Le nombre de thérapies qui
existent est renversant : il y en a plus de 200. Et le
nombre de psychothérapeutes qu'on retrouve au Québec
dépasse les 6000, excluant les psychologues et les
psychiatres.
« Chez
des suicidaires, très rares sont ceux qui feront une
deuxième demande d'aide. »
- Jean-Luc Lacroix, psychothérapeute, Association des
psychothérapeutes conjugaux et familiaux du Québec
Au Québec, aucun organisme de
surveillance ne contrôle le travail des psychothérapeutes
et ne reçoit les plaintes envers ceux qui œuvrent
sans le couvert d'un ordre professionnel.
S'il y a des normes strictes pour devenir
psychiatre ou psychologue au Québec, il n'y en a aucune
pour être psychothérapeute. N'importe qui peut
devenir psychothérapeute.
La preuve? La journaliste Claire Frémont s'est autoproclamée
psychothérapeute, et personne ne l'a importunée.
Elle a fait imprimer des cartes professionnelles, a passé
une annonce dans un journal connu et a loué un bureau.
Ce qui est d'ailleurs tout à fait légal.
Plusieurs associations
regroupent des psychothérapeutes. Elles déterminent
elles-mêmes leurs propres normes, mais elles ne sont
pas contrôlées par l'État. Toutefois,
l'État permet aux psychothérapeutes d'émettre
des reçus aux fins de l'impôt, au même
titre que les psychologues.
*
Non disponible en raison de droits.
Si
vous n'avez jamais suivi de thérapies, vous connaissez
sûrement des gens dans votre entourage qui l'ont fait.
Consulter un psy aujourd'hui, pour des raisons personnelles
ou de santé mentale, n'est plus aussi tabou qu'autrefois.
Dans son enquête, Enjeux a découvert
que n'importe qui, au Québec, pouvait porter le titre
de psychothérapeute, et que les pratiques sont parfois
douteuses.
« Je m'appelle Martine. J'ai 40 ans. J'ai
deux enfants. Ça fait six mois que je suis divorcée.
Au début de la séparation, ça allait
bien. Je me sentais bien. Puis, depuis un ou deux mois,
j'ai de la difficulté à dormir. Cette nuit,
je n'ai pas dormi, et ce n'était pas la première
fois que ça arrivait. J'ai de la misère
à me concentrer, je suis irritable. Hier, j'ai
été assez violente avec mon fils, je me
suis arrêtée juste à temps... J'ai
laissé [les enfants] tout seuls, et je suis allée
prendre une marche sur le pont. Et... j'y pense, de plus
en plus. » - Martine
« Martine »,
de son vrai nom Caroline, est comédienne. Elle
est en fait le sujet principal de notre enquête,
qui nous permettra de mesurer
la compétence de cinq psychothérapeutes,
choisis totalement au hasard et dont l'identité
demeurera secrète.
Ce
que nous voulons vérifier? Simple, mais
primordial :
Lorsque Martine se présentera dans leur
bureau, les psychothérapeutes seront-ils
capables de diagnostiquer
sa dépression majeure?
Sauront-ils réagir de manière adéquate
et protéger Martine
et ses jeunes enfants?
Un jury analysera chacune des rencontres.
Première
étape : le profil psychique
Nous
avons d'abord préparé le profil psychique
de Martine en étroite collaboration avec
le psychiatre Brian Bexton, président
de l'Association des médecins psychiatres
du Québec.
« Nous
avons ici l'exemple de quelqu'un qui présente
les symptômes de ce qu'on appelle une dépression
majeure [...],une maladie qui va durer plusieurs
semaines, voire plusieurs mois. »
Martine est une personne désespérée,
aux « idées sombres, avec des
idées de mort », et qui éprouve
de la difficulté
dans ses relations avec ses enfants.
Selon le Dr Bexton,
il n'y a pas de doute : un psychothérapeute
doit réagir rapidement à ce genre
de propos tenus par une patiente. Selon lui, « le
traitement idéal est une combinaison de psychothérapie
et d'un traitement qui corrige des déficits
au niveau de la neurochimie du cerveau, des antidépresseurs. »
Deuxième
étape : la prise de rendez-vous
Martine prévoit une rencontre
avec cinq psychothérapeutes tirés
au hasard parmi une première sélection
de psychothérapeutes œuvrant dans le
Grand Montréal. Ceux-ci s'annoncent dans
les journaux, sur Internet, ou laissent leurs dépliants
ou cartes professionnelles dans les lieux publics.
Aucun d'entre eux n'est associé à
un ordre professionnel.
Troisième
étape : le début de l'enquête
Dernière étape :
l'installation de l'appareillage électronique.
Pour capter clandestinement le son des conversations
avec les psychothérapeutes, notre comédienne
portera sur elle un microphone sans fil relié
à un enregistreur minidisque caché
dans son sac à main.
Les membres de notre jury sont maintenant prêts
à analyser les rencontres avec les cinq psychothérapeutes.
Chacun d'eux a pris connaissance
du contenu intégral des rencontres, mais ne connaît
pas l'identité des psychothérapeutes.
Le psychothérapeute no 1 Les notes des membres du jury : 0/10, 0/10 et
0/10
Martine
raconte sa triste histoire, son désespoir. Elle
parle de ses idées suicidaires et évoque
qu'elle a été très violente avec
ses enfants. Le psychothérapeute lui explique pourquoi
le suicide ne changerait rien à sa situation et
lui dit que sa violence est
due à une colère qui l'habite. Une colère
qui peut être alimentée par des esprits méchants
qui prennent plaisir à faire souffrir les gens
en difficulté, comme elle. Pour
l'aider, il lui propose une méthode : le reiki.
Il veut lui imposer
les mains, mais Martine refuse d'être touchée.
Il ne voit pas de problèmes pour faire le traitement
quand même, et lui explique qu'il travaille avec
des guides spirituels. Martine insiste sur sa difficulté
à s'occuper de ses enfants et de son envie de mourir.
Lui, il lui parle d'une autre menace : celle des
ouragans.
« La
première chose qui m'a frappée, évidemment,
c'était le peu de contact du thérapeute
avec la réalité et l'absence de liens
entre les connaissances scientifiques, la pratique
clinique et la réalité. »
- Rose-Marie Charest, membre du jury, psychologue
clinicienne et présidente de l'Ordre des
psychologues du Québec
« C'est
très inquiétant, le surnaturel :
on ne sait pas très bien ce que c'est, la
vie après la vie, on y croit ou on n'y croit
pas. D'imposer ça comme modèle de
solution à une personne qui est en difficulté
personnelle et psychique importante, c'est inquiétant. » - Jean-Luc Lacroix,
membre du jury, psychothérapeute, Association
des psychothérapeutes conjugaux et familiaux
du Québec
Le psychothérapeute no 2 Les notes des membres du jury : 5/10, 0/10 et
0/10
Pendant
un certain temps, le psychothérapeute ne s'occupe
pas du tout de Martine et parle au téléphone.
Puis, elle est invitée
à attendre dans la salle de traitement. Elle raconte
d'abord sa séparation et ses insomnies. Le psychothérapeute
lui parle de produits à consommer, un mélange
de plantes chinoises qui pourrait sûrement l'aider.
Martine
lui demande si elle est en dépression : il
lui dit qu'il est clair qu'elle n'est pas dans un état
normal. Pour l'aider, le psychothérapeute lui propose
un traitement énergétique. Il lui demande
de se coucher. Il respecte la demande de Martine, qui
refuse d'être touchée. Le psychothérapeute
parle sans arrêt et Martine a de la difficulté
à placer un mot.
Par la suite, le psychothérapeute
disserte sur la naïveté de Martine, naïveté
dont elle-même n'a jamais parlé. Puis, Martine
insiste sur sa violence envers ses enfants. Il lui explique
d'être plus sévère, particulièrement
avec celui de 5 ans, qui, malgré son très
jeune âge, aurait la maturité d'un adolescent.
Il lui suggère aussi de se rendre dans un CLSC
pour les faire garder. Pour sortir de sa dépression,
il l'invite à exprimer son côté artistique
qu'il sent très fort, mais refoulé. Il lui
propose de peindre, de s'habiller de manière plus
originale et même de redécorer sa maison.
« Il
est complètement "flyé",
c'est lui qui parle tout le temps, il ne laisse
pas du tout la patiente s'exprimer, et il passe
complètement à côté de
la dépression, puisqu'il ne lui donne même
pas la chance de parler. » -
Dr Yves Lamontagne, membre
du jury, psychiatre et président
du Collège des médecins du Québec
« Moi,
j'ai été très frappée
par le narcissisme du thérapeute, sa grande
capacité à affirmer des choses gratuitement,
à n'avoir aucun doute sur sa théorie,
sur son modèle, et à l'imposer.
Pour moi, c'est de l'abus de pouvoir. »
- Rose-Marie Charest, membre du jury et psychologue
clinicienne
Le psychothérapeute no 3 Les notes des membres du jury : 3/10, 1.5/10 et
2/10
Martine
raconte sa souffrance, sa séparation. Comme Martine
parle de ses idées suicidaires et de sa violence
envers ses enfants, la psychothérapeute veut que
Martine s'interroge sur la violence qui l'habite. Elle
lui propose de lâcher prise et d'arrêter de
toujours vouloir performer.
Martine
insiste sur sa difficulté à s'occuper de
ses enfants et sur sa violence. La psychothérapeute
lui suggère de s'informer pour avoir de l'aide,
à la garderie par exemple. La
psychothérapeute lui recommande d'aller voir un
médecin et de se faire prescrire des médicaments.
Puis, elle s'informe des relations de Martine avec ses
parents. Elle détermine très rapidement
que la souffrance de Martine vient de sa relation avec
eux, et lui demande de crier sa colère.
« Dès
le départ, elle m'apparaît beaucoup
plus empathique face à la patiente. Et au
moins, elle a une qualité que le no 1 et
le no 2 n'avaient pas : elle écoute
plus. Le mauvais côté, c'est qu'il
y a des choses complètement farfelues. »
- Dr Yves Lamontagne,
membre du jury et psychiatre
« C'est
une espèce de modèle mécanique :
tu as de la colère en toi, sors ta colère,
tu vas aller mieux. Genre, il y a des vidanges dans
la maison, sors les vidanges de la maison, ça
va sentir meilleur dans la maison. Or le psychisme
est plus compliqué que ça. »
- Rose-Marie Charest, membre du jury et psychologue
clinicienne
Le psychothérapeute no 4 Les notes des membres du jury : 8/10, 8/10
et 7/10
Le
psychothérapeute laisse parler Martine et lui pose
quelques questions. Une fois encore, elle raconte sa grande
solitude, ses idées suicidaires et sa violence
envers ses enfants. D'entrée de jeu, il lui propose
que l'un de ses proches s'occupe de ses enfants. Il invite
d'ailleurs Martine à réclamer de l'aide
auprès d'un hôpital, et plus particulièrement
auprès d'un psychiatre.
Celle-ci
fait part au psychothérapeute de ses craintes qu'on
la prenne pour une folle. Il l'a rassure et l'incite fortement
à aller consulter. Il ne veut d'ailleurs pas la
laisser repartir seule chez elle. Comme elle lui a parlé
de son frère, il l'encourage à lui demander
de l'aide, tout de suite. Il la rassure et lui dit
qu'il est possible de s'en sortir.
« Il
fait un très bon travail, et ce que je trouve
intéressant, c'est qu'il voit rapidement
et qu'il reconnaît ses limites sur un travail
qu'il ne semble pas pouvoir faire. Ce qui est très
bien. » - Jean-Luc
Lacroix, membre du jury, psychothérapeute
« Il
lui propose l'hôpital, c'est une situation
d'urgence, il l'a vu, il lui propose d'être
suivie en psychiatrie, c'est plein de bon sens.
Il lui propose de prendre de la médication,
et là-dessus, moi je le trouve excessivement
correct. Il va jusqu'à lui offrir de téléphoner
à son frère, car il est bien conscient
de l'urgence de la situation. » -
Dr Yves Lamontagne,
membre du jury et psychiatre
Le
psychothérapeute no 5 Les notes des membres du jury : 0/10, 0/10
et 0/10
Dès
le début de la rencontre, la psychothérapeute
lui dit qu'il faut qu'elle apprenne à s'aimer.
En réponse aux confidences de Martine sur sa violence
envers ses enfants, elle lui répond que c'est normal.
Puis,
la psychothérapeute invite Martine à s'étendre
sur un matelas pour faire des exercices de respiration,
et lui demande de visualiser sa peur. Martine dit voir
un nuage. La psychothérapeute lit alors sur une
feuille des questions à propos du nuage. Martine,
qui éprouve des difficultés à répondre,
reparle de sa souffrance et de son envie de mourir. La
psychothérapeute invite alors Martine à
dire à son nuage qu'elle se sent maintenant capable
de prendre sa vie en main et d'arrêter de souffrir.
« On
parle ici de quelqu'un qui présente un risque
élevé de suicide, et on lui offre
trois respirations de suite comme traitement. Entre
les deux, on n'a procédé à
aucune évaluation. » - Jean-Luc Lacroix,
membre du jury, psychothérapeute
« Je
pense que je n'ai jamais rencontré dans ma
vie une personne
si peu à l'écoute d'une autre personne. »
- Rose-Marie Charest, membre du jury et psychologue
clinicienne
L'enquête :
la conclusion
À
en juger par les observations des membres de notre
jury, quatre des cinq psychothérapeutes visités
n'ont pas réussi à détecter
la grande souffrance de Martine et, surtout, n'ont
pas proposé un plan d'action approprié
à sa situation. Doit-on s'inquiéter?
Selon
certains, obliger les psychothérapeutes à
faire partie d'un ordre professionnel et empêcher
d'exercer ceux qui n'ont pas la formation requise
pourrait être un début. Bien que cela
ne puisse tout régler, il s'agirait tout
de même d'une garantie de compétence
et d'intégrité des psychothérapeutes.
En attendant,
chacun devra continuer à déterminer
seul si le psychothérapeute devant lui est
une personne compétente, ou quelqu'un qui
s'est tout simplement improvisé thérapeute.
Journaliste : Claire Frémont
Réalisateur : Jean-Pierre Roy
* Veuillez prendre note que les images composant notre enquête
sont une reconstitution visuelle fidèle aux observations
de notre comédienne. Quant à l'enregistrement
sonore, il est authentique.
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des personnes ayant recours aux services de professionnels