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Les
gais et lesbiennes sont en pleine révolution! Qui
aurait cru, il y a 10 ans, que le mariage entre conjoints
de même sexe serait permis au Canada? Les droits des
gais et lesbiennes ont fait un pas de géant au cours
des dernières années. Mais cette révolution
ne tombe pas du ciel. Les pressions de la communauté
gaie ont été nombreuses, si bien qu'aujourd'hui,
on parle de l'existence d'un lobby gai.
Enjeux
a visité les coulisses du pouvoir gai à la
recherche des acteurs de cette révolution, de leurs
stratégies et de leurs réseaux. Nous proposons
donc une liste des 10 gais et lesbiennes qui, par leurs
actions, ont contribué le plus à changer les
choses.
On y retrouve, entre autres, un militant radical qui a menacé
de publier les noms de personnalités publiques qui
sont homosexuelles, un médaillé d'or aux Jeux
olympiques, un animateur de télévision et
des politiciens qui dénoncent l'atmosphère
homophobe qui existe toujours dans nos parlements.
San Francisco
fut longtemps considérée comme le berceau
de la révolution gaie. Toutefois, la ville californienne
est en train de perdre cette renommée au profit de
consurs canadiennes comme Montréal, Vancouver
et Toronto. Qui sont donc ceux et celles qui ont permis
au Canada de damner le pion à San Francisco en ce
qui concerne les droits des gais?
Beaucoup
de gais et lesbiennes évoquent le nom de Michael
Hendricks, un militant de la cause gaie de la première
heure. Il fait partie des gais ayant le plus d'influence
dans le débat actuel. Américain d'origine,
il est arrivé à Montréal dans les années
70, où il a rencontré René Leboeuf,
avec qui il vit depuis 30 ans. Son combat: le droit au mariage.
Le couple Hendricks-Leboeuf a contesté
les lois interdisant le mariage entre les conjoints de même
sexe. Ils ont mis toutes leurs énergies et leurs
économies dans cette bataille. Ils viennent de gagner
leur cause et peuvent maintenant se marier. Lorsqu'on lui
demande d'où vient son influence, si c'est par des
réseaux ou encore par des amis, Michael Hendricks
répond:
«Surtout,
par tous ces moyens-là, mais c'est l'organisation
communautaire de base, ce que l'on appelle en anglais "grass
root organizing". Des amis, des alliances, le monde
qui est prêt à prêter de leurs temps
et investir dans une cause pour une raison.»
- Michael Hendricks, militant
Pour Michael Hendricks, l'homme qui a le plus
contribué à donner du pouvoir à la
communauté gaie est Roger LeClerc, un ancien dirigeant
du Parti québécois.
Ce
dernier est considéré comme un radical de
la cause gaie. C'est un militant de longue date habitué
aux batailles politiques. Il vit depuis quelques années
en Afrique. Séropositif depuis 20 ans, sa maladie
et le fait qu'il s'est cru longtemps condamné l'ont
radicalisé dans son combat. En 1993, il a menacé
de publier les noms de dirigeants politiques qui sont homosexuels.
Une stratégie très contestée appelée
«outing».
«L'engagement
que l'on avait pris publiquement, c'est "je vais "outer"
ceux qui sont nuisibles à la communauté parce
qu'ils ont peur d'être identifier comme homosexuel".»
- Roger LeClerc, ex-militant
Au début des années 90, une
série de meurtres à caractère homophobe
a frappé le Québec. À l'époque,
Roger LeClerc dirigeait un mouvement de protestation qui
réclamait une commission d'enquête pour faire
la lumière sur ces meurtres et la violence policière
contre les gais et lesbiennes, ce que refusait le gouvernement.
Roger LeClerc ne reculant devant rien, il va même
jusqu'à demander à l'amant d'un dirigeant
politique d'être présent à l'une de
ses conférences de presse.
Coïncidence ou pas, un peu après
les menaces de Roger LeClerc, le gouvernement accepte de
mettre sur pied une commission consultative sur la discrimination
contre les gais et lesbiennes. Cette commission débouchera
sur un rapport majeur qui jettera les bases de la loi sur
l'union civile, qui permet aujourd'hui aux couples gais
de jouir des mêmes droits et privilèges que
les couples hétérosexuels. Roger LeClerc est
convaincu que ses menaces de «outing» ont pesé
dans la balance:
«C'est
clair que si on n'avait pas utilisé cette arme, on
serait sans doute encore en train de discuter de la reconnaissance
des droits des gais et des lesbiennes du Québec.»
- Roger LeClerc, ex-militant
Mais la force qu'avait Roger LeClerc ne se
limitait pas à ses menaces. En tant qu'ancien dirigeant
du Parti québécois, il connaissait beaucoup
de monde : «Il existe des contacts roses, des contacts
homosexuels, mais de la même façon qu'il existe
des contacts de banquiers, qu'il existe des contacts de
politiciens, d'hommes d'affaires, de policiers, etc. Vous
savez, la communauté gaie, c'est une petite communauté,
on se connaît, ou enfin, on se devine très
rapidement, on se reconnaît facilement. Il est clair
que c'était plus facile pour moi de communiquer,
de m'assurer que tel ministre allait avoir tel message si
je faisais un téléphone à quelqu'un
qui travaillait dans son cabinet dont je savais qu'il était
homosexuel, et qu'il connaissait quelqu'un qui connaissait
quelqu'un qui me connaissait.»
Mark
Tewksbury est l'un des rares sportifs de haut niveau à
avoir révélé publiquement qu'il était
gai. Médaillé d'or aux Jeux olympiques, il
est aujourd'hui coprésident des Jeux gais de Montréal.
Sans pouvoir ni argent, cet événement ne pourrait
pas avoir lieu. Par ailleurs, il estime qu'il pourrait aussi
avoir des retombées importantes : « Pour
la communauté gaie et lesbienne, cet événement
sportif tombe très bien. Il rapproche les gens. C'est
intéressant qu'un événement de ce genre
nous rassemble. Les valeurs que nous véhiculons sont
l'innovation, le dépassement et la diversité.
Et ces valeurs sont aussi celles de la société.
Je pense qu'il y a beaucoup d'aspects de ce rassemblement
qui nous permettent d'avoir plus de pouvoir que dans le
passé et d'obtenir plus de financement.»
Les
gais ont aujourd'hui leurs entrées partout. Ils ont
à l'occasion des rencontres officielles, par exemple
avec des ministres. Mais lorsqu'il le faut, ils empruntent
la voie non officielle, comme le souligne Laurent McCutcheon,
président de l'organisme Gai écoute : «J'ai
un beau réseau. Je connais plein de gens. Sauf que,
la difficulté que l'on a, c'est qu'il y a peu d'homosexuels
et de lesbiennes qui veulent s'identifier ouvertement. Ce
qui veut dire que de gens comme moi, on doit être
en avant pour défendre le dossier en espérant
qu'on va avoir des gens qui vont nous aider en arrière.
Mais souvent, dans l'anonymat complet, moi, je peux envoyer
un dossier à quelque part et il y a quelqu'un qui
va le recevoir, et peut-être personne ne sait autour
de lui qu'il est gai, mais peut-être que le dossier
qui est en dessous de la pile va remonter dessus. Je dirais
qu'il y a un réseau de sympathisants. Je pense que
c'est ça la réalité, puisqu'il y a
10 % de gens un peu partout.»
Il n'y a pas que les réseaux d'amis.
Selon McCutcheon, les médias jouent aussi un rôle
déterminant dans l'expression du pouvoir gai, que
ce soit par la présence de personnages gais dans
les téléromans ou encore par les coups d'éclat.
Par exemple, il croit que la sortie de Daniel Pinard a été
déterminante.
Connu
pour ses émissions culinaires, Daniel Pinard a longtemps
été journaliste, entre autres à l'émission
Télémag, à Radio-Canada. En 1977, il
avait fait un reportage sur la discrimination contre les
gais. À l'époque, la Commission des droits
de la personne étudiait la possibilité d'inclure
dans la Charte un amendement pour interdire la discrimination
basée sur l'orientation sexuelle.
Daniel Pinard raconte que la présence
de son équipe, dirigée par le réalisateur
Marc Renaud, a changé le cours de l'histoire: «On
nous apprend que ça n'allait pas passer. Que ça
n'allait pas être inclus. [
] Alors, Marc a dit:
"le moins que vous puissiez faire, c'est que vous allez
nous expliquer, ceux qui sont contre, pourquoi vous êtes
contre". Et alors, dit-il, "on va vous donner
la nuit pour y penser, étant donné que vous
votez demain matin. Et demain matin, nous allons à
la conclusion du vote vous demander ceux qui ont voté
oui et ceux qui ont voté non, pourquoi vous avez
voté oui et pourquoi vous avez voté non".
Tous ceux qui allaient voter non ne sont pas allés
voter. [
] Si nous n'avions pas été là,
l'orientation sexuelle n'aurait probablement pas été
incluse comme motif de discrimination dans la Charte.»
Si Daniel Pinard croit en l'influence des
médias, il est sceptique devant le pouvoir des groupes
de gais. Il pense que c'est davantage l'ouverture d'esprit
des Québécois et de certains politiciens qui
sont responsables de l'avancement des droits des gais. Et
selon lui, Pierre-Elliot Trudeau, entre autres en décriminalisant
l'homosexualité en 1969, est l'un de ceux qui a le
plus influencé le cours des événements
des 30 dernières années.
Martin
Cauchon, comme ministre de la Justice sous le gouvernement
de Jean Chrétien, a défendu le mariage gai.
S'il y a eu des pressions, dit Martin Cauchon, elles sont
venues surtout des opposants au mariage gai, au sein même
de son parti. N'eût été de l'intervention
du sénateur Laurier Lapierre, la seule personne ouvertement
gaie au Parti libéral du Canada, le projet de loi
sur les mariages gais aurait probablement sombré
lors du caucus de North Bay, où les clans de Jean
Chrétien et de Paul Martin s'affrontaient.
Les plus âgés se souviendront
sans doute de Laurier Lapierre alors qu'il était
un journaliste-vedette à la télévision.
Il a vécu la plus grande partie de sa vie de journaliste,
d'écrivain et de professeur d'université en
cachant son orientation sexuelle. Il s'est dit choqué
au plus haut point par ce qu'il a entendu au caucus de North
Bay. Pour lui, non seulement le pouvoir gai existe, mais
il doit s'exprimer plus fortement.
«On
est un grand nombre. On peut déterminer des élections
si on voulait voter ensemble. On est assez nombreux. On
a fait élire des députés, et on a fait
battre des députés. [
] Quand on se met
ensemble, on a tout le pouvoir.»
- Laurier Lapierre, sénateur
libéral
Laurier Lapierre pense que c'est en sortant
du placard que les gais auront plus de pouvoir. À
son avis, c'est le député néo-démocrate
Svend Robinson qui a le plus contribué à faire
avancer les choses.
En
1988, ce député du NPD a posé un geste
historique en sortant du placard. Il devenait ainsi le premier
élu canadien à avouer publiquement son homosexualité.
Mais avant son «coming out», Svend Robinson
s'est beaucoup impliqué dans la rédaction
de la Charte canadienne des droits et libertés: «Pour
moi, c'était le travail le plus important de mes
25 ans en vie politique, le travail dans le comité
constitutionnel, parce que, par exemple, dans la Charte
des droits et libertés, j'avais proposé l'inclusion
explicite de l'orientation sexuelle. [
] L'objectif,
c'était justement de donner les outils aux juges,
parce que si les politiciens n'étaient pas prêts,
s'ils n'avaient pas le courage de dire oui à l'égalité,
j'ai voulu que parmi les valeurs fondamentales que l'on
exprime dans la Charte des droits et libertés, que
l'orientation sexuelle soit incluse, et on a réussi.»
Svend Robinson incarne à lui seul le
pouvoir politique des gais et lesbiennes du Canada. Plusieurs
députés dans nos parlements ont depuis imité
son geste.
L'ancien ministre de la Justice Paul Bégin,
qui est hétérosexuel, connaît bien le
pouvoir gai, puisque c'est lui qui a fait adopter l'union
civile en 2002. Mais les pressions, dit-il, sont surtout
venues de membres de son propre gouvernement. Pour faire
débloquer le dossier, Paul Bégin a invité
les associations gaies et lesbiennes à participer
à une commission parlementaire.
Mona
Greenbaum s'est prêtée de bonne grâce
à la stratégie du ministre. Sa bataille en
faveur de l'union civile a commencé lorsqu'elle a
été obligée de se rendre en Californie
pour se faire inséminer, aucune clinique au Québec
n'offrant à l'époque ce service. Après
s'être battue pendant cinq ans en Cour pour faire
reconnaître l'autorité parentale de sa conjointe,
Mona Greenbaum a entrepris une longue bataille politique
en faveur de l'union civile. Elle a fondé l'Association
des mères lesbiennes du Québec et s'est alliée
une foule d'organisations.
«Il
y a des groupes différents, comme par exemple la
Coalition pour la reconnaissance des conjoints et conjointes
de même sexe, qui regroupe des gens des syndicats,
la Fédération des femmes du Québec,
des organismes communautaires. [
] Sans ces réseaux,
je pense que nos résultats ne seraient pas aussi
fort, peut-être que oui, mais je pense que le réseau,
c'est très important.»
- Mona Greenbaum, présidente
de l'Association des mères lesbiennes
Avant le débat sur les mariages, l'union
civile au Québec était vue comme une percée
majeure dans la bataille des gais. Il n'y a pas eu de pressions
indues, selon Paul Bégin, mais l'expression d'un
pouvoir des gais et lesbiennes.
Il
ne fait donc aucun doute que ces derniers soient de plus
en plus visibles dans nos parlements et nos hôtels-de-ville,
et même dans le milieu plus sensible des commissions
scolaires. Paul Trottier, qui est vice-président
de la Commission scolaire de Montréal, trouve parfaitement
normal que les gais et lesbiennes utilisent le pouvoir qu'ils
ont aujourd'hui : «Je n'ai pas de problèmes,
moi, avec le terme lobby. J'ai moi-même été
le vice-président de la Table de concertation des
gais et lesbiennes du Québec, et notre mission, c'était
clairement d'influencer les élus par rapport aux
préoccupations du milieu gai. Pour moi, ce n'est
pas malsain, c'est dans l'ordre des choses. Ça donne
des résultats parfois, et d'autres fois ça
n'en donne pas ou ça prend plus de temps. Ce n'est
pas les gais eux-mêmes, mais si les choses ont avancé
comme ça, c'est parce que la société
était prête et parce que les gens que l'on
côtoie étaient d'accord pour que ça
aille dans cette direction-là.»
Louis
Charron, qui est président de la Chambre de commerce
gaie du Québec, n'hésite pas lui non plus
à profiter de ses connaissances pour faire avancer
des dossiers: «Je suis en mesure d'établir,
d'appeler quelqu'un qui va pouvoir me donner un coup de
main et à la base, c'est parce que cette personne-là
est gaie qu'il y a un lien qui s'est créé.
[
] Moi, je pense que oui, il y a un lobby gai qui
existe, définitivement. Quand il y a un nouveau gouvernement,
on va toujours essayer de "mapper" le gouvernement
pour savoir où sont nos intérêts, savoir
comment on peut intervenir auprès de ce gouvernement-là.»
San Francisco est aujourd'hui un pas derrière
le Canada dans l'avancement de la cause gaie. C'est donc
au Canada que l'histoire est en train de s'écrire.
Mais ici aussi, on sent le gouvernement fédéral
hésiter, malgré les jugements récents
sur les mariages gais. En attendant que la Cour suprême
rende son verdict, les gais et lesbiennes n'entendent pas
rester les bras croisés. Ils ont compris que pour
gagner, ils doivent choisir les mêmes armes que leurs
adversaires et s'ériger en lobby, comme le font tous
les groupes qui ont des intérêts à défendre.
Journaliste:
Alain Gravel
Réalisatrice: Anne Sérode
Recherchiste: Marie-Claude Pednault