Un rythme étourdissant
Chaque
dimanche soir, c'est le même manège chez les Ménard-Savoie.
Les deux jeunes cadres, Anne Ménard et Nicolas Savoie, doivent
confronter leurs agendas de la semaine afin de trouver du temps
pour s'occuper de leur bébé. En raison du travail
qui prend toute la place, vivre en famille est devenu terriblement
complexe.
Une
jeune femme raconte le rythme effréné d'une journée : « Je
me lève vers 4 h 30, on part vers 6 h 45
prendre l'autobus. Alors à 6 h 35, on est dehors.
La petite déjeune à la garderie. Heureusement, parce
je n'aurais pas le temps de la faire déjeuner à la
maison. Ensuite, je file au travail pour 8 h 00. Le soir,
je reviens la chercher. On reprend l'autobus. C'est comme ça
tous les jours. »
Partout
au Québec, cette quête effrénée pour
gagner du temps se répète inlassablement, soir
et matin. Le temps moyen que les parents accordent à
leurs enfants est passé de 16 heures par semaine en 1991
à 11 heures en 2001. |
François
Lanthier, directeur du centre de la petite enfance Jardin Bleu,
à Québec : « C'est étourdissant.
Je vois certaines familles qui vivent à un rythme spectaculaire.
Des gens qui ont l'impression de survivre plutôt que de vivre.
[
] Les familles sont épuisées. C'est ce qui
explique qu'on ait moins d'enfants, entre autres. »
La
semaine de quatre jours
En
plus d'être papa, Nicolas Savoie est aussi le président
de la Jeune chambre de commerce de Montréal. Depuis un an,
il réclame que les patrons tiennent enfin compte de la réalité
familiale de leurs employés. Il demande l'intervention de
l'État sur cette question. Il rappelle que le Québec
a l'un des plus faibles taux de natalité des pays de l'OCDE
- avec 1,44 enfant par couple - et que le Québec a une population
qui vieillit rapidement.
Pour
contrer la dénatalité, la Jeune chambre de commerce
revendique la semaine de quatre jours pour les jeunes familles,
ou au moins des horaires plus flexibles. La Jeune chambre demande
aussi que les parents de jeunes enfants aient la priorité
dans le choix des vacances.
Les
opposants à de telles idées ont été
légion et le demeurent. Pourtant, ces propositions ont tellement
frappé l'imaginaire qu'elles ont été reprises
lors de la dernière campagne électorale. Les Libéraux
avaient alors proposé de réduire les impôts
pour faciliter la conciliation travail-famille. Pour Nicolas Savoie,
« la conciliation travail-famille, c'est surtout
une question de temps et de d'organisation du travail ».
Des
garderies débordées
Le
milieu de travail étant mal adapté à la réalité
des familles, les garderies sont débordées. On leur
confie des bébés de plus en plus jeunes, parfois de
moins de trois mois. Retour des mères au travail oblige.
Dans les écoles, les services de garde ouvrent de plus en
plus tôt, dès 6 h 30. Certaines garderies,
quant à elles, sont ouvertes sept jours sur sept. François
Lanthier : « C'est certain que nous aussi,
dans les services de garde, on pourrait tout prendre sur nos épaules,
la responsabilité de la conciliation famille/travail. On
pourrait avoir des heures d'ouverture encore plus flexibles. Mais
à un certain moment, il faut que la société
se prenne en main. Il n'y a pas que les services de garde qui doivent
faire des efforts. »
Une
question d'ordre personnel?
De
leur côté, malgré les lourdes pressions exercées
actuellement sur les travailleurs, la plupart des entreprises considèrent
toujours que la conciliation famille-travail est une question d'ordre
personnel.
Mélanie
Kau dirige la compagnie Mobilia, qui compte 15 magasins et plus
de 200 employés. Entrepreneure performante, le chiffre d'affaires
de son entreprise a presque triplé sous sa direction. Pour
cette mère d'un jeune enfant, le travail demeure à
l'avant-plan de sa vie. Rapidement après son accouchement,
elle est retournée dans son entreprise.
Au lieu
de diminuer, le nombre moyen d'heures consacrées au travail
augmente, contrairement à la tendance observée
en Europe. Au Canada, la semaine moyenne de travail est passée
de 41 heures en 1991 à 43 heures en 2001. |
Si
dans certains pays, comme la France, une politique familiale globale
a eu pour effet de freiner la dénatalité et de revaloriser
la famille, au Québec on n'en est pas là. Depuis la
révolution tranquille, la famille québécoise
a subi d'importantes transformations qui ont eu pour effet de faire
chuter dramatiquement le nombre de naissances. Mais les choses changent
peut-être. De nouvelles valeurs sont en train d'émerger,
surtout chez les jeunes.
Un
nouveau sondage CROP Radio-Canada-La Presse indique que les 18-34
ans valorisent encore plus la vie de famille que leurs parents ne
le font. C'est le cas de Luc Joly et de Natalie Babin. Ils travaillent
tous les deux mais font beaucoup d'efforts pour passer plus d'heures
avec leurs deux filles. Pour ses enfants, Luc Joly a mis fin aux
réunions de travail qui se tenaient à 6 h 45
le matin. Il a même refusé une promotion afin de maintenir
l'équilibre qu'il s'est donné entre le travail et
sa vie en famille. Luc Joly : « J'ai
eu des offres, mais j'ai dit : "L'important pour
moi c'est la famille, je ne refuse pas votre poste, peut-être
dans quelques années." »
Pour
Madeleine Gauthier, spécialiste des nouvelles tendances,
ce cas est loin d'être unique. Elle souligne que de plus en
plus de jeunes, tant au Québec qu'en Europe, donnent la priorité
à la qualité de vie et à la famille.
Les
conséquences de la dénatalité
L'alarme
est déclenchée au Québec. La population en
âge de travailler - celle de 15 à 64 ans - va cesser
de croître d'ici sept ans. Les travailleurs vont vieillir,
prendre leur retraite en masse et même une politique de forte
immigration ne pourra pas résoudre le problème. On
commence ici à s'inquiéter des conséquences
de la dénatalité.
Par
exemple, le mouvement Desjardins, premier employeur privé
au Québec, doit faire face, tout comme les principales entreprises,
au départ massif des baby-boomers. Dans dix ans, 40 %
de son personnel prendra sa retraite. La situation est identique
à Hydro-Québec. Elle est pire dans le secteur public,
où plus de la moitié du personnel a plus de 45 ans.
Entre 2010
et 2040, près de 1 million d'emplois devront être
comblés par les départs à la retraite. |
Gilles
Taillon, porte-parole du milieu patronal, reconnaît que les
besoins des jeunes familles sont criants, mais pour éviter
des pénuries de main-d'uvre, il prétend qu'il
faut avant tout s'occuper des baby-boomers. À Québec,
on tient le même discours. Pour retenir les travailleurs de
60 ans et plus, on est prêt à bonifier leur rente tout
en favorisant la semaine de quatre jours. Des jeunes craignent que
tout cela ne se fasse au détriment des couples avec enfants.
Et les jeunes familles, déjà sous pression, risquent
de l'être encore plus avec le vieillissement de la population
qui devrait faire exploser les coûts de santé.
Pour
les jeunes couples, la seule issue est de redéfinir le travail,
pour laisser plus de place à la famille.
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