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REPORTAGE
— 2004-03-02

LES SYNDICATS DANS LA TOURMENTE

«On met des projets de loi, on le fait en vitesse, on le fait d'une façon cachée. On sait qu'il y a le patronat derrière ça. Les gens, ce qu'ils craignent vraiment, c'est de perdre leur emploi.»
- Pierre Bisonnette, président du Syndicat national des employés de l'hôpital Sainte-Justine


Partie 1 - 2 - 3 - 4

Décembre 2003 a marqué le retour des grandes manifestations syndicales. Est-ce la fin de la paix sociale, cette paix qui valait au Québec un nombre de journées de grève parmi les plus bas des pays développés? Les syndicats et les travailleurs sont désorientés face à la mondialisation, aux menaces de privatisation et à la sous-traitance, autant dans le secteur privé que dans le secteur public. Beaucoup de syndiqués ont peur de perdre leur emploi ou les conditions de travail qu'ils ont obtenues au cours des dernières décennies. Cette peur peut engendrer une colère qui s'exprime publiquement, et de plus en plus fort.

Certaines expériences de reconfiguration d'administrations ont été tentées. Patrons et syndiqués ont réussi à éviter les affrontements, et ils font face à la concurrence grâce à de nouvelles méthodes de travail efficaces et productives.


Le 11 décembre dernier, dans plusieurs villes de la province, des travailleurs syndiqués défilaient et manifestaient leur opposition aux politiques mises de l'avant par le gouvernement Charest, principalement dans le domaine du travail et des affaires sociales. Ils craignent que les modifications apportées à l'article 45 du Code du travail, qui visent à faciliter la sous-traitance, ne leur fassent perdre leur emploi ou qu'elles ne minent leurs conditions de travail.

Les manifestants ont donc envahi plusieurs lieux publics de Montréal et bloqué des voies de circulation, comme les accès au port et des rues importantes. Le même scénario s'est produit à Québec, où on a manifesté dans les rues, au port et, bien entendu, devant le parlement. Une mobilisation qu'on n'avait pas vue au Québec depuis longtemps.

 

«C'était la première fois, le 11 décembre, qu'on retrouvait, la même journée, une action qui impliquait non seulement des syndiqués du secteur public, mais des syndiqués du secteur privé. Pour retrouver ça, il faut remonter à 1972, lorsque les trois présidents de centrales syndicales ont été emprisonnés.»
- Michel Grant, professeur de relations industrielles à l'UQAM

Certes, des événements beaucoup plus graves se sont produits dans l'histoire du syndicalisme québécois, qu'on pense à la grève des 5000 travailleurs de l'amiante à Asbestos et Thetford Mines, ou encore, en 1974, au saccage des installations de la Baie-James par des grévistes de quatre syndicats, dont le Conseil des métiers de la construction, dirigé par André Desjardins et réputé pour ses méthodes violentes. Plus récemment, en 1993, des cols bleus de Montréal enfonçaient les portes de l'hôtel de ville pendant qu'à l'intérieur, le conseil municipal votait le gel de leur salaire.

«Le monde du travail a changé. Aujourd'hui, en principe, il y a moins de conflits de travail qu'il y en avait. Les gens ont plus à perdre, parce que dans ces années-là, les gens avaient tout à gagner. Aujourd'hui, c'est différent. Le militantisme syndical est complètement différent. Des apôtres, il y en a moins qu'il y en avait.»
- Guy Boisvert, coordonnateur des mobilisations, CSN

«Dans les 20 dernières années, ce dont on a parlé, c'est de concertation et de représentation. On siégeait à tous les organismes, on était impliqué dans le développement de l'emploi de différentes façons.»
- Gilles Paquette, conseiller, FTQ

Cette fois-ci, les syndiqués en veulent au gouvernement non seulement pour la teneur de ses projets de loi, mais également pour la façon dont il a procédé pour les faire adopter.

 

Ainsi, il lui reproche ne pas avoir été consulté, d'avoir rompu avec une tradition de concertation entre le gouvernement, le milieu des affaires et les syndicats, comme le souligne Gilles Paquette, conseiller à la FTQ: «Du jour au lendemain, un premier ministre arrive et, d'un geste méprisant, dit: "Mes petits corporatistes, on va vous tasser". C'est quoi ça? […] On a fait notre bout de chemin, ce n'est pas reconnu, c'est même rejeté, ils ne nous parlent même plus, ne nous consultent plus, passent à la vapeur des projets de loi assez dégueulasses. Nous autres, il faudrait regarder le train qui passe? On a dit non, on va s'impliquer comme on faisait.»

Si la mobilisation du 11 décembre était une des plus importantes manifestations syndicales depuis quelques décennies, la ferveur des militants avait déjà été ravivée, le 1er du mois, lorsque des militants syndicaux de la FTQ avaient mis sens dessus dessous le bureau montréalais du président de l'Assemblée nationale, Michel Bissonnet. Un peu plus tard le même jour, les mêmes syndiqués allaient manifester à l'hôpital Sainte-Justine. Or, le premier ministre et son ministre de la Santé allaient y annoncer d'importants investissements.

À l'intérieur de l'hôpital, d'autres syndiqués, ceux de la CSN, s'apprêtaient eux aussi à manifester leur mécontentement à l'égard de projets de loi modifiant les structures de négociation et facilitant la sous-traitance.

Mais les événements ont dégénéré en bousculade. Lorsque les manifestants ont tenté de se rendre à la salle de conférence où le premier ministre, Jean Charest, et le ministre de la Santé, Philippe Couillard, devaient annoncer un important investissement, des agents de sécurité ont tenté de les en empêcher, et c'est alors qu'une bousculade a commencé. Certains affirment que les médias ont exagéré, et que l'incident n'était pas aussi grave que ne le laissaient entendre les reportages diffusés à la télévision.

Il n'en demeure pas moins que la conférence de presse fut annulée. En manifestant dans un hôpital pour enfants, même dans le couloir du sous-sol, les syndiqués prenaient de gros risques. D'abord celui de perturber des enfants malades, et ensuite celui de se mettre à dos l'opinion publique. Les enfants ont été presque totalement épargnés, mais pas l'image des travailleurs, car devant les caméras de télévision, une manifestation ordonnée a dégénéré en bousculade entre deux groupes de syndiqués.

En se dissociant de l'événement, les dirigeants syndicaux admettaient que leurs membres s'étaient piégés sur le plan de l'image. Pendant ce temps-là, leurs adversaires, les dirigeants politiques, évitaient un piège en se retirant de l'événement, et le premier ministre marquait un point.



«Je pense que ça, d'abord, c'est moralement injustifiable et c'est stratégiquement une erreur. D'ailleurs, je suis sûr que les plus troublés et les plus choqués par ces manifestations, c'était les leaders syndicaux eux-mêmes, parce que non seulement ça allait à l'encontre de leur croyance fondamentale, mais les gens qui faisaient ça étaient un peu comme des joueurs de hockey en train de lancer sur leur propre gardien de but.»
- Michel Grant, professeur de relations industrielles à l'UQAM

 

Finalement, l'importante mobilisation et les manifestations n'empêcheront pas le gouvernement de faire adopter, à la mi-décembre, ses changements au Code du travail. C'est le jour même du vote à l'Assemblée nationale que les manifestations syndicales sont les plus dures, en particulier devant le parlement. Cette colère exprime une peur bien réelle des changements.

 

«On met des projets de loi, on le fait en vitesse, on le fait d'une façon cachée. On sait qu'il y a le patronat derrière ça. Les gens, ce qu'ils craignent vraiment, c'est de perdre leur emploi.»
- Pierre Bisonnette, président du Syndicat national des employés de l'hôpital Sainte-Justine

De toutes les mesures prises ou annoncées par le gouvernement Charest, ce sont des changements au Code du travail qui inquiètent et indisposent le plus le monde syndical. Ces changements permettront aux employeurs de se libérer plus facilement qu'auparavant de leurs obligations à l'égard des travailleurs, en cédant, par exemple, une partie de leurs activités à d'autres entreprises. Et pour les employés syndiqués, rien ne garantit que leur accréditation syndicale suivra chez le sous-traitant, c'est-à-dire qu'ils bénéficieront des mêmes conditions de travail.

Les téléphonistes de Bell Canada ont déjà vécu cette expérience. En effet, en 1999, l'entreprise annonçait que son service de renseignements serait sous-traité, à moindre coût, à une société américaine.

«On ne s'attendait pas du tout à ça. J'avais l'impression que le plancher venait de glisser sous mes pieds. C'est sûr qu'on était choqués, parce qu'on savait très bien que ce n'était pas une question d'argent. C'était une question d'argent, mais ce n'était pas une question de manque d'argent. C'était une question de "on veut plus d'argent". […] On comprenait que c'était pour augmenter les profits pour les actionnaires.»
- Chantal Béchard, ex-téléphoniste de Bell Canada

Après l'annonce de Bell, les téléphonistes se sont lancées dans une grève très longue et très dure, ponctuée de manifestations houleuses, notamment à Montréal et à Québec. Elles perdront finalement la bataille, et la société américaine Nordia sera chargée, en sous-traitance, d'offrir le service qu'elles offraient autrefois pour Bell. On leur offre un emploi chez Nordia, mais les conditions de travail n'y sont pas du tout les mêmes. Si on leur promet le même salaire la première année, celui-ci tombe à 75 % la deuxième année, et à 50 % la troisième et les années suivantes. Aujourd'hui, Nordia fournit encore le service, mais avec d'autres téléphonistes, payées environ la moitié de ce que les ex-téléphonistes de la compagnie Bell gagnaient.

«Lorsqu'on dit qu'on veut être plus compétitif, la compétitivité vient du fait qu'on réduit grandement la masse salariale. Alors, c'est un appauvrissement des travailleuses et des travailleurs. On n'a qu'à regarder ce qui c'est passé chez Bombardier, avec Aramark qui a pris en charge la cafétéria. Les gens, du jour au lendemain, des gens qui ont fait le même travail pendant des années, sont passé de 19,75 $ de l'heure à 7,75 $.»
- Ann Gingras, présidente du Conseil central de Québec, CSN


Québec et Phoenix, deux visions de la sous-traitance

Comme la plupart des villes, Québec fait appel à des sous-traitants pour effectuer divers travaux. Dans la plupart des cas, le sous-traitant privé vient combler un besoin passager, ou encore apporter une expertise que les fonctionnaires n'ont pas. Il arrive cependant à la ville de Québec de naviguer à contre-courant, par exemple lorsqu'elle remplace des sous-traitants en informatique par des employés permanents.

En effet, le directeur du service des technologies de l'information de la Ville de Québec, alerté par le syndicat, s'est rendu compte qu'il économiserait en écartant quelques experts privés pour confier leurs tâches à des fonctionnaires municipaux. Selon Denis Deslauriers, les économies peuvent être importantes: «Ceux de l'entreprise privée, normalement, ajoutent une marge de profit à leur salaire. Une entreprise qui fait affaire avec nous est là, bien sûr, pour faire des affaires, donc pour faire des profits. Elle a des comptes à rendre là-dessus. Dans certains cas, on payait 125 000 $ à des firmes, alors qu'à l'interne, on était capable de combler ce besoin par un employé permanent qui en aurait coûté 70 000 $. Vous voyez qu'il y a des économies à faire. Globalement, pour notre analyse, on a retiré 200 000 $ nets d'économies, après avantages marginaux, pour l'ensemble de la ville et de façon récurrente, par année.»


À l'autre bout du continent, dans la capitale de l'Arizona, Phœnix, les employés municipaux travaillent dans une ambiance radicalement différente. Ils sont régulièrement placés en concurrence directe et bien réelle avec le secteur privé. La collecte des ordures, par exemple, est faite par la ville et ses employés syndiqués, mais si ce service n'est pas suffisamment efficace et concurrentiel, il pourrait bien passer aux mains d'un entrepreneur privé.

Depuis 25 ans, l'administration municipale place en compétition certains services publics avec des entreprises privées, s'assurant ainsi des meilleures prestations aux meilleurs prix. C'est ce que les experts ont nommé le modèle de Phœnix, adopté et adapté ensuite par d'autres villes américaines comme Los Angeles et Indianapolis.

Le système, mis sur pied en 1979 et appelé concurrence-contrôlée, a d'abord été mis à l'essai dans la gestion des ordures, un service alors réputé pour être inefficace et dispendieux. À cette époque, La ville demande à ses dirigeants et aux employés de réorganiser leur travail pour soumissionner en concurrence directe avec les entreprises privées intéressées. La meilleure offre l'emporte. Finalement, sur les 10 appels d'offres qu'il y a eu depuis, les syndiqués en ont remporté 4 et perdu 6.

Phœnix est divisé en six secteurs, dont un est soumis à cette concurrence-contrôlée par appels d'offres bisannuels. Ainsi, tous les deux ans, les secteurs publics et privés sont en compétition pour la collecte des ordures. Par contre, la ville ne concède jamais plus de 50 % d'un service aux entreprises privées, et certains services essentiels tels que la police demeurent entièrement publics.

Dans le seul domaine des ordures ménagères, Phœnix a ainsi économisé 30 millions de dollars depuis la mise en place de son système. Un système très complexe et très raffiné, où les secteurs publics et privés s'entremêlent. Par exemple, dans un dépôt d'ordures, les opérations sont gérées par le service public, certains camions sont du domaine public, d'autres du domaine privé, et le tri des déchets recyclables a été remporté par une firme privée agissant dans des installations publiques.

Menacés de perdre leurs emplois par privatisation, les cols bleus de Phœnix ont dû accepter de changer radicalement. Ils sont obligés d'améliorer constamment leurs méthodes de travail, pendant que la ville, elle, a dû accepter de gérer différemment ses services. Voilà une application concrète de ce que les experts américains appellent reingenering, c'est-à-dire, en français, la réorganisation.

Il faut dire que la tâche a été facilitée par la croissance fulgurante qu'a connue la ville, qui a grandi si vite que, en 30 ans, elle est passée de 100 000 habitants à 1 500 000, et même 3 millions si l'on compte ses 23 banlieues. On a pu ainsi implanter un nouveau modèle de gestion à peu près sans congédier d'employés.

L'expérience ne s'est pas non plus limitée à la gestion des ordures. Par exemple, le service des pompiers de Phœnix est toujours public, alors que celui de la banlieue voisine est privé. Et c'est même le service de pompier de Phœnix qui est chargé des premiers secours et des ambulances. Selon le régime de concurrence-contrôlée en vigueur, le service des pompiers a soumissionné et a ravi le contrat aux entreprises d'ambulances privées, jugées inefficaces.


Transposé au Québec, le modèle de Phœnix pourrait se heurter à un syndicalisme plus militant que celui qu'on pratique en Arizona. Et pourtant, la concertation et le partenariat ne sont ni inconnus, ni exclus dans notre contexte, comme le rappelle l'expérience de la société Partagec, à Québec. Cette entreprise est une mégablanchisserie, au service de 17 établissements de santé de la région de Québec, ce qui en fait une des plus importantes de sa spécialité en Amérique du Nord.

Partagec est une société parapublique à but non lucratif créée en 1966 par cinq hôpitaux de la capitale. Il y a huit ans, elle est devenue un modèle d'efficacité de partenariat employeur-employé. En 1996, les hôpitaux songent à confier leur linge à une firme privée à but lucratif parce qu'au fil des ans, Partagec était devenue chère et inefficace. Partagec et ses employés redoutent alors la privatisation. C'est alors que la direction de l'entreprise s'assoit avec le syndicat pour discuter et voir ce qui pourrait être fait.

À la fin de 1996, le syndicat réalise que Partagec sera vendue ou fermée à moins d'un revirement inattendu. Et c'est le syndicat qui propose à l'administration de tenter de faire mieux avec moins, de réorganiser de fond en comble les opérations de la blanchisserie, en éliminant les postes de contremaître et en augmentant la productivité des employés. Une réorganisation qui finira par sauver leurs emplois. Tant l'employeur que les employés ont pris conscience qu'il fallait, ensemble, changer les façons de faire, car leur avenir en dépendait.

Dans le contexte actuel de mondialisation et de concurrence effrénée, les entreprises privées et les services publics cherchent à diminuer les coûts. Le Québec est dans une situation particulière, puisque près de la moitié de ses travailleurs sont syndiqués. Les patrons peuvent donc difficilement ignorer les syndicats dans leurs plans de changement. Et les syndicats peuvent difficilement ignorer que le changement est au programme, au Québec comme ailleurs. La peur de la privatisation et de la sous-traitance a engendré la colère des syndicats, mais elle pourrait aussi les inciter à trouver, avec les patrons, de nouvelles façons de faire qui éviteraient le recours à la sous-traitance ou à la privatisation.



Journaliste: Claude Sauvé
Réalisateur: Jean-Claude Burger


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