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Illustration de Salomé Corbo qui regarde au loin.

Salomé Corbo – Survivre à un attentat

« Depuis cet instant, je n’ai plus jamais été la même. Ai-je perdu quelque chose, ai-je gagné quelque chose, ou les deux? »

Signé par Salomé Corbo, pour Solo

L’auteure est comédienne.

Une bombe qui explose, ça ne fait pas « Boum! ».

Ça aspire, ça pousse, ça souffle, ça éclate, ça casse, ça brûle, ça blesse, ça tue, mais ça ne fait pas « Boum! ». Ça ne fait pas vraiment un bruit qu’on peut remplacer par une onomatopée.

En un court instant, ça change l’ordre des particules de toutes les choses qui étaient en place, avant la détonation.

Je l’ai réalisé il y a bientôt sept ans.

Le 22 mars 2016, un petit matin de fin de tournée, encore embrouillée de la fête de la veille, j’ai avalé une pomme, salué mon grand ami resté sur son balcon pour me dire au revoir, et sauté dans un taxi.

Puis, après avoir imprimé ma carte d’embarquement à la borne électronique, dans le hall d’entrée de l’aéroport de Zaventem, à Bruxelles, j’ai survécu à un attentat terroriste.

À 8 h moins quelques poussières, une bombe a explosé.

Elle était loin. Loin de moi, mais bien trop près de centaines de gens.

Puis, quelques secondes plus tard, il y a eu une deuxième détonation.

Celle-là, elle était toute proche. Pas assez pour me blesser. Pas assez pour me tuer. Mais assez pour que la mort me frôle.

Trente-deux morts, 237 blessés et des milliers de traumatisés.

Même si j’ai vu des corps mutilés, même si j’ai lu la terreur dans les yeux de tant de gens, même si j’ai entendu des cris qui vous déchirent l'âme, j’écris ces lignes sans avoir souffert d’un choc post-traumatique au sens médical. Toutefois, ce matin ne m’a pas laissée indemne pour autant.

Depuis cet instant, les particules qui me composent n’ont pas toutes retrouvé leur place initiale. Je n’ai plus jamais été la même. Ai-je perdu quelque chose, ai-je gagné quelque chose, ou les deux?


Ce dont je suis convaincue, c’est que lorsque la mort passe si près de nous, la vie gagne en relief.

Dans les heures qui ont suivi les attentats, je n’entendais plus rien d’une oreille. J’avais un goût étrange de produit chimique dans la bouche. Mes jambes, un peu en guenille, ressentaient toujours le souffle de la bombe. Mais étrangement, je parvenais à me tenir debout.

J’avais la chance infinie de me trouver dans un pays francophone que je connais bien et dans une ville où j’ai beaucoup d’amis. Il m’a donc été facile de régler les procédures de la Croix-Rouge et de trouver un refuge pour me poser une nuit.

Cette soirée entre amis a probablement été la première pierre sur le chemin cahoteux de ma guérison. Au milieu de gens tout aussi bouleversés que moi, parce que leur ville venait de subir la terreur, il était doux de parler, de rire et de manger.

Manger.

Manger ce repas, tendrement préparé par mes amis, a fait partie des premiers signes que j’allais désormais voir la vie autrement. Dès les premières bouchées de ce petit morceau d’agneau délicatement parfumé au romarin et de ce savoureux gratin dauphinois, mes papilles gustatives envoyaient des milliers de nouvelles informations à mon cerveau. Tout était meilleur, plus riche, plus savoureux. On aurait dit que je mangeais pour la première fois de ma vie.

Je me souviens d’en avoir pleuré.

En fait, j’ai beaucoup pleuré pendant les 72 heures qui ont suivi les attentats. Je pleurais d’avoir vu l’horreur, je pleurais d’avoir eu si peur, je pleurais devant notre humanité brisée par la haine. Je pleurais en serrant dans mes bras les gens que j’aime. Je pleurais en atterrissant enfin à Dorval. Je pleurais en embrassant mon amoureux. Je pleurais en pensant aux mères des terroristes qui venaient de perdre leur fils. Je pleurais quand le son fracassant de la bombe me revenait et prenait tout l’espace dans ma tête. Je pleurais… et sans le savoir, c’était la seconde pierre du sentier qui guérit.

Comme dit ma mère : Pleurer, ça fait sortir les toxines. Je ne crois pas que cette affirmation soit scientifiquement prouvable, mais dans mon cas, cela a certainement été une excellente façon d’évacuer. Moi qui n’étais pourtant pas une grande braillarde avant, je laissais les larmes jaillir dès que j’en sentais le besoin, je ne retenais rien (sauf devant mes enfants, trop jeunes pour comprendre ce qui s’était passé et que je ne voulais surtout pas traumatiser).

En pleurant de tristesse, de colère ou de joie, je m’autorisais à sortir le méchant.

Un miroir réfléchit l'image d'une femme qui regarde au loin avec un léger sourire.

Salomé Corbo

Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Les jours ont passé, je pleurais moins, je lisais les articles, je regardais les images de l’aéroport explosé dans les médias, je racontais à qui voulait l’entendre ce qui m’était arrivé. Je prenais la mesure de ma chance. La chance d’être vivante, saine et sauve.

Mon oreille gauche reprenait peu à peu ses capacités, et entendre le rire de mes enfants me faisait du bien. Le son de la bombe devenait plus diffus. Il laisserait place, plus tard, à un acouphène traumatique.

Puis, il y a eu la dinde noire qui a fait pipi sur le divan d’une dame. La vilaine volaille sauvage venait de créer une éclipse médiatique, les attentats sont alors devenus un sujet d’archives.

De mon côté, j’ai repris ma vie là où je l’avais laissée. Des tournages, des lunchs, des matchs d’impro, des brassées de lavage à plier… Mais quelque chose en moi n'était pas encore revenu. Une part de moi se trouvait toujours dans le hall d’entrée de l’aéroport de Zaventem.

Je repassais chacun de mes gestes en revue.

Le moment où j’ai réalisé que ma valise nuisait à ma fuite et à celle des autres, et où je l’ai puissamment dégagée du chemin sans réaliser qu’elle contenait mon cachet de tournée et les cadeaux pour les enfants.

Celui où un homme et moi avons tenté de faire sortir les gens par une porte qui refusait obstinément de s’ouvrir malgré toute la force qu’on y mettait.

Je me souvenais d’avoir aidé cette jeune fille catatonique à avancer vers un lieu d’évacuation. Je repensais à ce moment surréaliste où nous avancions sur le tarmac, à quelques pas des avions cloués au sol, aux côtés des employés d’aéroport en larmes qui ne savaient pas comment nous guider.

Je ne le savais pas encore, mais cette façon de remâcher les évènements était une autre pierre sur le fameux chemin. En effet, j’étais fière de la manière dont j’avais réagi, j’avais eu de bons réflexes, j’avais été à la hauteur de mes attentes. Je n’avais rien à me reprocher, j’avais bien fait ça.

Dans les semaines qui ont suivi, les images morbides sont devenues moins fréquentes. Si les premiers jours, elles me submergeaient chaque minute, là elles n’apparaissaient plus qu’une fois ou deux par jour dans mes pensées.

C’est autre chose qui venait de m’envahir : ma propre vie.

Une femme regarde hors-champ.

Salomé Corbo

Photo : Radio-Canada / Denis Wong

À l’aube de mes 40 ans, j’avais beau être en vie, cette vie me ressemblait-elle?

Les choix que j’avais faits étaient-ils en adéquation avec ma nature profonde? Avais-je choisi le bon amoureux, la bonne maison, les bons projets professionnels? Si la mort m’avait fouetté les flans, était-ce pour que je continue ma vie telle que je l’avais menée jusqu’ici?

Je n’ose pas imaginer ce que cette immense remise en question aurait pu provoquer si la réponse à la plupart de ces questions avait été : non. Au contraire, je réalisais avec soulagement que j’aimais ma vie et que j’embrassais encore toutes mes décisions.

La maternité reprenait tout son sens, et je me réjouissais d’avoir fait trois enfants. Trois humains formidables qui m’obligeaient à donner le meilleur de moi. Je comprenais tout le privilège que j’avais de les voir grandir, avec juste assez de lâcher-prise que cela exige.

La peau de mon tendre époux était toujours le plus doux des refuges, son humour et sa vivacité, le plus lumineux des phares.

Même mon modeste et vieillot triplex du quartier Ahuntsic, à Montréal, devenait un lieu de tous les possibles. Je me lançais dans la création d’un potager urbain pour apprendre aux enfants que les légumes, ça ne pousse pas dans les premières allées d’épicerie, et pour créer du vivant. J’avais besoin de vivant pour chasser les derniers fragments de mort qui venaient encore, à l’occasion, me rendre visite la nuit.

Quant à mon boulot, qui ne permet ni sécurité d’emploi ni assurance financière, je le rechoisissais avec une ardeur renouvelée. J’avais beau n’avoir aucune garantie, je savais qu’il nourrissait mon âme. C’était le plus important.


Les années ont passé. Aujourd’hui, il ne me reste qu’un acouphène et une histoire de survivance à raconter.

Depuis ce jour qui a changé ma vie, j’ai repris l’avion et visité des halls d’entrée d’aéroport, sans trembler, sans avoir peur de l’autre, sans haine, sans besoin de vengeance, mais avec une fervente envie de vivre, de découvrir, de partager.

Je ne connaîtrai probablement pas de mon vivant une terre sans terrorisme, sans guerre. Les humains n’ont pas encore appris à vivre ensemble. Le pourront-ils un jour? J’en doute. Mais au milieu de ceux qui ont choisi la violence, une immense majorité souhaitent vivre en paix et offrent le meilleur d’eux-mêmes. C’est sur ces gens que mon regard se pose, ce sont leurs mains tendues que je saisis pour avancer, sereine. C’est aussi pour eux que je ne cesserai jamais de créer des histoires, pour nous raconter et pour montrer à quel point nous sommes beaux, bien qu’imparfaits.

N’attendons pas de croiser la mort pour nous enivrer de l’odeur des lilas, pour sourire en regardant des ados rouler des mécaniques, pour essayer de faire une mousse au chocolat, pour écrire à un vieil ami tout le bien qu’il nous fait.

Vivons!

PS Si vous m’invitez à une fête, prévenez-moi avant d’ouvrir une bouteille de bulles. Le « pop » est étrangement le son le plus proche de celui d’une bombe, et s’il me prend par surprise, mon sang se glace et mes jambes me lâchent. Santé!

Une femme assise sur un divan regarde la caméra.

Salomé Corbo

Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Illustration d'entête par Sophie Leclerc basée sur une photo de Denis Wong