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REPORTAGE
— 2004-04-06

LE BONHEUR EST-IL DANS LE PRÉ?

«Ça me fait peur! Des célibataires plus vieux, j'en vois. On en voit souvent, 30-35 ans, seuls. Ça me fait peur. Je ne veux pas en arriver là. C'est ça le problème, je ne veux pas en arriver là!»
-  Jérôme Lagrange, 23 ans, producteur laitier

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La proportion de célibataires augmente beaucoup plus vite chez les agriculteurs québécois que dans le reste de la population de la province. Pourquoi les femmes hésitent-elles aujourd'hui à unir leur vie à un producteur agricole? Les agriculteurs ont-ils un problème d'image? La charge de travail est-elle trop lourde pour la femme d'aujourd'hui? L'équipe d'Enjeux a rencontré de jeunes producteurs aux prises avec ce problème, qui contribue peut-être au déclin dramatique du nombre de jeunes agriculteurs depuis 10 ans.


LJérôme, Yves et Simon, âgés de 22 à 31 ans, représentent l'avenir de l'agriculture au Québec. Trois jeunes hommes déterminés à vivre de la terre. Mais quelque chose manque à leur bonheur, ou plutôt quelqu'un.

Dans les années 40, le Québec comptait presque 160 000 fermes. Les familles étaient nombreuses, tout le monde participait aux travaux, y compris les mères de famille. Aujourd'hui, il ne reste plus que 30 000 fermes, dirigées de plus en plus par des hommes seuls. Presque 1 agriculteur sur 5 est célibataire: c'est 2 fois plus qu'il y a 30 ans. Et c'est une progression beaucoup plus rapide que dans le reste de la population québécoise.

À 20 ans, Yves Laurencelle rachète l'élevage de bovins de son oncle à Longue-Rive, sur la Côte-Nord. Il rénove les bâtiments, achète des terres et de la machinerie. Il y investit surtout son âme et son énergie. Il ne manque qu'une compagne pour partager sa passion de la terre.

 

 

«Si j'avais une épouse qui s'impliquait dans la ferme autant que moi, et qui avait l'étincelle dans les yeux autant que moi… Je pense que c'est le rêve de tout agriculteur.»
- Yves Laurencelle

Le rêve, c'est surtout de convaincre une femme de demeurer sur sa terre. En 10 ans, Yves a eu 11 petites amies, mais aucune n'est restée. Les longues heures de travail et les responsabilités de la ferme en découragent plus d'une: «Je l'ai vécu avec d'autres filles avant. Fin juin, début juillet, on achève la première coupe, il a plu un peu et on annonce 4-5 jours de beau temps. Là, il faut finir la première coupe, parce qu'après, il faudra étendre le fumier si on veut que la deuxième coupe pousse. On est samedi matin, il fait beau et ta copine te dit: "Est-ce qu'on va au chalet avec les autres, on va faire du ski nautique, on va aller à la plage, etc." et tu réponds "Je ne peux pas, ils annoncent quatre jours de beau temps." [...] Ça commence à casser là, mettons.»

Les femmes ont parfois une conception romantique du travail de la terre, mais elles finissent par déchanter face à la réalité. Et puis, sur la Côte-Nord, la concurrence est féroce. Yves croit que les femmes de la région préfèrent les travailleurs du bois, avec leurs horaires réguliers et leurs bons salaires. Ajoutez l'impact financier de la crise de la vache folle… Yves préfère presque demeurer célibataire. Il faut dire que le revenu moyen d'un agriculteur québécois est de 16 000 dollars.

Vendredi soir au Bar central, à Montebello, dans l'Outaouais, Simon Lavergne et ses copains partent en chasse, et leurs chances semblent plutôt minces. Les jeunes filles rencontrées ne semblent vraiment pas intéressées par la vie à la ferme. Malgré tout, nos jeunes fermiers demeurent optimistes, mais réalistes.

«Il y a bien des filles célibataires qui n'aiment pas nécessairement l'ambiance de la ville, le phénomène de la ville, et en campagne, elles sont bien, elles sont tranquilles chez elles, mais de là à vivre de la terre, de l'agriculture, c'est une autre histoire.»
- Simon

Simon n'a que 22 ans, mais déjà, c'est un homme d'affaires. Partenaire à 20 % de la ferme familiale, il sera bientôt seul pour prendre la relève de ses parents. Il avoue qu'il serait capable d'assurer seul la charge de travail, sans l'aide d'une compagne, mais que s'il y en avait une qui se montrait intéressée par l'agriculture, ce serait plus plaisant de travailler à deux.

Pour aider les jeunes agriculteurs à faire des rencontres, un site web a été créé: agrirencontre.com. Il s'agit en quelque sorte des petites annonces de l'amour du milieu rural, selon les dires de Simon, qui y a placé une annonce et reçu quelques réponses, mais rien de sérieux. Même en milieu rural, les préjugés sont tenaces.

«On est mis de côté parce qu'on pellette de la "marde", excusez l'expression, on a l'impression que les agriculteurs ont des animaux, qu'ils sont toujours avec leurs "bottes-à-jambe et leur téléphone à poche", et pépère dans le tas de fumier. On a rit de ça un peu, mais il y a bien des gens qui ont l'impression qu'on fonctionne encore comme ça.»
- Simon

La mère de Simon travaille encore dans l'étable, mais pas pour longtemps. Elle et son mari attendent avec impatience la retraite, après 24 ans sans une semaine de vacances. Pour le moment, avec un emploi à temps partiel, elle continue de sacrifier son propre confort pour financer la ferme. Dans l'esprit du père de Simon, l'agriculture, c'est un métier qui se fait à deux. Surtout la production laitière, avec la traite deux fois par jour à longueur d'année.

Gina Lamontagne, professeure à l'École professionnelle de Saint-Hyacinthe, s'inquiète pour l'avenir sentimental de ses étudiants. Surtout lorsqu'ils auront repris la ferme familiale et toutes les responsabilités qui l'accompagnent: «Je pense que les agriculteurs, une fois à la ferme, sont isolés. Rencontrer quelqu'un devient plus difficile. Oui, je pense que c'est le bon moment quand ils sont à l'école et qu'ils n'ont pas encore pris la relève officiellement. C'est le temps de rencontrer

Ils ont 18 ou 19 ans, on dirait parfois qu'ils en ont 30. Bientôt chefs d'entreprise, ils n'ont déjà plus l'âme au romantisme.

«Si la fille n'est pas prête à te suivre, je pense que ce n'est pas la bonne pour toi.»
- Jeune agriculteur en devenir

Chez les jeunes producteurs, le nombre de célibataires a triplé depuis 30 ans. Ils sont passés de 12 %, en 1971, à 35 % en 2001. Une augmentation deux fois plus rapide que la moyenne des jeunes Québécois. Quant au nombre de jeunes agriculteurs, célibataires ou non, il a fondu en 10 ans. Ils ne sont plus que 6505, alors qu'ils étaient 13 475 en 1991. Parmi ceux qui restent, plusieurs s'attendent à travailler tout le temps, comme leurs parents. D'autres cherchent déjà une nouvelle voie.

 

Concilier ferme et loisir

Sonia Delude et Richard Lemay sont ensemble depuis 15 ans. Ils possèdent deux fermes, une centaine de vaches et des cultures maraîchères. Sonia, qui vient de la ville, s'était jurée de ne jamais épouser un fermier. Et la voilà, à 5 h du matin, dans l'étable.

 

 

«Il fallait qu'elle aime ça, parce que l'hiver, ce n'est pas pire, mais l'été, ça prend beaucoup de temps, et si l'autre ne tolère pas ça, ça ne marchera jamais.»
- Richard Lemay

 

Richard Lemay s'est arrangé pour que ça marche. Il a laissé le temps à sa future femme d'apprivoiser la ferme. Les veaux d'abord, les vaches ensuite, et puis enfin les récoltes. Elle a fini par aimer l'agriculture. Mais avec deux enfants, le manque de temps pour la famille a commencé à lui peser. Au début, elle avoue avoir trouvé ça difficile: «Je ne comprenais pas qu'il fallait faire le travail. Je me disais: "Il y en aura d'autres belles journées", mais il avait beau m'expliquer que c'est quand il faisait beau qu'il fallait faire le travail, je ne comprenais pas ça.»

Aujourd'hui, Sonia comprend, mais elle a aussi fait comprendre à son mari l'importance de la détente: «Sonia a été un bon point pour moi à ce sujet. Elle m'a appris à délaisser la ferme et à m'occuper plutôt de mon côté social. Même au début, quand on avait des projets d'investissements, notre premier objectif, c'était ça, le temps libre, la qualité de vie […]. On a engagé en employé pour avoir du temps pour nous, pour en profiter

Voilà le secret: engager un employé pour vivre une vie presque normale. L'employé de Richard travaille une fin de semaine sur deux et fait la traite tous les soirs. Résultat: plus de temps pour le couple, et même pour voyager, de temps en temps.

C'est une liberté chèrement payée, car l'employé gagne plus que son patron, Richard. C'est donc le salaire de Sonia qui fait vivre la famille. Car en plus d'être fermière, Sonia est aussi infirmière. Après la traite du matin, elle part pour son autre quart de travail, à l'hôpital. Néanmoins, elle avoue que même si c'est une liberté chèrement payée, il n'est pas question de revenir en arrière.

Des lettres de fermières déçues et fatiguées, Rosaline Ledoux en a reçu beaucoup. Depuis 40 ans, elle est à la barre d'une véritable institution: le courrier du cœur de l'hebdomadaire agricole La Terre de chez nous. Mais depuis quelques années, ce sont les hommes qui lui écrivent, parfois plusieurs dizaines par semaine. Des hommes seuls.

«Il y en a qui disent: "Si je ne trouve pas, et bien mon dieu, je vais laisser ça, je vais m'en aller".»
- Rosaline Ledoux

Jérôme avoue, quant à lui, qu'il est difficile de trouver une compagne qui aimerait la vie sur une ferme, les odeurs désagréables et le travail 7 jours sur 7. Il avoue même avoir peur, lorsqu'il rencontre quelqu'un, de lui dire ce qu'il fait dans la vie. À 23 ans, il a une grosse décision à prendre. Ses parents ont investi des centaines de milliers de dollars pour rénover l'étable et agrandir le troupeau. Tout ça pour lui, mais Jérôme hésite.

«Moi, je suis tout seul. Et si mes parents s'en vont, je ne peux pas me permettre de penser au jour le jour. Dans 5 ans, dans 10 ans, que sera la situation ici? Est-ce que je vais être tout seul? Est-ce que je vais avoir quelqu'un qui aimera la ferme? C'est un gros poids sur mes épaules, et c'est dur de "dealer" avec ça.»
- Jérôme

Jérôme collectionnait les petites amies, et les ruptures aussi. Aujourd'hui, il sait ce qu'il veut: une femme qui l'aime et qui travaille avec lui. Mais il ne se fait pas d'illusion, et la vue de célibataires plus vieux que lui l'inquiète: «Ça me fait peur! Des célibataires plus vieux, j'en vois. On en voit souvent, 30-35 ans, seuls. Ça me fait peur. Je ne veux pas en arriver là. C'est ça le problème, je ne veux pas en arriver là!»

Pour le moment, le père et la mère de Jérôme travaillent avec lui. Mais ils ont plus de 60 ans, et pour leur fils, la pression commence à se faire sentir:

«C'est une belle opération, ça fonctionne très bien, mais je pense que je me suis fixé quand même une limite: je ne resterai pas ici tout seul, ça c'est certain, ça c'est clair dans ma tête.»
- Jérôme



Journaliste: Pasquale Turbide
Réalisatrice: Lucie Payeur


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