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REPORTAGE
— 2004-03-23

LE POUVOIR GAI: LES 10 GAIS ET LESBIENNES LES PLUS INFLUENTS

«Il existe des contacts roses, des contacts homosexuels, mais de la même façon qu'il existe des contacts de banquiers, qu'il existe des contacts de politiciens, d'hommes d'affaires, de policiers, etc.»
- Roger LeClerc, ex-militant


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Les gais et lesbiennes sont en pleine révolution! Qui aurait cru, il y a 10 ans, que le mariage entre conjoints de même sexe serait permis au Canada? Les droits des gais et lesbiennes ont fait un pas de géant au cours des dernières années. Mais cette révolution ne tombe pas du ciel. Les pressions de la communauté gaie ont été nombreuses, si bien qu'aujourd'hui, on parle de l'existence d'un lobby gai.

Enjeux a visité les coulisses du pouvoir gai à la recherche des acteurs de cette révolution, de leurs stratégies et de leurs réseaux. Nous proposons donc une liste des 10 gais et lesbiennes qui, par leurs actions, ont contribué le plus à changer les choses.

On y retrouve, entre autres, un militant radical qui a menacé de publier les noms de personnalités publiques qui sont homosexuelles, un médaillé d'or aux Jeux olympiques, un animateur de télévision et des politiciens qui dénoncent l'atmosphère homophobe qui existe toujours dans nos parlements.

San Francisco fut longtemps considérée comme le berceau de la révolution gaie. Toutefois, la ville californienne est en train de perdre cette renommée au profit de consœurs canadiennes comme Montréal, Vancouver et Toronto. Qui sont donc ceux et celles qui ont permis au Canada de damner le pion à San Francisco en ce qui concerne les droits des gais?

Beaucoup de gais et lesbiennes évoquent le nom de Michael Hendricks, un militant de la cause gaie de la première heure. Il fait partie des gais ayant le plus d'influence dans le débat actuel. Américain d'origine, il est arrivé à Montréal dans les années 70, où il a rencontré René Leboeuf, avec qui il vit depuis 30 ans. Son combat: le droit au mariage.

Le couple Hendricks-Leboeuf a contesté les lois interdisant le mariage entre les conjoints de même sexe. Ils ont mis toutes leurs énergies et leurs économies dans cette bataille. Ils viennent de gagner leur cause et peuvent maintenant se marier. Lorsqu'on lui demande d'où vient son influence, si c'est par des réseaux ou encore par des amis, Michael Hendricks répond:

«Surtout, par tous ces moyens-là, mais c'est l'organisation communautaire de base, ce que l'on appelle en anglais "grass root organizing". Des amis, des alliances, le monde qui est prêt à prêter de leurs temps et investir dans une cause pour une raison.»
- Michael Hendricks, militant

Pour Michael Hendricks, l'homme qui a le plus contribué à donner du pouvoir à la communauté gaie est Roger LeClerc, un ancien dirigeant du Parti québécois.

Ce dernier est considéré comme un radical de la cause gaie. C'est un militant de longue date habitué aux batailles politiques. Il vit depuis quelques années en Afrique. Séropositif depuis 20 ans, sa maladie et le fait qu'il s'est cru longtemps condamné l'ont radicalisé dans son combat. En 1993, il a menacé de publier les noms de dirigeants politiques qui sont homosexuels. Une stratégie très contestée appelée «outing».

 

«L'engagement que l'on avait pris publiquement, c'est "je vais "outer" ceux qui sont nuisibles à la communauté parce qu'ils ont peur d'être identifier comme homosexuel".»
- Roger LeClerc, ex-militant

Au début des années 90, une série de meurtres à caractère homophobe a frappé le Québec. À l'époque, Roger LeClerc dirigeait un mouvement de protestation qui réclamait une commission d'enquête pour faire la lumière sur ces meurtres et la violence policière contre les gais et lesbiennes, ce que refusait le gouvernement. Roger LeClerc ne reculant devant rien, il va même jusqu'à demander à l'amant d'un dirigeant politique d'être présent à l'une de ses conférences de presse.

Coïncidence ou pas, un peu après les menaces de Roger LeClerc, le gouvernement accepte de mettre sur pied une commission consultative sur la discrimination contre les gais et lesbiennes. Cette commission débouchera sur un rapport majeur qui jettera les bases de la loi sur l'union civile, qui permet aujourd'hui aux couples gais de jouir des mêmes droits et privilèges que les couples hétérosexuels. Roger LeClerc est convaincu que ses menaces de «outing» ont pesé dans la balance:

«C'est clair que si on n'avait pas utilisé cette arme, on serait sans doute encore en train de discuter de la reconnaissance des droits des gais et des lesbiennes du Québec.»
- Roger LeClerc, ex-militant

Mais la force qu'avait Roger LeClerc ne se limitait pas à ses menaces. En tant qu'ancien dirigeant du Parti québécois, il connaissait beaucoup de monde : «Il existe des contacts roses, des contacts homosexuels, mais de la même façon qu'il existe des contacts de banquiers, qu'il existe des contacts de politiciens, d'hommes d'affaires, de policiers, etc. Vous savez, la communauté gaie, c'est une petite communauté, on se connaît, ou enfin, on se devine très rapidement, on se reconnaît facilement. Il est clair que c'était plus facile pour moi de communiquer, de m'assurer que tel ministre allait avoir tel message si je faisais un téléphone à quelqu'un qui travaillait dans son cabinet dont je savais qu'il était homosexuel, et qu'il connaissait quelqu'un qui connaissait quelqu'un qui me connaissait.»

Mark Tewksbury est l'un des rares sportifs de haut niveau à avoir révélé publiquement qu'il était gai. Médaillé d'or aux Jeux olympiques, il est aujourd'hui coprésident des Jeux gais de Montréal. Sans pouvoir ni argent, cet événement ne pourrait pas avoir lieu. Par ailleurs, il estime qu'il pourrait aussi avoir des retombées importantes : « Pour la communauté gaie et lesbienne, cet événement sportif tombe très bien. Il rapproche les gens. C'est intéressant qu'un événement de ce genre nous rassemble. Les valeurs que nous véhiculons sont l'innovation, le dépassement et la diversité. Et ces valeurs sont aussi celles de la société. Je pense qu'il y a beaucoup d'aspects de ce rassemblement qui nous permettent d'avoir plus de pouvoir que dans le passé et d'obtenir plus de financement.»

Les gais ont aujourd'hui leurs entrées partout. Ils ont à l'occasion des rencontres officielles, par exemple avec des ministres. Mais lorsqu'il le faut, ils empruntent la voie non officielle, comme le souligne Laurent McCutcheon, président de l'organisme Gai écoute : «J'ai un beau réseau. Je connais plein de gens. Sauf que, la difficulté que l'on a, c'est qu'il y a peu d'homosexuels et de lesbiennes qui veulent s'identifier ouvertement. Ce qui veut dire que de gens comme moi, on doit être en avant pour défendre le dossier en espérant qu'on va avoir des gens qui vont nous aider en arrière. Mais souvent, dans l'anonymat complet, moi, je peux envoyer un dossier à quelque part et il y a quelqu'un qui va le recevoir, et peut-être personne ne sait autour de lui qu'il est gai, mais peut-être que le dossier qui est en dessous de la pile va remonter dessus. Je dirais qu'il y a un réseau de sympathisants. Je pense que c'est ça la réalité, puisqu'il y a 10 % de gens un peu partout.»

Il n'y a pas que les réseaux d'amis. Selon McCutcheon, les médias jouent aussi un rôle déterminant dans l'expression du pouvoir gai, que ce soit par la présence de personnages gais dans les téléromans ou encore par les coups d'éclat. Par exemple, il croit que la sortie de Daniel Pinard a été déterminante.

Connu pour ses émissions culinaires, Daniel Pinard a longtemps été journaliste, entre autres à l'émission Télémag, à Radio-Canada. En 1977, il avait fait un reportage sur la discrimination contre les gais. À l'époque, la Commission des droits de la personne étudiait la possibilité d'inclure dans la Charte un amendement pour interdire la discrimination basée sur l'orientation sexuelle.

Daniel Pinard raconte que la présence de son équipe, dirigée par le réalisateur Marc Renaud, a changé le cours de l'histoire: «On nous apprend que ça n'allait pas passer. Que ça n'allait pas être inclus. […] Alors, Marc a dit: "le moins que vous puissiez faire, c'est que vous allez nous expliquer, ceux qui sont contre, pourquoi vous êtes contre". Et alors, dit-il, "on va vous donner la nuit pour y penser, étant donné que vous votez demain matin. Et demain matin, nous allons à la conclusion du vote vous demander ceux qui ont voté oui et ceux qui ont voté non, pourquoi vous avez voté oui et pourquoi vous avez voté non". Tous ceux qui allaient voter non ne sont pas allés voter. […] Si nous n'avions pas été là, l'orientation sexuelle n'aurait probablement pas été incluse comme motif de discrimination dans la Charte.»

Si Daniel Pinard croit en l'influence des médias, il est sceptique devant le pouvoir des groupes de gais. Il pense que c'est davantage l'ouverture d'esprit des Québécois et de certains politiciens qui sont responsables de l'avancement des droits des gais. Et selon lui, Pierre-Elliot Trudeau, entre autres en décriminalisant l'homosexualité en 1969, est l'un de ceux qui a le plus influencé le cours des événements des 30 dernières années.

Martin Cauchon, comme ministre de la Justice sous le gouvernement de Jean Chrétien, a défendu le mariage gai. S'il y a eu des pressions, dit Martin Cauchon, elles sont venues surtout des opposants au mariage gai, au sein même de son parti. N'eût été de l'intervention du sénateur Laurier Lapierre, la seule personne ouvertement gaie au Parti libéral du Canada, le projet de loi sur les mariages gais aurait probablement sombré lors du caucus de North Bay, où les clans de Jean Chrétien et de Paul Martin s'affrontaient.

Les plus âgés se souviendront sans doute de Laurier Lapierre alors qu'il était un journaliste-vedette à la télévision. Il a vécu la plus grande partie de sa vie de journaliste, d'écrivain et de professeur d'université en cachant son orientation sexuelle. Il s'est dit choqué au plus haut point par ce qu'il a entendu au caucus de North Bay. Pour lui, non seulement le pouvoir gai existe, mais il doit s'exprimer plus fortement.

«On est un grand nombre. On peut déterminer des élections si on voulait voter ensemble. On est assez nombreux. On a fait élire des députés, et on a fait battre des députés. […] Quand on se met ensemble, on a tout le pouvoir.»
- Laurier Lapierre, sénateur libéral

Laurier Lapierre pense que c'est en sortant du placard que les gais auront plus de pouvoir. À son avis, c'est le député néo-démocrate Svend Robinson qui a le plus contribué à faire avancer les choses.

En 1988, ce député du NPD a posé un geste historique en sortant du placard. Il devenait ainsi le premier élu canadien à avouer publiquement son homosexualité. Mais avant son «coming out», Svend Robinson s'est beaucoup impliqué dans la rédaction de la Charte canadienne des droits et libertés: «Pour moi, c'était le travail le plus important de mes 25 ans en vie politique, le travail dans le comité constitutionnel, parce que, par exemple, dans la Charte des droits et libertés, j'avais proposé l'inclusion explicite de l'orientation sexuelle. […] L'objectif, c'était justement de donner les outils aux juges, parce que si les politiciens n'étaient pas prêts, s'ils n'avaient pas le courage de dire oui à l'égalité, j'ai voulu que parmi les valeurs fondamentales que l'on exprime dans la Charte des droits et libertés, que l'orientation sexuelle soit incluse, et on a réussi.»

Svend Robinson incarne à lui seul le pouvoir politique des gais et lesbiennes du Canada. Plusieurs députés dans nos parlements ont depuis imité son geste.

L'ancien ministre de la Justice Paul Bégin, qui est hétérosexuel, connaît bien le pouvoir gai, puisque c'est lui qui a fait adopter l'union civile en 2002. Mais les pressions, dit-il, sont surtout venues de membres de son propre gouvernement. Pour faire débloquer le dossier, Paul Bégin a invité les associations gaies et lesbiennes à participer à une commission parlementaire.

Mona Greenbaum s'est prêtée de bonne grâce à la stratégie du ministre. Sa bataille en faveur de l'union civile a commencé lorsqu'elle a été obligée de se rendre en Californie pour se faire inséminer, aucune clinique au Québec n'offrant à l'époque ce service. Après s'être battue pendant cinq ans en Cour pour faire reconnaître l'autorité parentale de sa conjointe, Mona Greenbaum a entrepris une longue bataille politique en faveur de l'union civile. Elle a fondé l'Association des mères lesbiennes du Québec et s'est alliée une foule d'organisations.


«Il y a des groupes différents, comme par exemple la Coalition pour la reconnaissance des conjoints et conjointes de même sexe, qui regroupe des gens des syndicats, la Fédération des femmes du Québec, des organismes communautaires. […] Sans ces réseaux, je pense que nos résultats ne seraient pas aussi fort, peut-être que oui, mais je pense que le réseau, c'est très important.»
- Mona Greenbaum, présidente de l'Association des mères lesbiennes

Avant le débat sur les mariages, l'union civile au Québec était vue comme une percée majeure dans la bataille des gais. Il n'y a pas eu de pressions indues, selon Paul Bégin, mais l'expression d'un pouvoir des gais et lesbiennes.

Il ne fait donc aucun doute que ces derniers soient de plus en plus visibles dans nos parlements et nos hôtels-de-ville, et même dans le milieu plus sensible des commissions scolaires. Paul Trottier, qui est vice-président de la Commission scolaire de Montréal, trouve parfaitement normal que les gais et lesbiennes utilisent le pouvoir qu'ils ont aujourd'hui : «Je n'ai pas de problèmes, moi, avec le terme lobby. J'ai moi-même été le vice-président de la Table de concertation des gais et lesbiennes du Québec, et notre mission, c'était clairement d'influencer les élus par rapport aux préoccupations du milieu gai. Pour moi, ce n'est pas malsain, c'est dans l'ordre des choses. Ça donne des résultats parfois, et d'autres fois ça n'en donne pas ou ça prend plus de temps. Ce n'est pas les gais eux-mêmes, mais si les choses ont avancé comme ça, c'est parce que la société était prête et parce que les gens que l'on côtoie étaient d'accord pour que ça aille dans cette direction-là.»

Louis Charron, qui est président de la Chambre de commerce gaie du Québec, n'hésite pas lui non plus à profiter de ses connaissances pour faire avancer des dossiers: «Je suis en mesure d'établir, d'appeler quelqu'un qui va pouvoir me donner un coup de main et à la base, c'est parce que cette personne-là est gaie qu'il y a un lien qui s'est créé. […] Moi, je pense que oui, il y a un lobby gai qui existe, définitivement. Quand il y a un nouveau gouvernement, on va toujours essayer de "mapper" le gouvernement pour savoir où sont nos intérêts, savoir comment on peut intervenir auprès de ce gouvernement-là.»

San Francisco est aujourd'hui un pas derrière le Canada dans l'avancement de la cause gaie. C'est donc au Canada que l'histoire est en train de s'écrire. Mais ici aussi, on sent le gouvernement fédéral hésiter, malgré les jugements récents sur les mariages gais. En attendant que la Cour suprême rende son verdict, les gais et lesbiennes n'entendent pas rester les bras croisés. Ils ont compris que pour gagner, ils doivent choisir les mêmes armes que leurs adversaires et s'ériger en lobby, comme le font tous les groupes qui ont des intérêts à défendre.


Journaliste: Alain Gravel
Réalisatrice: Anne Sérode
Recherchiste: Marie-Claude Pednault

 

 
 
 
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