Partie 1
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Décembre
2003 a marqué le retour des grandes manifestations
syndicales. Est-ce la fin de la paix sociale, cette paix
qui valait au Québec un nombre de journées
de grève parmi les plus bas des pays développés?
Les
syndicats et les travailleurs sont désorientés
face à la mondialisation, aux menaces de privatisation
et à la sous-traitance, autant dans le secteur privé
que dans le secteur public. Beaucoup
de syndiqués ont peur de perdre leur emploi ou les
conditions de travail qu'ils ont obtenues au cours des dernières
décennies. Cette peur peut engendrer une colère
qui s'exprime publiquement, et de plus en plus fort.
Certaines expériences
de reconfiguration d'administrations ont été
tentées. Patrons et syndiqués ont réussi
à éviter les affrontements, et ils font face
à la concurrence grâce à de nouvelles
méthodes de travail efficaces et productives.
Le 11 décembre dernier, dans plusieurs
villes de la province, des travailleurs syndiqués
défilaient et manifestaient leur opposition aux politiques
mises de l'avant par le gouvernement Charest, principalement
dans le domaine du travail et des affaires sociales. Ils
craignent que les modifications apportées à
l'article 45 du Code du travail, qui visent à faciliter
la sous-traitance, ne leur fassent perdre leur emploi ou
qu'elles ne minent leurs conditions de travail.
Les
manifestants ont donc envahi plusieurs lieux publics de
Montréal et bloqué des voies de circulation,
comme les accès au port et des rues importantes.
Le même scénario s'est produit à Québec,
où on a manifesté dans les rues, au port et,
bien entendu, devant le parlement. Une mobilisation qu'on
n'avait pas vue au Québec depuis longtemps.
«C'était
la première fois, le 11 décembre, qu'on retrouvait,
la même journée, une action qui impliquait
non seulement des syndiqués du secteur public, mais
des syndiqués du secteur privé. Pour retrouver
ça, il faut remonter à 1972, lorsque les trois
présidents de centrales syndicales ont été
emprisonnés.»
- Michel Grant, professeur
de relations industrielles à l'UQAM
Certes,
des événements beaucoup plus graves se sont
produits dans l'histoire du syndicalisme québécois,
qu'on pense à la grève des 5000 travailleurs
de l'amiante à Asbestos et Thetford Mines, ou encore,
en 1974, au saccage des installations de la Baie-James par
des grévistes de quatre syndicats, dont le Conseil
des métiers de la construction, dirigé par
André Desjardins et réputé pour ses
méthodes violentes. Plus récemment, en 1993,
des cols bleus de Montréal enfonçaient les
portes de l'hôtel de ville pendant qu'à l'intérieur,
le conseil municipal votait le gel de leur salaire.
«Le
monde du travail a changé. Aujourd'hui, en principe,
il y a moins de conflits de travail qu'il y en avait. Les
gens ont plus à perdre, parce que dans ces années-là,
les gens avaient tout à gagner. Aujourd'hui, c'est
différent. Le militantisme syndical est complètement
différent. Des apôtres, il y en a moins qu'il
y en avait.»
- Guy Boisvert, coordonnateur
des mobilisations, CSN
«Dans
les 20 dernières années, ce dont on a parlé,
c'est de concertation et de représentation. On siégeait
à tous les organismes, on était impliqué
dans le développement de l'emploi de différentes
façons.»
- Gilles Paquette, conseiller,
FTQ
Cette fois-ci, les syndiqués en veulent
au gouvernement non seulement pour la teneur de ses projets
de loi, mais également pour la façon dont
il a procédé pour les faire adopter.
Ainsi,
il lui reproche ne pas avoir été consulté,
d'avoir rompu avec une tradition de concertation entre le
gouvernement, le milieu des affaires et les syndicats, comme
le souligne Gilles Paquette, conseiller à la FTQ:
«Du jour au lendemain, un premier ministre arrive
et, d'un geste méprisant, dit: "Mes petits corporatistes,
on va vous tasser". C'est quoi ça? [
]
On a fait notre bout de chemin, ce n'est pas reconnu, c'est
même rejeté, ils ne nous parlent même
plus, ne nous consultent plus, passent à la vapeur
des projets de loi assez dégueulasses. Nous autres,
il faudrait regarder le train qui passe? On a dit non, on
va s'impliquer comme on faisait.»
Si
la mobilisation du 11 décembre était une des
plus importantes manifestations syndicales depuis quelques
décennies, la ferveur des militants avait déjà
été ravivée, le 1er du mois, lorsque
des militants syndicaux de la FTQ avaient mis sens dessus
dessous le bureau montréalais du président
de l'Assemblée nationale, Michel Bissonnet. Un peu
plus tard le même jour, les mêmes syndiqués
allaient manifester à l'hôpital Sainte-Justine.
Or, le premier ministre et son ministre de la Santé
allaient y annoncer d'importants investissements.
À l'intérieur de l'hôpital, d'autres
syndiqués, ceux de la CSN, s'apprêtaient eux
aussi à manifester leur mécontentement à
l'égard de projets de loi modifiant les structures
de négociation et facilitant la sous-traitance.
Mais
les événements ont dégénéré
en bousculade. Lorsque les manifestants ont tenté
de se rendre à la salle de conférence où
le premier ministre, Jean Charest, et le ministre de la
Santé, Philippe Couillard, devaient annoncer un important
investissement, des agents de sécurité ont
tenté de les en empêcher, et c'est alors qu'une
bousculade a commencé. Certains affirment que les
médias ont exagéré, et que l'incident
n'était pas aussi grave que ne le laissaient entendre
les reportages diffusés à la télévision.
Il n'en demeure pas moins que la conférence
de presse fut annulée. En manifestant dans un hôpital
pour enfants, même dans le couloir du sous-sol, les
syndiqués prenaient de gros risques. D'abord celui
de perturber des enfants malades, et ensuite celui de se
mettre à dos l'opinion publique. Les enfants ont
été presque totalement épargnés,
mais pas l'image des travailleurs, car devant les caméras
de télévision, une manifestation ordonnée
a dégénéré en bousculade entre
deux groupes de syndiqués.
En se dissociant
de l'événement, les dirigeants syndicaux admettaient
que leurs membres s'étaient piégés
sur le plan de l'image. Pendant ce temps-là, leurs
adversaires, les dirigeants politiques, évitaient
un piège en se retirant de l'événement,
et le premier ministre marquait un point.
«Je
pense que ça, d'abord, c'est moralement injustifiable
et c'est stratégiquement une erreur. D'ailleurs,
je suis sûr que les plus troublés et les plus
choqués par ces manifestations, c'était les
leaders syndicaux eux-mêmes, parce que non seulement
ça allait à l'encontre de leur croyance fondamentale,
mais les gens qui faisaient ça étaient un
peu comme des joueurs de hockey en train de lancer sur leur
propre gardien de but.»
- Michel Grant, professeur
de relations industrielles à l'UQAM
Finalement,
l'importante mobilisation et les manifestations n'empêcheront
pas le gouvernement de faire adopter, à la mi-décembre,
ses changements au Code du travail. C'est le jour même
du vote à l'Assemblée nationale que les manifestations
syndicales sont les plus dures, en particulier devant le
parlement. Cette colère exprime une peur bien réelle
des changements.
«On
met des projets de loi, on le fait en vitesse, on le fait
d'une façon cachée. On sait qu'il y a le patronat
derrière ça. Les gens, ce qu'ils craignent
vraiment, c'est de perdre leur emploi.»
- Pierre Bisonnette, président
du Syndicat national des employés de l'hôpital
Sainte-Justine
De
toutes les mesures prises ou annoncées par le gouvernement
Charest, ce sont des changements au Code du travail qui
inquiètent et indisposent le plus le monde syndical.
Ces changements permettront aux employeurs de se libérer
plus facilement qu'auparavant de leurs obligations à
l'égard des travailleurs, en cédant, par exemple,
une partie de leurs activités à d'autres entreprises.
Et pour les employés syndiqués, rien ne garantit
que leur accréditation syndicale suivra chez le sous-traitant,
c'est-à-dire qu'ils bénéficieront des
mêmes conditions de travail.
Les téléphonistes de Bell Canada
ont déjà vécu cette expérience.
En effet, en 1999, l'entreprise annonçait que son
service de renseignements serait sous-traité, à
moindre coût, à une société américaine.
«On
ne s'attendait pas du tout à ça. J'avais l'impression
que le plancher venait de glisser sous mes pieds. C'est
sûr qu'on était choqués, parce qu'on
savait très bien que ce n'était pas une question
d'argent. C'était une question d'argent, mais ce
n'était pas une question de manque d'argent. C'était
une question de "on veut plus d'argent". [
]
On comprenait que c'était pour augmenter les profits
pour les actionnaires.»
- Chantal Béchard,
ex-téléphoniste de Bell Canada
Après
l'annonce de Bell, les téléphonistes se sont
lancées dans une grève très longue
et très dure, ponctuée de manifestations houleuses,
notamment à Montréal et à Québec.
Elles perdront finalement la bataille, et la société
américaine Nordia sera chargée, en sous-traitance,
d'offrir le service qu'elles offraient autrefois pour Bell.
On leur offre un emploi chez Nordia, mais les conditions
de travail n'y sont pas du tout les mêmes. Si on leur
promet le même salaire la première année,
celui-ci tombe à 75 % la deuxième année,
et à 50 % la troisième et les années
suivantes. Aujourd'hui, Nordia fournit encore le service,
mais avec d'autres téléphonistes, payées
environ la moitié de ce que les ex-téléphonistes
de la compagnie Bell gagnaient.
«Lorsqu'on
dit qu'on veut être plus compétitif, la compétitivité
vient du fait qu'on réduit grandement la masse salariale.
Alors, c'est un appauvrissement des travailleuses et des
travailleurs. On n'a qu'à regarder ce qui c'est passé
chez Bombardier, avec Aramark qui a pris en charge la cafétéria.
Les gens, du jour au lendemain, des gens qui ont fait le
même travail pendant des années, sont passé
de 19,75 $ de l'heure à 7,75 $.»
- Ann Gingras, présidente
du Conseil central de Québec, CSN
Québec et
Phoenix, deux visions de la sous-traitance
Comme la plupart des villes, Québec
fait appel à des sous-traitants pour effectuer divers
travaux. Dans la plupart des cas, le sous-traitant privé
vient combler un besoin passager, ou encore apporter une
expertise que les fonctionnaires n'ont pas. Il arrive cependant
à la ville de Québec de naviguer à
contre-courant, par exemple lorsqu'elle remplace des sous-traitants
en informatique par des employés permanents.
En
effet, le directeur du service des technologies de l'information
de la Ville de Québec, alerté par le syndicat,
s'est rendu compte qu'il économiserait en écartant
quelques experts privés pour confier leurs tâches
à des fonctionnaires municipaux. Selon Denis Deslauriers,
les économies peuvent être importantes: «Ceux
de l'entreprise privée, normalement, ajoutent une
marge de profit à leur salaire. Une entreprise qui
fait affaire avec nous est là, bien sûr, pour
faire des affaires, donc pour faire des profits. Elle a
des comptes à rendre là-dessus. Dans certains
cas, on payait 125 000 $ à des firmes, alors qu'à
l'interne, on était capable de combler ce besoin
par un employé permanent qui en aurait coûté
70 000 $. Vous voyez qu'il y a des économies à
faire. Globalement, pour notre analyse, on a retiré
200 000 $ nets d'économies, après avantages
marginaux, pour l'ensemble de la ville et de façon
récurrente, par année.»
À
l'autre bout du continent, dans la capitale de l'Arizona,
Phnix, les employés municipaux travaillent
dans une ambiance radicalement différente. Ils sont
régulièrement placés en concurrence
directe et bien réelle avec le secteur privé.
La collecte des ordures, par exemple, est faite par la ville
et ses employés syndiqués, mais si ce service
n'est pas suffisamment efficace et concurrentiel, il pourrait
bien passer aux mains d'un entrepreneur privé.
Depuis 25 ans,
l'administration municipale place en compétition
certains services publics avec des entreprises privées,
s'assurant ainsi des meilleures prestations aux meilleurs
prix. C'est ce que les experts ont nommé le modèle
de Phnix, adopté et adapté ensuite par
d'autres villes américaines comme Los Angeles et
Indianapolis.
Le
système, mis sur pied en 1979 et appelé concurrence-contrôlée,
a d'abord été mis à l'essai dans la
gestion des ordures, un service alors réputé
pour être inefficace et dispendieux. À cette
époque, La ville demande à ses dirigeants
et aux employés de réorganiser leur travail
pour soumissionner en concurrence directe avec les entreprises
privées intéressées. La meilleure offre
l'emporte. Finalement, sur les 10 appels d'offres qu'il
y a eu depuis, les syndiqués en ont remporté
4 et perdu 6.
Phnix est
divisé en six secteurs, dont un est soumis à
cette concurrence-contrôlée par appels d'offres
bisannuels. Ainsi, tous les deux ans, les secteurs publics
et privés sont en compétition pour la collecte
des ordures. Par contre, la ville ne concède jamais
plus de 50 % d'un service aux entreprises privées,
et certains services essentiels tels que la police demeurent
entièrement publics.
Dans
le seul domaine des ordures ménagères, Phnix
a ainsi économisé 30 millions de dollars depuis
la mise en place de son système. Un système
très complexe et très raffiné, où
les secteurs publics et privés s'entremêlent.
Par exemple, dans un dépôt d'ordures, les opérations
sont gérées par le service public, certains
camions sont du domaine public, d'autres du domaine privé,
et le tri des déchets recyclables a été
remporté par une firme privée agissant dans
des installations publiques.
Menacés
de perdre leurs emplois par privatisation, les cols bleus
de Phnix ont dû accepter de changer radicalement.
Ils sont obligés d'améliorer constamment leurs
méthodes de travail, pendant que la ville, elle,
a dû accepter de gérer différemment
ses services. Voilà une application concrète
de ce que les experts américains appellent reingenering,
c'est-à-dire, en français, la réorganisation.
Il
faut dire que la tâche a été facilitée
par la croissance fulgurante qu'a connue la ville, qui a
grandi si vite que, en 30 ans, elle est passée de
100 000 habitants à 1 500 000, et même 3 millions
si l'on compte ses 23 banlieues. On a pu ainsi implanter
un nouveau modèle de gestion à peu près
sans congédier d'employés.
L'expérience
ne s'est pas non plus limitée à la gestion
des ordures. Par exemple, le service des pompiers de Phnix
est toujours public, alors que celui de la banlieue voisine
est privé. Et c'est même le service de pompier
de Phnix qui est chargé des premiers secours
et des ambulances. Selon le régime de concurrence-contrôlée
en vigueur, le service des pompiers a soumissionné
et a ravi le contrat aux entreprises d'ambulances privées,
jugées inefficaces.
Transposé
au Québec, le modèle de Phnix pourrait
se heurter à un syndicalisme plus militant que celui
qu'on pratique en Arizona. Et pourtant, la concertation
et le partenariat ne sont ni inconnus, ni exclus dans notre
contexte, comme le rappelle l'expérience de la société
Partagec, à Québec. Cette entreprise est une
mégablanchisserie, au service de 17 établissements
de santé de la région de Québec, ce
qui en fait une des plus importantes de sa spécialité
en Amérique du Nord.
Partagec est
une société parapublique à but non
lucratif créée en 1966 par cinq hôpitaux
de la capitale. Il y a huit ans, elle est devenue un modèle
d'efficacité de partenariat employeur-employé.
En 1996, les hôpitaux songent à confier leur
linge à une firme privée à but lucratif
parce qu'au fil des ans, Partagec était devenue chère
et inefficace. Partagec et ses employés redoutent
alors la privatisation. C'est alors que la direction de
l'entreprise s'assoit avec le syndicat pour discuter et
voir ce qui pourrait être fait.
À
la fin de 1996, le syndicat réalise que Partagec
sera vendue ou fermée à moins d'un revirement
inattendu. Et c'est le syndicat qui propose à l'administration
de tenter de faire mieux avec moins, de réorganiser
de fond en comble les opérations de la blanchisserie,
en éliminant les postes de contremaître et
en augmentant la productivité des employés.
Une réorganisation qui finira par sauver leurs emplois.
Tant l'employeur que les employés ont pris conscience
qu'il fallait, ensemble, changer les façons de faire,
car leur avenir en dépendait.
Dans
le contexte actuel de mondialisation et de concurrence effrénée,
les entreprises privées et les services publics cherchent
à diminuer les coûts. Le Québec est
dans une situation particulière, puisque près
de la moitié de ses travailleurs sont syndiqués.
Les patrons peuvent donc difficilement ignorer les syndicats
dans leurs plans de changement. Et les syndicats peuvent
difficilement ignorer que le changement est au programme,
au Québec comme ailleurs. La peur de la privatisation
et de la sous-traitance a engendré la colère
des syndicats, mais elle pourrait aussi les inciter à
trouver, avec les patrons, de nouvelles façons de
faire qui éviteraient le recours à la sous-traitance
ou à la privatisation.
Journaliste:
Claude Sauvé
Réalisateur: Jean-Claude Burger
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