première
partie - deuxième
partie - troisième
partie - quatrième
partie
Quand
on parle d'inceste, on pense tout de suite aux hommes. Aujourd'hui,
les cas d'inceste demeurent encore des secrets biens gardés.
Ils sont très peu rapportés. Mais que se passe-t-il
lorsque c'est une mère qui agresse son enfant? La
mère est perçue comme le refuge d'amour et
de tendresse. Souvent, on ne veut même pas en entendre
parler. En plus du récit cauchemardesque de leur
enfance, des victimes d'inceste maternel nous racontent
à quel point il leur a été difficile
de trouver une oreille attentive, compréhensive.
Il y a 20 ans, la violence familiale était
un sujet très peu abordé dans les médias.
Au Canada, il aura fallu une commission d'enquête
nationale pour que la société constate l'ampleur
du phénomène. Le père, surtout, était
considéré comme le responsable de la violence
qui sévissait dans les familles. En paroles, l'inceste
impliquait nécessairement le père avec une
de ses filles.
«Quand
tu es agressé par une femme, par ta mère,
c'est très différent. On attend tout d'une
mère, c'est naturel. Quand tu es bébé,
la première personne vers qui tu te tournes, c'est
ta mère. Elle est censée te nourrir, te protéger.
Quand tout ça est tordu, c'est toi qui deviens tordu.»
- Eleonor
Depuis
l'origine des temps, la mère apparaît comme
le premier et le dernier refuge des enfants pour obtenir
compassion et chaleur. Et c'est avec beaucoup de circonspection
que nous levons un coin du voile sur les agressions sexuelles
commises par des femmes, le plus souvent la mère.
Un tabou que nous transgressons pour jeter un peu de lumière
sur un comportement aussi difficile à comprendre
qu'à nommer. Mère incestueuse, femme pédophile?
Les mots écorchent et personne ne veut les entendre.
«Quand
ça se passe dans la famille, les agressions peuvent
commencer aussi tôt qu'à 2 ou 3 mois, quand
le bébé est tout petit. Les gens agressent,
par exemple, avec leur doigt, à l'intérieur
du bébé, et ce n'est pas pour mettre de la
crème. Il y a même des mères qui ont
sucé le pénis de leur petit garçon.»
- Michele Elliott,
psychologue, Kidscape, Londres
Michele
Elliott, une spécialiste des agressions sur les enfants,
est peut-être celle à qui on a confié
les secrets les plus douloureux. À Londres, elle
dirige un organisme voué à la défense
des enfants, Kidscape. Auteure d'une vingtaine d'ouvrages
sur les hommes agresseurs d'enfants, elle a suscité
tout un émoi lorsqu'elle a publié, il y a
10 ans, un livre sur les agressions sexuelles commises par
des femmes - surtout des mères. Son livre est à
peine lancé qu'elle est inondée d'appels au
secours de femmes et d'hommes victimes d'inceste maternel.
«Avant
de rencontrer Michele, je ne savais pas que d'autres avaient
subi la même chose que moi. Il n'y avait pas de livre
là-dessus, rien.»
- Lucy Jenner
Jeune, Lucy était contrainte de coucher
avec sa mère. Le seul lit de la chambre était
collé au mur: impossible de s'échapper. «Elle
se collait à moi, derrière moi, et voulait
que je lui dise que je l'aimais. Puis, elle prenait différents
objets qu'elle insérait dans mon vagin ou mon anus.
Parfois, elle utilisait ses doigts. J'étais forcée
de la stimuler oralement.»
Lucy
Jenner, devenue elle-même thérapeute, a encore
de la difficulté à parler de sa mère
comme d'une agresseur, un mot qui n'existe pas au féminin.
Les enfants élevés par des mères incestueuses
finissent par croire que c'est normal, car ils ne connaissent
rien d'autre. De plus, ils n'ont souvent personne à
qui en parler et ne connaissent même pas les mots
pour décrire ce qu'ils subissent.
Monique Tardif est la psychologue, au Québec,
la plus familière avec le dossier des agressions
sexuelles commises par les femmes. Elle peut aujourd'hui
tracer un profil de ces mères incestueuses: des femmes
en majorité agressées elles-mêmes par
leur père et qui voient souvent leur fille comme
une rivale.
«En
fait, les femmes ont de la difficulté à reconnaître
la dimension du plaisir qu'elles auront avec un enfant.
Certaines d'entre elles prendront la main de l'enfant pour
se caresser les organes génitaux ou s'introduire
les doigts de l'enfant dans le vagin. Mais c'est l'exception,
la majorité vont davantage ressentir un plaisir par
le contrôle ou le pouvoir qu'elles auront sur l'enfant.»
- Monique Tardif, psychologue,
Centre de psychiatrie légale, Institut philippe-Pinel
Officiellement,
les dossiers criminels démontrent qu'environ 5 %
des agressions sexuelles sont commises par des femmes. Mais
ce n'est pas parce que cette violence n'est pas signalée
qu'elle n'existe pas. Selon les psychologues qui traitent
les victimes, le pourcentage serait plutôt de l'ordre
de 22 %.
Le traumatisme d'avoir été trahi
profondément par la personne qui nous a donné
la vie laisse des cicatrices souvent permanentes ou, pire,
des plaies ouvertes. C'est à la suite d'une longue
thérapie que la plupart des victimes d'agressions
sexuelles ont peu à peu retrouvé les souvenirs
de leur passé. C'est la plupart du temps un cumul
d'échecs personnels qui les amène devant un
thérapeute.
«Je
crois que, pour les victimes d'agression, la seule façon
de s'en sortir, c'est de tout mettre dans une petite boîte
pour ne plus avoir à y penser. Puis, un jour, quelque
chose arrive dans leur vie, et c'est comme une bombe à
retardement, ça éclate.»
- Michele Elliott, psychologue,
Kidscape, Londres
Les
victimes d'incestes multiples vont plus facilement parler
des agressions commises par leur père. Le constat
de la mère incestueuse est trop difficile à
faire. Sarah a été agressée par son
grand-père, son père et sa mère. Lorsqu'on
lui demande ce qui a été le plus douloureux
pour elle, elle répond, définitivement, sa
mère: «Je me suis sentie dépouillée
de tout. Même sans les autres agressions, je crois
que je serais demeurée très déséquilibrée,
avec le sentiment de ne pas faire partie de la race humaine,
à cause de ma mère.»
Cette violence, presque inimaginable, se vivait
la plupart du temps au quotidien et, pour les enfants, faisait
partie de la normalité des choses.
«Je
ne réalisais pas jusqu'à quel point je ne
connaissais rien de la vie normale. Notre famille semblait
fonctionner sur des bases différentes, différentes
des autres. Comment dire, je pense que, très jeune,
j'ai perdu tout espoir que quelqu'un, une personne, fasse
cesser tout ça.»
- Sarah
Mais
ce qui étonne le plus, c'est la quête de cet
amour maternel, dont elles ont été privées
et qu'elles semblent rechercher à tout prix. Bien
qu'elle soit en thérapie depuis plus de 15 ans, Lucy
Jenner visite régulièrement sa mère
et s'assure qu'elle ne manque de rien: «Jusqu'à
sa mort, je sais que j'aurai l'instinct de la protéger,
mais, en même temps, je n'oublie pas. Elle n'a jamais
rencontré mes enfants, elle ne connaîtra jamais
ça, être grand-mère. Ça ne fera
pas partie de sa vie. C'est ma façon à moi
de composer avec la situation.» Quant à
Sarah, elle aussi voit encore ses parents. Chaque année,
elle se rend aux États-Unis pour leur rendre visite.
«Je
voulais désespérément l'aimer. Vous
savez, quand vous êtes un enfant, vous aimez votre
mère. C'est normal, non? Les enfants aiment leur
mère.»
- Sarah
«Ce
qu'elles souhaitent le plus, c'est que leur mère
se sente tellement mal et les aime assez pour leur dire:
"Je suis désolée, je n'aurais pas dû
faire cela, c'était mal, tu n'es pas à blâmer".
[
] Ce qui n'arrive jamais.»
- Michele Elliott, psychologue,
Kidscape, Londres
Paul
aura bientôt 50 ans. Abandonné par sa mère
naturelle quand il avait 3 ans, il est adopté par
un couple de Birmingham, en Angleterre. Le souvenir de cette
mère adoptive est pour Paul un cauchemar.
«Elle
m'a dit: "Tu penses que personne ne t'aime, et bien
personne ne m'aime moi non plus. On va s'aimer tous les
deux". Puis, s'est installé un cycle d'intimité
perverse dans lequel elle m'utilisait pour satisfaire ses
besoins.»
- Paul
Il n'y a donc
pas que les filles qui soient victimes d'inceste maternel.
Environ 35 % des victimes seraient des petits garçons.
Les préjugés sociaux liés aux mythes
de l'initiation sexuelle sont encore très forts.
«Quand
un garçon est agressé par une femme, les hommes
vont dire: "Chanceux, tu as été initié
au sexe. J'aurais aimé que ça m'arrive".
Mais vous parlez à ces garçons quand ils sont
plus vieux, et vous réalisez à quel point
ça les a affectés.»
- Michele Elliott, psychologue,
Kidscape, Londres
Michel
est le benjamin d'une famille de cinq enfants, père
militaire, mère soumise, une famille où l'on
s'exprimait peu. La mère, comme le reste des enfants,
ferme les yeux quand le père s'enferme avec Jocelyne,
la sur aînée de 14 ans. Dans cette famille
où le silence est loi, Jocelyne, adolescente agressée
par son père, tourne sa détresse vers son
petit frère. Elle devient lentement l'agresseur de
Michel.
À 40 ans, Michel a toujours refoulé
son passé, et il s'est aperçu que lui aussi
était un maillon dans une chaîne d'agressions:
son père avait agressé sa sur, qui l'avait
agressé, lui. Et maintenant, c'était son tour:
«Plus tard, Jocelyne a eu une fille, Diane, sur
qui j'ai fait des attouchements. Quand j'ai fait ça,
Diane était adolescente, elle avait 15-16 ans. Dans
ce temps-là, c'était incroyable, je ne trouvais
pas que c'était grave.»
Les
enfants agressés ne deviennent pas tous des agresseurs,
loin de là. Mais on sait que 80 % des mères
qui agressent leurs enfants ont été agressées
elle-même. La peur de devenir agresseur à son
tour est souvent une crainte réelle chez les victimes.
Et c'est peut-être la pire des séquelles: penser
que soi-même on pourrait agresser son enfant.
«Elles
sentent qu'elles ne peuvent pas toucher leur propre enfant,
ou tout autre enfant. Si elles le touchent, elles se transformeront
en leur mère et agresseront, elles aussi. Alors,
l'agression leur a non seulement volé leur enfance,
leur identité, mais aussi leur capacité d'interagir.»
- Michele Elliott, psychologue,
Kidscape, Londres
Journaliste:
Hélène Courchesne
Réalisatrice: Nicole Messier
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