.  
Adaptation pour Internet : CAROLINE PAULHUS

DU CLASSIQUE GLAMOUR
Émission du 10 janvier 2003

journaliste : JOSÉE DUPUIS
réalisatrice : KATHLEEN ROYER

Dans un monde où la concurrence est omniprésente, le milieu des arts n'échappe pas à la tentation d'oser pour attirer les foules. Il est de plus en plus fréquent de voir des scènes de nus dans les opéras ou, à l'opposé, de voir des interprètes de musique classique se faire habiller par de grands couturiers.
Le sexe, l'obsession du look et de l'effet choc sont de plus en plus utilisés par des metteurs en scène à la recherche de nouveaux publics. Or, plusieurs artistes craignent qu'on en arrive à sacrifier la qualité de l'interprétation au profit du spectacle.

 

L'opéra se déshabille

Agnès Grossmann, chef d'orchestre

Cet été en Autriche, le Festival de Salzbourg a proposé un Don Giovanni très aguichant, au point où les musiciens de l'orchestre ont connu de légers problèmes de concentration durant les répétitions. Sur scène, le célèbre Don Juan était entouré de femmes en soutien-gorge et petites culottes, une gracieuseté de la lingerie Palmers, qui commanditait cette production. Une nouvelle tendance, selon la chef d'orchestre Agnès Grossmann. « Ce qui m'étonne surtout, c'est qu'on a eu 50 ans de féminisme pour éviter que la femme soit un objet de désir, on fait tout pour ne pas être utilisée comme femme et là, on a exactement le contraire ! »

Ce qui faisait scandale il y a à peine 20 ans ne cause plus grand émoi aujourd'hui. L'an dernier, à Londres, on a présenté un Rigoletto plutôt décadent, avec orgie sur scène, un spectacle à la limite de la pornographie.

Et l'Amérique n'y échappe pas. L'opéra n'est plus ce qu'il était. Toutes les audaces sont permises. L'opéra ne connaît pas vraiment de problèmes d'assistance, mais les productions coûtent cher et elles doivent être rentables. De plus, il faut penser à rajeunir la clientèle. Les grands responsables de ce changement de style sont les metteurs en scène de cinéma et de théâtre, qui travaillent de plus en plus à l'opéra. Les chanteurs doivent se plier désormais à leurs nouvelles exigences.

Karina Gauvin, soprano

« Un metteur en scène dit : “J'ai le goût de mettre une chanteuse dans cette robe-là.” [Et la chanteuse] va embarquer comme une "Barbie" dans cette robe-là. Si elle n'a pas les mensurations pour embarquer dans la robe, eh bien, tant pis [pour elle] ! », déplore Karina Gauvin.

La soprano Karina Gauvin a décidé de dénoncer cette tendance à vouloir mettre, comme elle dit, des " Barbie " sur scène. Car elle en a été victime. « On savait bel et bien que je donnerais le meilleur produit musical, le meilleur produit scénique, mais que mon physique ne convenait pas. On me reprochait d'être trop ronde. On me dit carrément : “Si tu n'as pas une taille de mannequin, tu peux dire adieu à la carrière”. »

Serge Denoncourt, metteur en scène

Serge Denoncourt est metteur en scène au théâtre. Il a aussi monté quatre opéras. Selon lui, l'ère des chanteuses plus rondes est révolue. « C'est plate, mais elle n'aura pas de beaux rôles à l'opéra. En tout cas, pas sous ma direction, et sous la direction de plus en plus de metteurs en scène. » Pourquoi ? « Moi, j'ai eu beaucoup de difficulté à aller à l'opéra pendant longtemps parce que je ne peux pas supporter que tout le monde tombe amoureux d'une grosse de 40 ans. » Les kilos en trop, selon lui, nuisent à la crédibilité de l'action scénique.

Karina Gauvin et d'autres chanteuses d'opéra plus rondes sont donc confinées aux disques et aux récitals. Selon la soprano, cette tendance va nuire au public, qui pourrait se trouver privé de ses plus belles voix pour des raisons d'apparence. Le chef d'orchestre et directeur artistique de l'Opéra de Montréal et de l'Opéra de Québec, Bernard Labadie, reconnaît qu'il est arrivé que l'auditoire ait été privé d'une grande voix en échange d'un beau corps. « C'est peut-être déjà arrivé. Ça va peut-être arriver, c'est clair que je suis soumis à certaines règles qui vont faire en sorte que oui, ça se peut que ça se passe. » Il y a un tel culte de la beauté physique, selon lui, que ceux qui disent que l'apparence n'est pas importante, que seule la voix importe, ne sont pas honnêtes.

Marie-Nicole Lemieux, contralto

Marie-Nicole Lemieux a remporté, il y a deux ans, le très prestigieux concours international Reine Élisabeth en Belgique. Cette contralto a déjà pensé faire une carrière dans la chanson populaire, mais elle s'est vite ravisée. « Pour moi, ça a toujours été un choix. Je me suis dit : "Il y a le populaire, mais tu sais que tu vas en arracher 100 fois plus si tu décides de rester ronde". » Cette jeune Saguenéenne est très heureuse d'être contralto. Ce type de voix est plus rare, la compétition moins féroce. Mais elle ne croyait tout de même pas qu'un jour l'obsession du look viendrait « empoisonner » le monde de l'opéra. Marie-Nicole Lemieux fait pour le moment du récital.


Moderniser le classique

En septembre dernier, l'orchestre symphonique de Cincinnati inaugurait sa nouvelle saison avec le trio Eroica. Trois musiciennes de talent, mais aussi trois Américaines au style très glamour. Leurs conférences de presse sont souvent bien différentes de celles des autres musiciens. Les journalistes leur posent des questions telles que « Quelle est la taille de vos vêtements ? », « Quel est votre âge ? » Lors du premier concert de la saison, la direction de l'orchestre avait même embauché des mannequins pour présenter à ses abonnés les splendides robes de gala du trio Eroica. Les trois jeunes femmes, qui soignent leur image de marque, ont signé un contrat exclusif avec un designer new-yorkais qui crée toutes leurs tenues de concert. Par ce nouveau style de musiciens, l'orchestre espère aller chercher de nouveaux abonnés, plus jeunes surtout, et plus branchés. La présence du trio contribue à changer cette image austère dont souffre la musique classique.

Mais si ce trio séduit, d'autres artistes provoquent. C'est le cas de Lara St-John. Cette jeune violoniste originaire de l'Ontario a attiré l'attention du public et des critiques dès la sortie, il y a six ans, de son premier disque consacré à Bach. On a reconnu son grand talent, mais aussi critiqué la pochette très controversée. Elle est nue, derrière son violon. Sur cette photo, elle a 24 ans mais en paraît 12. Lara se défend d'avoir voulu provoquer. « On ne voit rien ! Je croyais que c'était artistique, intéressant, nouveau et que ça allait attirer des gens qui, autrement, n'entendraient peut-être pas ces grandes œuvres de Bach. » Elle peut tout de même se vanter d'en avoir vendu 40 000 copies, presque un record dans le domaine classique.

En Amérique du Nord, la musique classique occupe 3 % du marché du disque. Au Québec, c'est 7 %, comme en Europe. Pour vendre davantage, les compagnies utilisent de plus en plus des techniques de marketing associées surtout au rock ou à la musique pop comme les vidéoclips. Les pochettes de disques, surtout celles des musiciennes et chanteuses, se veulent aussi de plus en plus accrocheuses et sexy.

Yannick Nézet-Séguin, directeur artistique de l'Orchestre Métropolitain

Le directeur artistique de l'Orchestre métropolitain, Yannick Nézet-Séguin, n'y voit pas de controverse. « Si ce n'est pas nécessaire pour certaines personnes de voir trois belles filles sur une couverture de disque pour acheter ce disque-là, eh bien tant mieux ! Mais si, pour certaines personnes, ça peut les inciter à découvrir les trios de Chostakovitch et de Beethoven, eh bien tant mieux pour Chostakovitch et pour Beethoven ! »

Certains promoteurs ont poussé la provocation un peu plus loin. Les disques Naïve détonnent sur les tablettes des magasins. La compagnie française opte pour des pochettes colorées, très design, où on retrouve aussi la présence de jeunes mannequins nues que l'on préfère parfois au visage de la cantatrice. Tout pour accrocher le regard.

Une violoniste finlandaise, Linda Brava, a poussé à l'extrême cette tendance en faisait la couverture, il y a quatre ans, du magazine Playboy. La multinationale EMI Classics croyant flairer la belle affaire lui a fait signer un contrat. Mais la blonde pulpeuse n'a pas été à la hauteur. Le contrat a été résilié. Son histoire est bien connue dans le milieu de la musique classique. « Linda Brava est une très belle femme, mais elle ne fait pas de concert, parce qu'elle ne sait pas [bien] jouer le violon. Elle est belle, mais elle ne sait pas jouer ! », explique une des membres du trio Eroica.

Il ne suffit donc pas de la beauté, encore faut-il du talent.

« C'est un défi. Dire qu'on va embarquer dans cette espèce de star system, tout en conservant notre intégrité artistique. C'est difficile, mais c'est bien plus difficile que de se dire non, on refuse complètement toute concession au look. Parce qu'après, c'est nous-mêmes, musiciens classiques, qui allons nous plaindre dans dix, vingt, trente ans, que les gens ont arrêté de nous suivre », avance Yannick Nézet-Séguin.

 

 

En raison des droits d'auteur, ce reportage ne sera pas disponible sur Internet.

images : MICHEL KINKEAD, PIERRE MAINVILLE, ALBERTO FÉIO
son : JOE CANCILLA, JEAN-DENIS DAOUST, DANIEL LAPOINTE, DANIEL TREMBLAY
montage : HÉLÈNE LAMOTHE

Qu'est-ce que pensent les artistes de ce phénomène ?


Agnès Grossmann, chef d'orchestre : « Ce qui m'étonne surtout c'est qu'on a eu 50 ans de féminisme pour éviter que la femme soit un objet de désir, on fait tout pour ne pas être utilisée comme femme et là, on a exactement le contraire. »

Karina Gauvin, soprano : « Je me dis, le public, est-ce qu'il sera privé des plus belles voix ? Est-ce qu'il est privé des plus belles voix ? Est-ce qu'on lui offre des beaux corps et il [ne sait pas] qu'il y a des voix magnifiques qui sont un peu sacrifiées ? »

Serge Denoncourt, metteur en scène : « Il n'y a pas personne qui va mettre des mannequins qui chantent mal sur scène ! [Karina Gauvin] a absolument tort. »

Bernard Labadie, directeur artistique de l'Opéra de Montréal et de l'Opéra de Québec : « Il y a un tel culte de la beauté physique, des muscles et des rondeurs bien placées, que c'est devenu un sujet presque tabou, on a presque mauvaise conscience à le faire. »

Gino Quilico, baryton : « Moi, j'aimerais mieux qu'on parle plus de ma voix mais c'est sûr que le côté visuel passe avant la voix quelquefois. Parce que les gens regardent et écoutent après. »

Lyne Fortin, soprano : « Tout le monde se bat pour avoir ce qu'ils veulent. Les metteurs en scène veulent avoir quelqu'un qui a le look, qui a le physique de l'emploi. Si on fait un Mariage de Figaro puis qu'on a une Suzanna qui pèse 350 livres, eh bien, ce n'est pas très crédible. De nos jours, c'est trop facile d'avoir une bonne chanteuse qui a le physique de l'emploi et qui est crédible pour passer à côté. Alors je dirais qu'à valeur égale ou à talent égal, c'est bien certain qu'ils vont prendre ce qui se vend. »

Serge Denoncourt : « Quelqu'un comme Montserrat Caballé, ça ne se peut plus, c'est insupportable. Il a chanté admirablement, achetez ses disques. Jesse Norman, achetons ses disques. Ça ne se peut plus, en tous cas moi je ne peux pas le blairer, mais j'ai aussi l'impression que le public ne peut plus supporter ça. »

Marie-Nicole Lemieux, contre-alto : « Moi personnellement, je suis amateur de musique et quand je vais à l'opéra, si la chanteuse me touche, je me fous qu'elle soit ronde. »

Karina Gauvin, soprano : « J'ai beaucoup de collègues qui se sont fait maigrir. On les voit, ils chantent un certain temps puis, on n'en entend plus parler d'eux. On dirait qu'il y a quelque chose, justement, de mutiler son corps, d'être trop agressif envers son corps. À un moment donné, le corps dit non, je ne chante plus, je ne peux plus chanter. »

Paavo Järvi, directeur artistique de l'Orchestre symphonique de Cincinnati : « Pourquoi ne pas être plus glamour, plus audacieux ? Vous savez, ce milieu a un sérieux problème d'image. »

Yannick Nézet-Séguin, directeur artistique de l'Orchestre Métropolitain : « Si ce n'est pas nécessaire pour certaines personnes de voir trois belles filles sur une couverture de disque pour acheter ce disque-là, eh bien, tant mieux. Mais si, pour certaines personnes, ça peut les inciter à découvrir les trios de Chostakovitch puis de Beethoven, eh bien, tant mieux pour Chostakovitch et pour Beethoven. »

Mario Labbé, président Analekta : « On n'a pas besoin de mettre des images du 18e siècle sur de la musique du 18e siècle alors que ce n'est pas ça qu'on vend. Qu'est-ce qu'on vend ? Ce sont des interprètes jeunes qui ont une vision moderne de cette musique, une vision contemporaine de cette musique, et qui lui donnent un nouveau souffle. »

VOUS AVEZ MANQUÉ UNE ÉMISSION?

Toutes les émissions de la saison régulière sont archivées pour vous permettre de consulter le reportage que vous auriez manqué ou aimeriez revoir. Veuillez toutefois noter que les reportages achetés ne peuvent être archivés en format vidéo en raison des droits d'auteurs, mais ils sont disponibles en format texte.

Consultez la rubrique Reportages récents.

L'émission Zone Libre est diffusée sur les ondes de Radio-Canada le vendredi à 21 h et présentée en rediffusion sur les ondes de RDI le samedi à 23 h, le dimanche à 20 h ainsi que le lundi à 1 h.