau, une sympathique petite salle face à l’église Saint-Dominique (pas le même Dominique, un autre). Aujourd’hui, on l’appelle Le Côté-Cour.

Je réussis à devenir membre de ce groupuscule sans nom et pas encore sanguin avec un numéro en duo avec mon ami Stanley Péan. Nous jouons les frères siamois (Stanley est Noir); on est dans l’absurde. Le public et le gourou adorent! Ces soirées deviennent un véritable laboratoire d’humour avec, comme mentor, ce délirant savant fou.

Après plusieurs mois remplis de soirées éclatées et non censurées, j’apprivoise la bête. Non seulement Dominique Lévesque ne me rebute plus, mais je le trouve franchement fascinant. C’est LE prof hot, celui qui s’implique à fond. On le retrouve au petit matin couché par terre dans son bureau, la tête sur ses souliers; il trouvait plus pratique de dormir au cégep. Un autre jour, il fait -35 degrés, Dominique se présente à l’école avec ses mitaines de four : il ne trouvait pas ses gants.

Décidément, on est face à un être d’exception, un feu d’artifice créatif. Je l’appelle maintenant Dominique.

Dominique Lévesque en février 2012, lors d'une de ses chroniques à <em>L'après-midi porte conseil</em>.

Dominique Lévesque en février 2012, lors d'une de ses chroniques à L'après-midi porte conseil.

Photo : Radio-Canada / François Lemay

Le Groupe sanguin est formé et j’en fais partie! J’invente le personnage de Verveine. Mes années à respirer le patchouli de ma sœur imprégné dans le gyproc de la chambre qu’elle m’avait léguée m’ont contaminé!

Dom et moi, ça baigne. Lui professeur, moi étudiant. Mon salaire est minimum, le sien est maximum. Il m’aide financièrement pour les grosses bières au Bedeau. Son obsession pour la recherche d’idées nouvelles est contagieuse. C’est une véritable turbine de la Baie James créative! Son cerveau est un hamster-sprinter de 100 mètres. J’adore sa présence.

On déménage à Montréal. On prend le contrôle du Club Soda. On loue un camion de déménagement pour la gang. Dominique encaisse son maigre régime de retraite pour se lancer sans parachute avec ses amis-étudiants. Notre premier spectacle est mis en scène par un certain Robert Lepage; c’est un hit. On donne six ou sept représentations par semaine, on vend des billets, les critiques s’enflamment, la « Saguenay connection » débarque dans la grande ville! C’est la gloire, on peut maintenant renoncer à nos chèques de chômage.

On a consommé notre vie de groupe tel des boulimiques au Tim Hortons. Après 2 tournées, 700 représentations, le Groupe sanguin coagule. Marie-Lise et Émile partent monter un show, Dominique et moi choisissons le Costa Rica. Pour reprendre notre souffle, on part pendant un mois, on loue une maison en moustiquaire en pleine jungle. Nous sommes quatre, les deux ex-Sanguins, Caroline – la blonde de Dominique – et André – mon chum. On occupe nos soirées à identifier les insectes qui s’agglutinent sur la moustiquaire. Dominique devient entomologiste. On écoute le prélude de Bach et on s’endort avinés dans les bruits des singes, paresseux et toucans.

Deux hommes déguisés en vieillards regardent la caméra.

Dany Turcotte et Dominique Lévesque pendant leur tournée du spectacle « Lévesque-Turcotte se reproduisent », en 1998

Photo : fournie par Dany Turcotte

À la séparation du groupe  sans gain , j’ai 36 000 $ dans mon compte de banque. Dom et moi décidons d’investir. On devient copropriétaires d’un quadruplex sur le Plateau. Prix de l’achat : 215 000 $. J’ai une hypothèque. On décide d’écrire des blagues pour la payer.

On monte un premier spectacle. Dominique, qui agit comme metteur en scène, souffre d’une dépression majeure. Victime de son cerveau hyperactif, il tente de le mater avec tous les paradis artificiels disponibles. Notre spectacle s’appelle Nouvelle administration et, disons-le, celle-ci est vacillante.

Le positif de cette tempête? On passe d’amis à frères d’armes.

On a deux logements à louer. Un premier couple se présente; les deux tourtereaux sont édentés! On se dit : C’est pas parce que t’as pas de dents que t’es pas une bonne personne! On signe le bail. Six mois plus tard, ils partent, nous laissant en cadeau une pile de chèques sans fond. On oublie tout et on loue à un autre couple. Ils s’aiment bruyamment et violemment. Ils se sauvent après trois mois en pleine nuit en n’oubliant surtout pas de ne pas payer.

On monte un nouveau spectacle, Lévesque-Turcotte se reproduisent. On invente le personnage du propriétaire de bloc exploité par ses locataires. Lévesque prend du mieux et Turcotte est heureux! On travaille Dominique, moi et… son perroquet! Il a cet oiseau névrosé-possessif vissé sur l’épaule qui hurle constamment son nom en crescendo d’agressivité pour finir dans un retentissant Dominiiiiiiiiiiiiiiiiiiique à faire saigner des tympans. Ses chandails sont souillés par les petites déjections de Bayou. Le show est un succès.

Troisième production : Lévesque-Turcotte arrivent en ville. On a trouvé notre méthode de travail. Il y a des spectateurs partout où l’on arrive. On joue des centaines de parties de Scrabble en voiture. On doit souvent reprendre; les nids de poule font sauter les petites lettres en bois. Notre record : 12 parties entre Montréal et Sept-Îles. Dominique invente aussi des jeux-questionnaires pour la télé; l’équipe technique et moi sommes ses cobayes pour les questions. On se sauve de lui, épuisés par son acharnement.

Un autre grand bonheur de ces moments sur la route : le silence. Ces silences réconfortants de deux amis bien l’un avec l’autre qui ne sentent pas l’obligation de les remplir.

Quatrième et dernier spectacle : Sous observation, notre meilleur! Dominique et Caroline se séparent. Le perroquet s’étant volatilisé, ils ont maintenant deux enfants, Philippe et Rosalie. Les démons de la dépression reviennent hanter Dom. Je monte le visiter. Il a des migraines aussi grandes que son front. Paralysé par la souffrance, il est étendu, un morceau de viande congelé sur la tête. Il occupe ses nuits à tuer des zombies. Le son des meurtres traverse son plancher, qui est aussi mon plafond. Je change ma chambre de place trois fois.

Je suis engagé dans une obscure émission de télé dans laquelle je joue le rôle de fou du roi! Dominique devient consultant pour plusieurs émissions; il est monsieur Quizz . Quand on a besoin d’idées, on fait le 1-800-Lévesque. Tous les gens avec qui il a travaillé me parlent de lui comme d’une bibitte fascinante. Puis, vient La petite séduction. Dominique est partie prenante de la production. On repart sur la route visiter des villages, mais surtout des villageois. Dom est le metteur en scène des gens qui n’ont jamais fait de télé. Il est parfait! C'est un professeur dans l’âme. Ses yeux brillent après la performance des gens impliqués. Il est authentique et sincère, il laisse sa marque dans bien des cœurs.

Le reste, c’est l’histoire que j’aurais aimé n’avoir jamais à écrire…

Un homme est dehors et regarde au loin.

Dany Turcotte

Photo : Radio-Canada / Ariane Labrèche

On est le 20 décembre 2016, je suis sur l’autoroute 55, entre Orford et Drummondville, je me rends au Saguenay pour Noël. Mon téléphone sonne. C’est Pascale, la blonde de Dominique. Elle est au Honduras, elle m’annonce qu’il est mort et que son corps est dans le coffre d’un camion; il s’est noyé.

Il reviendra dans une petite boîte (son corps incinéré pesait cinq livres; on l’a pesé parce qu’il aurait aimé le savoir).

On vient de m’arracher un morceau. Prendre conscience de sa disparition est un très long processus. Ça fait sept ans et il me rend encore visite dans mes rêves; on fait des spectacles, il est full stressé, mais tout va bien!

Je ne suis pas croyant, je le sais qu’il n’est pas au ciel, quand t’es vivant, t’es à on, et quand t’es mort, t’es à off! Par contre, il vit par ses beaux enfants (Philippe, Rosalie, Néo), dans tous les étudiants qu’il a inspirés, dans toutes les jokes, les questions qu’il a écrites. J’ai des images de lui qui « poppent », je vois ses grands yeux et son grand front se plisser à chercher des solutions, je le vois démarrer son ordinateur si puissant que nos cheveux en bougent, je le vois faire des centaines de pots de sauce tomates qu’il brasse avec un 2 par 4, je le vois se faire mordre par son chat Catastrophe et passer deux semaines à l’hôpital, je le vois sur l’avenue des Érables marcher et être si profondément dans ses pensées qu’il ne me reconnaît même pas, je le vois barrer son vélo avec une chaîne de six pouces de large, trop tanné de se faire voler, je l’entends tenter de retrouver sa voix de gars fatigué parce qu’il est sorti trop tard…

J’ai enterré une partie de tes cendres sous un lilas (ta fleur préférée). Chaque printemps, pour te rendre hommage, les chevreuils viennent bouffer les branches. L'arbre est chétif et torturé, à ton image! Oui, t’étais pas mal plus fatigant que fatigué, mais c’est plus fort que moi, je me permets de te parler même si tu m’entends pas.

Esti que tu me manques, maudit fou!

Illustration d'entête par Sophie Leclerc basée sur une photo d'Ariane Labrèche