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REPORTAGE
— 2004-01-27

LA TRACE DE L'HÉRITAGE

«Moi, je pensais que le testament, c'était quelque chose qui réglait les problèmes. Mais ce n'est pas ça. Tout est contestable.»
- Huguette Vachon, compagne de Jean-Paul Riopelle


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L'affaire Riopelle nous le rappelle encore une fois: le règlement d'une succession, même lorsqu'elle est bien préparée, réserve souvent des surprises aux héritiers et peut entraîner, malheureusement, de la discorde. C'est vrai même lorsque l'héritage est modeste. Alors pourquoi l'héritage engendre-t-il la chicane? C'est le mariage de deux grands tabous, celui de la mort et celui de l'argent.

Jean-Paul Riopelle a peint son dernier tableau en 1992, tableau qui se trouve aujourd'hui dans son manoir seigneurial du 17e siècle de L'Isle-aux-Grues, où il avait décidé de finir ses jours. Hélas, ce n'est pas ce tableau qui a retenu l'attention après sa mort, mais plutôt le spectacle désolant de ses héritiers qui se livrent bataille au sujet de son véritable testament.

En juillet 2003, rien ne laissait présager le conflit, lorsque 10 voitures de collection ayant appartenu au peintre ont été vendues à l'encan, pour un montant de près de 700 000 $. Mais la succession comprend également une propriété dans les Laurentides, le manoir de L'Isle-aux-Grues et plus de 1500 œuvres rapatriées de France au début des années 90 par son ami et conseiller, Pierre Elliott Trudeau. Une succession dont la valeur est estimée à 30 ou 50 millions de dollars.

 

Selon le testament du peintre, le tout devait être légué, à parts égales, à ses deux filles, Iseult et Sylvie, ainsi qu'à Huguette Vachon, sa compagne des 16 dernières années. Cette dernière se souvient de l'ouverture du testament en présence des deux parties: «C'était: “Êtes-vous sûr qu'il n'y a pas un testament en France? Un autre qui serait différent?” Et le notaire a dit: “De toute façon, M. Riopelle n'est jamais retourné en France. Alors s'il y a un autre testament, il faudrait qu'il ait été fait ici.” [...] Cela a été la première question. Déjà, on pouvait s'imaginer qu'il y avait des insatisfactions devant les volontés de Jean-Paul.»

«Je m'attendais à quelque chose de très important à la mort de Jean-Paul, je ne m'attendais pas à une succession aussi rocambolesque, je ne m'attendais pas à une saga semblable.»
- Huguette Vachon, compagne de Jean-Paul Riopelle

 

Et quelle saga! Les enfants de Riopelle, y compris son fils Yann Fravalo, qui vit en France, ont contesté la façon dont Huguette Vachon voulait gérer la succession, et réclamé sa destitution comme liquidatrice. La Cour supérieure leur a donné raison en empêchant la vente aux enchères d'une partie de la collection personnelle du peintre. Une vente dont ils avaient appris la tenue par l'entremise des médias.

De plus, les enfants Riopelle veulent faire annuler le transfert de plus de 700 œuvres et un prêt sans intérêt de 1,5 million de dollars à une société appartenant à Huguette Vachon, pour cause d'incapacité de leur père.

Une bataille qui s'annonce coûteuse. Les frais juridiques des deux parties dépassent déjà le million de dollars. André Michel, qui a côtoyé Riopelle pendant 25 ans, croit qu'il s'agit en partie d'un règlement de compte: «Je crois que ce sont des choses qui étaient latentes avant qu'il ne soit officiellement question de succession. Ce n'était pas le parfait amour entre les filles et la compagne de Jean-Paul. Avec le décès de Jean-Paul, ça s'est accentué.» Il faudra des mois, voire des années, avant que la succession ne soit réglée.

 


Une question d'argent et de symbole

Le conflit qui oppose Huguette Vachon et les enfants de Jean-Paul Riopelle est loin d'être un cas unique. Le notaire Noël Lajoie, qui consacre 95 % de sa pratique au règlement de successions, voit constamment des familles déchirées autour de l'héritage. Parfois même de génération en génération.

 


«Il peut arriver qu'on revienne avec des histoires familiales qui datent de l'enfance et on se dit: "Mon Dieu, ce sont tous des adultes, ils ont tous 40, 50 ans et ça leur revient encore".»
- Noël Lajoie, notaire

Au-delà des biens et des dernières volontés du défunt, le testament est souvent perçu comme une manière de prouver son amour aux héritiers.


Le cinéaste Jean-Claude Labrecque, qui avait 17 ans lorsque sa mère est décédée, a vécu l'expérience d'une succession houleuse. Celle-ci lui a d'ailleurs inspiré un de ses premiers longs métrages, Les Vautours, film qui raconte l'avidité des héritiers. En fait, l'héritage est le mariage de deux grands interdits, ceux de la mort et de l'argent.



«La lecture du testament s'est faite alors que ma mère n'était pas encore enterrée. Tout le monde voulait voir à qui allait le manteau de fourrure, si vraiment il allait directement à la tutrice testamentaire, qui elle, le portait déjà. C'était de petites choses, au fond, parce qu'on s'apercevait que la maison était pleine de cochonneries ridicules qui ne valaient rien, mais tout le monde se les arrachait un petit peu.»
- Jean-Claude Labrecque, cinéaste


Jean-Claude Labrecque s'est senti dépossédé dans cette aventure, et il a mis plusieurs années à s'en remettre. Avec le recul, le maigre héritage qu'il a reçu a tout de même été d'une importance capitale pour lui, et il a réussi à faire la paix avec cette histoire, en quelque sorte, en la transposant au cinéma.

 

Encore aujourd'hui, les conflits d'héritage sont l'ultime tabou entourant la mort. Il faut dire que pendant plusieurs générations, le patrimoine des Canadiens français a été constitué, bien modestement, de la terre familiale. Il s'est transformé avec la Révolution tranquille, la constitution des caisses de retraite et l'explosion de l'immobilier. Au lieu du lopin de terre, on lègue maintenant des assurances et des fonds mutuels.

On estime à 1000 milliards de dollars la masse successorale que les Canadiens s'apprêtent à transmettre au cours des 15 prochaines années. Selon l'anthropologue Luce Desaulniers, «c'est tout à fait courant de voir des gens supputer sur un testament parce qu'ils risquent plus d'hériter que de gagner à la loto!».



Mais l'argent n'est pas toujours à l'origine des convoitises. Souvent, des objets sans grande valeur monétaire ont une force symbolique qui crée attentes et déceptions, comme le fait remarquer Noël Lajoie: «Le bijou, il ne vaut rien ou à peu près. Si on le vendait demain, on n'aurait rien pour. Mais tout le monde le veut parce que c'est la bague familiale, la broche qu'elle a eue de sa grand-mère ou le collier qu'elle a eu quand elle s'est mariée.»

 

«Ça n'a rien à voir avec le fait d'être bon, méchant, accapareur. La personne se sent, en portant un collier ou en ayant un objet, détentrice de la puissance symbolique de ce lien affectif qui continue d'exister par-delà la mort. Et c'est par peur de perdre ce lien affectif que les gens se chicanent.»
Luce Desaulniers, anthropologue

Des conflits inévitables?

Pour éviter les situations fâcheuses, le notaire Lajoie prône la lecture du testament, une vieille tradition presque disparue au Québec. Celle-ci permet de clarifier les volontés du défunt, le rôle des liquidateurs et les droits des héritiers: «Quand j'explique aux gens ce que ça veut dire s'ils ne s'entendent pas, en coûts, en émotion, parce que ça va durer des années, habituellement, je finis par les rapprocher. Je ne vous dis pas qu'ils sortent du bureau et qu'ils s'embrassent, non. Mais ils ont compris qu'ils doivent marcher sur leur orgueil, chacun, ou ils ont compris qu'ils devront laisser ça de côté pour régler cette question successorale.»

Peu importe la valeur de la succession, qu'il s'agisse d'un bijou familial ou du legs artistique d'un des grands artistes de ce siècle, la façon dont on dispose de ses biens signifie toujours quelque chose, dans la vie comme dans la mort.

Le partage de l'héritage est souvent à l'image des relations qui ont existé entre le défunt et ses héritiers. C'est beaucoup plus qu'un acte de disposition économique et fiscale. Règlement de compte ou preuve d'amour, c'est une façon de laisser sa trace pour continuer à vivre dans le souvenir des autres.


«Autant les héritiers règlent des comptes entre eux, autant le testateur règle parfois des choses, dit par son testament les choses qu'il aurait été incapable de dire de son vivant. C'est comme une revanche au tournant, si on veut, et ce tournant est définitif.»
- Luce Desaulniers, anthropologue

 

«Ça fait très froid, testament, ça fait: la personne est morte. C'est le partage, et testament, pour moi, signifie des conflits, la guerre, le manque d'amour, des situations abracadabrantes. Et un testament, quand est-ce que c'est bien fait, je me le demande?»
Huguette Vachon, compagne de Jean-Paul Riopelle

 





Journaliste: Sylvie Fournier
Réalisateur: Pier Gagné


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