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REPORTAGE
— 2004-02-03

LA JUSTICE PARALLÈLE

« Légalement, la peine de mort est abolie. Socialement, ce n'est pas sûr. »
- Claude Libersan, auteur et philosophe


Partie 1 - 2- 3

Personne ne reste indifférent devant un crime crapuleux. Les réactions populaires face au viol, à l'inceste ou au meurtre d'une victime innocente sont instantanées et souvent violentes. L'indignation suscitée par certains de ces crimes est telle que l'accusé, toujours innocent jusqu'à preuve du contraire, fait face à des représailles aussi violentes que le geste lui-même, avec la complicité des médias, des policiers et de l'appareil judiciaire.

Après la « justice » des médias, l'accusé découvre la « justice » derrière les murs. La « justice » des détenus est cruelle et sans appel. S'en plaindre se traduit automatiquement par des représailles. Pire encore, tout ça se fait dans l'indifférence totale de la population.


De tout temps, les crimes les plus crapuleux ont soulevé l'indignation populaire. À l'origine de cette indignation, on retrouve un sentiment d'injustice qui entraîne un défoulement collectif très médiatisé, souvent suivi de représailles derrière les barreaux.

L'indignation du public se nourrit d'abord des témoignages des proches rapportés par les journalistes. Parfois, elle pousse également les proches à se venger, comme ce père qui, il y a quelques années, a battu un chauffeur d'autobus accusé d'avoir abusé d'écoliers, dont son fils.

 

 

« La réaction du pédophile a été de dire : "Ce n'est pas de ma faute, ce sont les enfants qui voulaient ça". »
- Jean-Pierre Rancourt, criminaliste

Une remarque qui a fait perdre la boule au père, qui s'est mis à le frapper. Selon le psychologue Daniel Lambert, il n'y a pas un parent qui peut concevoir que son enfant est abusé sexuellement. Et la réaction de la population n'est pas différente : « La réaction de population en général n'est pas différente de la réaction du père ou de la mère, ou des proches. Peut-être qu'elle l'est en intensité, mais on est répugné par ce genre de crime, parce que c'est un crime qui ne devrait pas exister. »

 

Raynald Côté a été accusé, avec ses deux fils, d'agressions sexuelles, de séquestration et d'inceste à l'endroit de sa fille handicapée. Un crime qui a indigné la population. Pendant qu'il faisait face à la justice « officielle », Côté a dû faire face à une autre justice, celle des détenus de la prison de Sherbrooke, qui l'ont tabassé. Aux yeux de la loi, il était par contre toujours innocent. Peu importe, malgré les signes apparants qu'il avait été battu, personnes ne s'en est indigné.

 

« Je vous dirais qu'il y avait un sentiment de satisfaction qu'il ait été battu en prison. Les gens trouvaient que c'était bien fait pour lui. »
- Ronald Lavallée, réalisateur, Radio-Canada, Sherbrooke


Robert Choquette, dont le fils a été sauvagement assassiné, a longtemps pensé à se venger, mais n'est jamais passé aux actes. Les détenus allaient cependant s'en charger, en donnant une raclée à l'assassin de son fils, au point où il s'est retrouvé à l'hôpital dans un état comateux.

 

 

« Si je fais tuer ce gars ou le tue moi-même, ça ne ramènera pas mon fils. Si c'était le cas, ça ferait longtemps qu'il ne serait plus de ce monde. »
- Robert Choquette

 


Policiers et journalistes vont-ils trop loin?

Les meurtres gratuits et les agressions sexuelles font toujours l'objet d'une très large couverture dans les médias. Dans l'affaire Côté, on peut cependant se demander si les policiers et les journalistes ne sont pas allés trop loin.

Ronald Lavallée, réalisateur à Radio-Canada, à Sherbrooke, affirme à propos de l'affaire Côté que c'est la première fois qu'il voyait ce genre de lynchage médiatique. Selon lui, on entendait déjà dans les lignes ouvertes à la radio des gens condamner Raynald Côté le lendemain ou le surlendemain de son arrestation, soit bien avant son procès et sans que personne n'ait encore entendu la preuve.

Dans le cas Côté, en parlant de l'acte d'accusation et en donnant le nom de l'accusé, on révélait par le fait même le nom de la victime. Et il semble qu'on ne s'est pas gêné pour donner les noms et photographies des personnes impliquées. Selon Ronald Lavallée, les déclarations des policiers sortaient également de l'ordinaire :

 


« La police de Sherbrooke a la confiance du public. [...] Lorsqu'un policier qui a 27, 28 ans d'expérience vous dit que c'est la pire chose qu'il ait jamais vue, avec ce que les policiers sont amenés à voir, c'est évident que ça impressionne. Ça nous avait un peu saisis, effectivement. »
- Ronald Lavallée, réalisateur, Radio-Canada, Sherbrooke


Dans les heures qui ont suivi leur arrestation, Côté et un de ses fils étaient sauvagement battus en prison. Me Bénard, qui a représenté Côté lors de sa première comparution, croit que ces événements sont directement liés au traitement de la nouvelle, que la présomption d'innocence a été, dans ce cas, complètement bafouée. Selon lui, Côté a été châtié avant même d'être jugé.



« Les médias occupent un peu la fonction de la commère des villages d'autrefois. Ils attisent l'indignation populaire. On en vient presque à un système inquisitoire, c'est-à-dire : "C'est à toi mon bonhomme de nous prouver que tu n'es pas coupable de l'infraction dont on t'accuse". Alors c'est dangereux, très dangereux. »
- Me Bénard


La manière dont les policiers présentent les choses a également une grande incidence. En raison de la crédibilité qu'on leur accorde, la population a tendance à adopter les commentaires que les policiers émettent sur la nature du dossier lors de conférences de presse. D'ailleurs, Me Gagnon, qui a pris la relève dans l'affaire Côté, s'inquiète des relations de plus en plus étroites entre policiers et journalistes.

« Ce n'est pas un hasard lorsqu'on voit [aux nouvelles] des individus entrer au palais de justice escortés de policiers. Les journalistes ont été prévenus par les policiers. »
- Me Gagnon

 

Selon Pierre Richard, journaliste au Journal de Montréal, les policiers vont effectivement procéder de la sorte dans les cas extrêmes. Ils seront plus lents pour amener l'accusé dans la voiture, ou bien ils vont le faire descendre de la voiture à l'extérieur du palais de justice. Dans d'autres circonstances, ils feront passer l'accusé par les corridors du palais de justice, alors que normalement, il serait passé par les cellules.

Pour Robert Maltais, secrétaire général du Conseil de presse du Québec, il s'agit ni plus ni moins d'une mise en scène : « Ça s'appelle de la mise en scène. Or, faire du journalisme, ce n'est pas du théâtre. Moi, j'appelle ça de la manipulation, des tentatives de manipulation. Maintenant, quoi? On va organiser des scènes pour que les médias en aient plein les yeux. C'est très dangereux parce que ça fausse la réalité. »



Robert Maltais s'indigne de cette pratique, de la rapidité avec laquelle les médias condamnent un accusé, sans procès. C'est inquiétant lorsqu'on sait que 40 % des accusés sont innocentés à la fin de leur procès. Selon Jean Pichette, ancien journaliste au quotidien Le Devoir et professeur à l'UQAM, ce lynchage médiatique n'est pas sans rappeler les pratiques du Moyen-âge ou du Far West.

 

« On ne tue pas l'individu, mais c'est une mise à mort symbolique, si on veut. »
- Jean Pichette, professeur à l'UQAM


La « justice » en prison

Après le procès des médias, l'accusé, reconnu coupable ou en attente de son procès, devra faire face à la « justice » des codétenus. Et cette « justice » serait impossible sans la complicité des gardiens de prison, selon le criminaliste Jean-Pierre Rancourt : « Par exemple, quelqu'un qui a commis des agressions sexuelles sur des enfants arrive en prison, et les gardiens l'oublient dans le corridor en sachant très bien qu'il aura une leçon. » Craignant les représailles, peu de détenus portent plainte.

Dans certains cas, les détenus qui risquent d'être assassinés sont envoyés à la prison de Port-cartier, un pénitencier à haute sécurité. Une prison aux mesures de sécurités exceptionnelles, où se retrouvent des tueurs, des abuseurs d'enfants, des délateurs et d'anciens policiers. Sur les quelque 200 détenus, une quarantaine ont été placés en isolement total, coupé complètement du reste de la population carcérale.

C'est le cas d'un ancien policier haïtien, reconnu coupable en 1990 du meurtre de l'amant de sa femme et condamné à perpétuité. Mais aux yeux des autres détenus, Albert Dutervielle a commis dans sa vie passée des crimes beaucoup plus graves : il a été policier et, surtout, informateur pour la Sûreté du Québec. De plus, il mène depuis des années une lutte acharnée contre le système carcéral, ce qui équivaut à une déclaration de guerre.

Dans son cas, des informations confidentielles ont filtré jusqu'aux autres détenus quant à son passé. Son avocat soupçonne les gardiens d'avoir transmis l'information pour se venger d'une plainte déposée par Dutervielle pour discrimination raciale. Depuis le début de son incarcération, il a été victime d'agressions sauvages à plusieurs reprises, et il vit maintenant en isolation totale 24 heures sur 24, à sa propre demande. En effet, il craint de se faire agresser de nouveau, voire même de se faire tuer.

« Parfois, le jugement médiatique est beaucoup plus sévère, a beaucoup plus d'impact que le jugement de la cour. »
- Robert Maltais, secrétaire général du Conseil de presse du Québec





Journaliste : Michel Vincent
Réalisateur : Jean-Claude Le Floch


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