Partie
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Jean-Martin
Lefebvre-Rivest a 34 ans. Éric Martineau en a 27.
Ils
partagent un grand appartement au deuxième étage
d'un immeuble de
l'est de Montréal. Au premier étage logent
ceux qui sont un peu devenus leurs enfants: six handicapés
mentaux adultes, dont s'occupent 24 heures sur 24 les deux
jeunes propriétaires de ce foyer de groupe.
Une famille particulière,
c'est le portrait d'une famille, d'une entreprise,
mais surtout d'un engagement. Au cur de leur vie chaotique
remplie de rires et de petits drames, un grand projet: un
voyage au soleil pour faire connaître la mer à
ces grands enfants qui ne l'ont jamais vue.
L'équipe
d'Enjeux
a suivi cette famille jusqu'à Cuba et a vécu
avec eux les hauts et les bas de ce voyage pas comme les
autres.
Nombre
de Québécois rêve de fuir les rigueurs
de l'hiver pour les plages ensoleillées du Sud. Mais
peut-être personne n'y a rêvé aussi fort
que cette famille d'accueil pour déficients intellectuels.
Après presque deux ans d'efforts et de préparation,
le rêve est enfin devenu réalité. Ils
quitteront Montréal pour une escapade à Cuba.
Ils sont six,
tous dans la quarantaine et la cinquantaine, presque tous
abandonnés par leur famille. Michel, Gilles, Léopold,
Alain, André et Diane n'ont jamais pris l'avion,
jamais vu la mer, sauf bien sûr à la télévision.
Éric Martineau et Jean-Martin Lefebvre-Rivest, qui
s'occupent d'eux, ont donc décidé de les y
amener. À 24 heures du départ, ils sont prêts.
«Ils
sont vraiment euphoriques et ils ont hâte. Je dirais
qu'il y a du mystère et il y a de l'euphorie, dans
le sens où ils n'y sont jamais allés. Ils
ne savent pas c'est quoi. On a eu droit à plein de
questions, comme "est-ce qu'on a le droit de fumer
là-bas, est-ce qu'on a le droit de prendre un café,
est-ce qu'il y a des toilettes?" »
- Éric
De
prime abord, on pourrait penser qu'Éric et Jean-Martin
ont peur que leurs bénéficiaires perturbent
un peu les vacances des autres vacanciers. Or, pas du tout,
car il s'agit d'une question de respect mutuel, comme l'explique
Jean-Martin : «Par exemple, on peut leur imposer
des limites. Si on veut que les gens comprennent les handicapés,
il faut que les handicapés comprennent que les gens
sont là pour se reposer aussi. Le respect, ça
se fait des deux côtés. Ce n'est pas parce
qu'ils sont handicapés que tout est excusable. Ce
n'est pas vrai ça. Il faut qu'ils aient des comportements
adéquats, et s'ils dépassent les limites,
on va être là pour les mettre. Mais rire un
peu plus fort, ce n'est pas un comportement non adéquat.»
Éric
et Jean-Martin ont pris quelques précautions pour
tenter de parer à l'imprévu. En fait, le voyage
a demandé beaucoup de préparation. Par exemple,
ils ont une valise pleine de crayons, livres et autres jeux
pour occuper les vacanciers les jours de pluie. Ou encore,
quelques cadeaux pour détendre l'atmosphère
à l'aéroport, car ils n'ont jamais pris l'avion,
et on ne sait pas comment certains pourraient réagir.
Ils ont même prévu, au cas où, un plan
B.
«C'est
le fait que, s'il y a des craintes, essayer de rendre ça
plus le fun, enlever les craintes. Pour eux, c'est plus
difficile de rationaliser. C'est trop vague. Ce qu'ils ont
vu dans les films, c'est pas mal juste des écrasements.»
- Éric
Les six «pensionnaires» habitent
le rez-de-chaussée d'un grand duplex de l'est de
Montréal. Éric et Jean-Martin, partenaires
en affaires, mais non dans la vie, occupent l'appartement
du haut. Les deux associés se partagent les heures
de travail. Leurs salaires sont payés directement
par l'État et par les pensionnaires, qui reçoivent
de l'aide sociale et travaillent à temps partiel.
Éric et Jean-Martin gagnent bien leur vie, mais ne
comptent pas les heures travaillées.
«On
vit bien au niveau du salaire. Par contre, si on regarde
le taux horaire, c'est sur 24 heures, ça revient
à environ 4 dollars de l'heure.»
- Jean-Martin
Cuba,
enfin!
Finalement,
le voyage en avion s'est bien déroulé. Les
vacanciers pourront enfin profiter du soleil et des charmes
de Cuba.
La piscine de l'hôtel connaît
un franc succès auprès des vacanciers. Par
contre, la plage et la mer ne semblent pas vraiment les
attirer. En fait, la mer, dont l'étendue semble sans
limite et dont l'eau est instable, leur fait un peu peur,
tandis que la piscine est beaucoup plus sécurisante.
On tentera néanmoins de les y amener, mais ils ne
sont pas pressés. D'ailleurs, la notion de temps
est bien relative pour l'ensemble d'entre eux.
«La
notion de temps, ils l'ont, mais ils ne sont pas très
pressés, à part peut-être pour manger
à telle heure, et prendre leur café à
telle heure. Mais pour faire quelque chose, ce n'est pas
très grave. Si on sort pour aller manger une crème
glacée et que ça prend une demi-heure pour
se préparer et aller dans l'auto, ce n'est pas bien
grave. Et c'est quelque chose que j'ai appris avec eux autres.»
- Éric
Pour
Éric et Jean-Martin, s'occuper de leurs pensionnaires
représentent bien plus qu'un travail. En fait, selon
Éric, c'est plutôt un véritable mode
de vie.
«C'est
un monde différent. Pour moi, c'est plus un mode
de vie qu'un job. Je ne le vois pas comme un job de 9 à
5, et je pense que si je le voyais comme un job de 9 à
5, je pense que je n'aimerais pas ça. Il faut que
ce soit complémentaire à ma vie, il faut que
ça embarque dans ma vie et vice-versa, il faut que
ma vie embarque là-dedans pour que ce soit réalisable.»
- Éric
Certes,
Éric et Jean-Martin apportent beaucoup à leurs
bénéficiaires, mais ces derniers leur en donnent
également beaucoup en échange, non en termes
monétaires, mais sur le plan humain. Une belle réciprocité,
une relation où tout le monde y gagne.
«Je
ne sais pas qui apporte plus à qui. Je sais que je
leur donne ma passion, mon côté très
énergique, mon côté irrationnel, dès
fois mon petit côté spontané. Mais eux
m'apportent aussi beaucoup. C'est une expression anglaise,
me "grounder", ils me remettent les deux pieds
sur terre.»
- Jean-Martin
Et
ils ne veulent surtout pas qu'on les prenne pour des saints.
Pour eux, il ne s'agit pas d'une vocation. Ils affirment
qu'ils ne font qu'un travail qu'ils aiment, qui les passionne
et qui leur apporte beaucoup. Les évolutions et les
progrès vécus par leurs bénéficiaires
sont pour eux, en quelque sorte, une véritable récompense.
«Je
suis fier pour eux. On est toujours flatté de voir
un usager qui est passé du point A au point B, et
du point B au point C. C'est eux qui nous le disent quotidiennement.
Ils sont tellement spontanés que lorsque tu te trompes,
ils te le disent, et quand tu fais un bon coup, leurs yeux
pétillent, les larmes, les rires, etc.»
- Jean-Martin
Et
sur le plan des valeurs également, les bénéficiaires
ont donné beaucoup à Éric et Jean-Martin,
par leur simplicité et leur absence de superficialité.
Des choses qui préoccupent bien des gens, comme par
exemple la tenue vestimentaire, n'ont aucune importance
pour eux.
«Je
vais loin peut-être, mais ça m'a beaucoup remis
en question par rapport à plein de choses. Juste
leur simplicité, leur simplicité de tous les
jours, le fait qu'ils soient heureux aussi. Ils sont heureux,
ils sont vraiment heureux et dès fois, on se casse
la tête avec des banalités, on s'en fait, on
a de la misère à dormir, peu importe. Et que
pour eux ce soit aussi simple et aussi merveilleux.»
- Éric
Éric,
Jean-Martin, Michel, Gilles, Léopold, Alain, André
et Diane forment une véritable famille, ou presque.
Éric et Jean-Martin aiment leurs pensionnaires comme
s'ils étaient leurs enfants, même s'ils ne
le sont pas. Toutefois, il doit y avoir un certain détachement,
ce qui ne signifie aucunement qu'il y ait indifférence,
au contraire.
«Je
suis assez paternel dans le sens que je les aime énormément.
Par contre, il faut que je comprenne qu'ils ne m'appartiennent
pas. Ce ne sont pas mes enfants. En passant, ils sont tous
plus vieux que moi, alors ce ne serait pas cohérent.
Il faut faire le même travail que si j'étais
parent, selon moi, tout en ayant ce léger détachement,
puisqu'ils peuvent partir n'importe quand.»
- Jean-Martin
Enfin, tous semblent avoir apprécié
leur voyage au soleil. Peut-être ont-ils eu la piqûre.
En tout cas, Éric et Jean-Martin, eux, semblent avoir
trouvé ce qu'ils veulent faire dans la vie: s'occuper
des déficients intellectuels.
Journaliste:
Pasquale Turbide
Réalisateur: Yves Bernard
Nous tenons à
remercier le consulat cubain à Montréal, la
compagnie aérienne Cubana et l'hôtel Brisas
Santa Lucia.