Le 11 septembre
2001, la planète entière a assisté en direct à l'incroyable attentat qui
a détruit les deux tours du World Trade Center. Après l'horreur, les questions
subsistent, dont plusieurs ont trait aux immeubles eux-mêmes.
Pourquoi les immeubles
se sont-ils effondrés subitement, alors qu'ils semblaient d'abord avoir
résisté à l'effroyable impact des avions ? Comment expliquer que des centaines
d'étages, qui n'avaient pas été endommagés, se soient désintégrés en quelques
secondes ? Quelles mesures de sécurité protégeaient -- ou auraient dû
protéger-- les occupants des deux tours jumelles ? Pourquoi faudra-t-il
tant de temps pour déblayer les débris ? Et enfin, devrions-nous à l'avenir
limiter la taille des prochains gratte-ciel ?
Le film de l'événement
8h
45 à New-York, un mardi matin... Depuis plusieurs heures déjà, le cœur
de Manhattan a pris son rythme habituel, trépidant. La vie suit son cours
normal, à l'ombre des gratte-ciel. Soudain, un vacarme de moteurs à réaction,
beaucoup trop bas... Et puis, l'impensable : la tour nord du World Trade
Center, frappée par un avion. Un Boeing 767 de 200 sièges, lancé à 800
kilomètres/heure. À bord, 92 personnes... et 25 tonnes de kérosène !
L'avion défonce le
centre de la face nord, juste en dessous du 100e étage. Il est comme avalé
par la tour tandis que l'explosion recrache derrière une avalanche de
débris. Quand la fumée se dissipe, la façade nord est ouverte sur les
deux-tiers de sa largeur. Un énorme trou, haut de plusieurs étages. Brusquement,
la planète s'éveille au drame qui se joue devant les caméras…
Les ingénieurs, eux,
analysent les dommages infligés à cette tour de 110 étages. Ils savent
que ce sont les quatre faces de la tour qui lui donnent sa rigidité. Elle
est construite comme un immense tuyau carré, en acier, percé de fenêtres
très étroites.
Les
façades ont été faites avec des modules de trois colonnes. Des modules
boulonnés et soudés les uns aux autres, pour former un rideau de 61 colonnes
par façade, une colonne par mètre. Lorsque l'avion frappe l'édifice, il
coupe 40 des 61 colonnes de la face nord.
Ensuite,
l'avion franchit 60 pieds d'espace libre… avant de s'écraser dans le noyau
de la tour, le rectangle central où quatre rangées de colonnes encadrent
les cages d'ascenseurs et les escaliers. C'est là que l'avion explose,
projetant son essence en flammes dans les puits d'escaliers et d'ascenseurs.
Partout
dans le monde, on se pose la même question: est-ce vraiment un accident
? Quinze minutes plus tard, l'épouvantable réponse : cette fois, c'est
la tour Sud qui est frappée ! Un autre Boeing 767 : 25 tonnes d'essence,
65 passagers.
Cette fois pourtant,
les dommages sont très différents : l'avion est en virage, incliné à 45
degrés. Il frappe une dizaine d'étages d'un seul coup. L'avion pénètre
dans la façade sud. La carlingue endommage toute la façade est, au 80e
étage, et défonce ensuite la face nord. Puis, c'est l'explosion, qui endommage
encore davantage les trois façades...
Cette
fois, l'avion est arrivé sur le côté étroit du noyau central, avec 60
pieds de dégagement chaque côté. Il a ricoché sur le noyau et enfilé plutôt
le couloir latéral, tout le long de la façade. Non seulement le périmètre
de la tour est-il très endommagé, mais plusieurs planchers sont aussi
coupés sur toute leur largeur. Des planchers très délicats, en acier ondulé,
supportés par de fines poutrelles ultra-légères. Une fois ces modules
boulonnés les uns aux autres, on les a recouverts d'à peine trois pouces
de béton (huit centimètres).
De toute évidence,
l'énorme avion arrache au moins trois ou quatre planchers, ce qui prive
la façade de tout support latéral sur plusieurs étages. Plus rien ne l'empêche
de plier. Le haut de la tour se retrouve donc presque en porte-à-faux
sur une largeur de 60 pieds (20 mètres)!
« On voyait
la tour pencher de plus en plus à cause des déformations. Évidemment,
le feu n'a pas aidé, mais la tour serait tombée d'une façon ou d'une autre
», souligne Richard Vincent, vice-président des Aciers Canam. À
ses yeux, il est normal qu'une structure d'acier ne tombe pas sur le coup,
même quand elle subit un effort excessif : « Un des avantages
de l'acier, c'est qu'il est très ductile et peut prendre des grandes déformations
avant de céder. Avec tant d'éléments qui participaient à la rigidité de
l'édifice, une fois qu'un élément était surchargé, un autre élément prenait
une partie de la charge et augmentait la déformation. Les déformations
se sont accumulées jusqu'à ce que l'édifice tombe. »
La
Tour Sud résistera pendant 50 minutes. À 9h53, les trois faces endommagées
cèdent en même temps. Le haut de la tour bascule vers l'intérieur, puis
les 25 étages tombent comme une masse. Un marteau-pilon de 80 000 tonnes
! Vingt secondes... et tout est fini : il ne reste qu'un spectre de poussière
!
François Deslauriers
est concepteur d'édifices en hauteur. On lui doit plusieurs gratte-ciel
autant au Canada qu'à l'étranger. Selon lui, il n'y avait aucun moyen
de stopper l'effondrement. : « Il restait encore beaucoup d'étages
au-dessus du lieu de l'impact. Les charges permanentes, les charges de
plancher, les gens qui étaient là : ça représente une charge énorme. C'est
un choc brutal. Il y a rupture des assemblages, le poids s'additionne
d'étage en étage. C'est ce qu'on a pu constater à chaque étage : il y
avait une rupture en cascade. »
« Pendant
ce temps, la tour Nord résiste toujours, même si elle a été frappée la
première. Malgré l'énorme trou dans la face nord, les trois autres façades
et les quatre coins de l'édifice tiennent bon. Le danger, ici, c'est plutôt
l'incendie qui fait rage depuis plus d'une heure. En théorie, toutes les
pièces d'acier sont protégées de la chaleur par un revêtement de fibres
minérales. Mais ce revêtement fragile a certainement été arraché par l'impact
ou par l'explosion. En pratique, l'acier est donc tout nu dans la fournaise
!
Et
même si la chaleur s'échappe par les fenêtres, on frôle sans doute les
mille deux cent degrés dans le noyau de l'édifice. À cette température,
les colonnes d'acier deviennent malléables comme de la cire. Dès que le
centre commence à s'effondrer, cela surcharge les quatre façades, qui
cèdent à leur tour, d'un seul coup !
Les dix étages du
haut descendent à la verticale comme un ascenseur. Encore un marteau-pilon
! Les planchers s'écrasent les uns sur les autres comme des dominos. Tout
se déroule en 25 secondes, cette fois-ci...
New-York vient de
perdre plus d'espaces de bureaux que n'en possède toute la ville de Montréal
!
Un effondrement
inéluctable
Selon
François Deslauriers, les concepteurs des tours ne sont pas à blâmer.
Aucun édifice n'aurait résisté à cette agression. « On a une
structure qui est endommagée lourdement au départ par l'impact des avions,
et en plus on a un incendie qu'on peut qualifier d'extraordinaire. Essayons
de trouver un autre cas où il va y avoir 29 000 gallons d'essence dans
un édifice qui va exploser ! Ce sont des conditions tout à fait exceptionnelles
! Bâtir pour des conditions exceptionnelles d'impact et de feu de cet
ampleur, cela signifierait probablement la fin des édifices en hauteur…
»
Dès que les flammes
se propagent dans le noyau de la tour Nord, au World Trade Center, les
occupants des étages supérieurs n'ont plus la moindre chance de survie.
Rien ne peut les protéger.
Première ligne de
défense, les gicleurs d'incendie. Ils ne sont pas conçus pour une telle
conflagration. Dès qu'ils s'activent tous en même temps, comme ç'a été
le cas, chacun d'eux ne déverse plus qu'un mince filet d'eau, insignifiant.
De plus, l'essence en flammes flotte sur l'eau, au lieu de s'éteindre.
Deuxième
ligne de défense : l'étanchéité des escaliers, qui les protège du feu
et de la fumée. Dans les tours du World Trade Center, la protection des
escaliers se résume à des murs ignifuges... construits en panneaux de
plâtre ! Des murs qui sont pulvérisés lorsque l'immense Boeing explose
dans le noyau de la tour, là où sont regroupés tous les escaliers et ascenseurs
!
Les escaliers, qui
devraient être des refuges, se transforment en cheminées pour propulser
l'essence, la chaleur et la fumée jusqu'au sommet de la tour. Aucune issue
dans les étages supérieurs... Aucun abri dans les bureaux à aires ouvertes.
Tous leurs occupants seront morts avant que la tour ne s'écroule.
Dans la tour Sud,
la situation est différente : cette fois, l'avion a épargné le noyau de
l'édifice si bien qu'au moins un escalier et un ascenseur ont résisté
à l'explosion. Cela permettra à quelques personnes de descendre à travers
le brasier... et de s'en tirer.
Plusieurs autres
auraient sans doute pu faire de même si les escaliers avaient été plus
nombreux, plus dispersés sur les étages et surtout, mieux blindés contre
l'explosion. S'ils avaient été plus larges aussi, car même les escaliers
des plus hauts gratte-ciel sont toujours dimensionnés pour évacuer un
seul étage à la fois.
C'est ce que souligne
Antoine Tabet, un spécialiste des normes de sécurité dans le Code du bâtiment
: « On va essayer d'évacuer d'abord les étages les plus avoisinants
...au début de l'incendie. Ensuite, on va aller chercher les étages au-dessus
de l'incendie, vu que le risque que l'incendie se propage aux étages inférieurs
est plutôt minime. »
En somme, on ne doit
pas s'étonner que les occupants des étages inférieurs aient reçu ordre
de demeurer sur place. C'est la procédure normale, en cas d'incendie !
À l'avenir pourtant,
on prendra beaucoup plus au sérieux le risque d'effondrement dans les
très grands immeubles. Car la preuve est faite : personne n'y survit.
Quand 400 000 tonnes de béton et d'acier tombent du 100e étage, rien ne
les arrête.
Empêcher l'inondation
L'effondrement
se poursuit jusqu'au roc, 25 mètres sous le niveau de la rue. Les tours
entières se sont compactées sur une épaisseur de 110 pieds. Un pied par
étage, en incluant les planchers, les poutres et les co-lonnes, le mobilier...
et les humains. Un empilement de débris où l'incendie va couver pendant
des semaines.
Près des tours, les
innombrables colonnes qui tombaient du ciel se sont fichées dans le sol
comme des flèches. Même sous terre, les pièces d'acier ont traversé de
part en part le tunnel du métro.
Auparavant, le complexe
du World Trade Center incluait sept édifices distincts. Aujourd'hui, plusieurs
ont complètement disparu. Il faut voir les décombres pour mesurer toute
la puissance de l'effondrement. Voici ce qui reste de la tour sud. Même
si ce n'est pas facile à voir dans l'enchevêtrement des débris, la base
de la tour est entourée d'un profond fossé depuis que les sous-sols sont
effondrés. Le petit tas méconnaissable, à l'avant-plan, c'est ce qui reste
des 25 étages de l'hôtel Marriott, complètement écrabouillé.
Ici, les débris de
la tour Nord… Et ici, en plein centre de l'immeuble numéro six, un immense
trou … qui descend jusqu'au roc !
Mais
ce qui inquiète surtout les spécialistes, c'est une autre cavité, tout
aussi profonde, entre la rue Liberty et la base de la tour Sud. Elle laisse
deviner un énorme mur souterrain qui menace de s'effondrer. Les cas échéant,
cela pourrait provoquer l'inondation du sous-sol du World Trade Center…
et peut-être même celle du métro de New-York.
Pourquoi ? Parce
qu'autrefois, la rivière Hudson coulait à l'endroit précis où les tours
ont été construites. Aujourd'hui, cela paraît incroyable, tellement on
a empiété sur le cours d'eau. Mais comme il fallait vraiment retenir l'eau
et la boue de la rivière, on a entouré les fondations du World Trade Center
d'une épaisse muraille étanche qui descend jusqu'au roc.
Cette enceinte protège
aussi les deux tunnels du train régional qui assurait la liaison avec
le New-Jersey, sous la rivière Hudson. Et puisque le mur en béton doit
résister à l'énorme pression de l'eau, on l'avait appuyé, à l'intérieur,
sur les planchers des sous-sols. Or, ces planchers ont disparu, le 11
septembre. Le mur n'est plus appuyé que sur le tas de débris !
Oreste
Persico, travaillait chez Icanda, la firme de Montréal qui a construit
ce fameux mur, dans les années soixante. Filiale d'une compagnie italienne
qui avait d'abord fait ses preuves à Venise, Icanda avait aussi travaillé
aux barrages d'Hydro-Québec.
D'après Oreste Persico,
le mur d'étanchéité du World Trade Center semble avoir bien résisté jusqu'à
maintenant : « J'ai parlé avec l'ingénieur en chef, M. Tamaro.
Il m'a dit qu'il n'y a pas de dommages à ce stade-ci. Il semble y avoir
peu de support d'un côté, le côté sud, mais c'est très bien supporté du
côté nord. »
Chose certaine, on
va poursuivre le déblaiement avec une extrême prudence car l'enjeu est
clair : « S'ils ne font pas attention et qu'une grosse partie
du mur tombait, il va y avoir une brèche assez importante, qui pour-rait
entraîner des venues d'eau énormes, au point que ce ne serait pas facile
à contrôler. En plus, ça remplirait les parties les plus basses, ce qui
semble être la ligne de métro vers le New-Jersey », explique Oreste
Persico.
Au début des travaux,
avant que les planchers ne soient construits, le mur était retenu par
des milliers de câbles d'acier ancrés dans le roc, à l'extérieur de l'enceinte.
Mais c'était temporaire. On les a tous coupés, par la suite.
On
devra maintenant forer de nouveaux trous à travers le mur, jusque dans
le roc; tendre une première rangée de haubans; enlever une couche de débris
et installer une deuxième rangée de câbles. Et ainsi de suite, pendant
des mois...
« Quand
on a exécuté la paroi, ça a pris à peu près un an... et on avait pas d'empêchements
!» se rappelle Oreste Persico. «J'imagine que si on pouvait
travailler sans empêchements, ça pourrait être de cet ordre-là... ou peut-être
un peu moins. »
Revoir les codes
du bâtiment
Pendant
que ces travaux se poursuivent, l'heure est à l'examen de conscience chez
les spécialistes du bâtiment. Les concepteurs de structures s'interrogent
par exemple sur la course à la légèreté qui caractérise les gratte-ciel
plus récents. Ils se demandent si on ne devrait pas s'inspirer plutôt
des façades du World Trade Center. Si elles ont pu résister un bon moment
à des dommages inouïs, c'est que l'architecte n'avait pas lésiné sur le
nombre des colonnes.
« Une
des belles leçons du World Trade Center, c'est l'effet de redondance dans
les édifices en hauteur, explique François Deslauriers. C'est-à-dire que
s'il vous manque un élément important, comme une colonne, l'édifice puisse
rester debout pendant un certain temps pour assurer au moins l'évacuation
des occupants. Ça, c'est une belle leçon. Si on est capable de construire
des édifices avec suffisamment de redondance au niveau des colonnes, ça
va assurer une sécurité beaucoup plus grande en terme de structure. »
Chose certaine, il
faut revoir les codes du bâtiment en Amérique du Nord. En ce moment, il
n'y a aucune exigence particulière pour les super-gratte-ciel. Tout immeuble
de dix étages ou plus est soumis aux mêmes normes. Mais cela va changer.
On obligera les architectes à revoir le nombre et la dispersion des issues.
Il devront mieux protéger les escaliers en cas d'explosion.
Mais,
peut-on aller plus loin? Peut-on concevoir une tour qui serait à l'épreuve
du terrorisme? Richard Vincent en doute : « Ce serait très
difficile de faire un édifice de cette hauteur-là qui serait économiquement
viable. Les coûts seraient tellement énormes, je ne crois pas qu'on voudrait
construire cet édifice-là. »
Alors, est-ce la
fin des super-gratte-ciel ? Signe des temps, les édifices qu'on voudrait
maintenant reconstruire sur les ruines du World Trade Center n'auront
que 50 étages !
Journaliste
: Gilles Provost
Réalisateur : Yves Lévesque
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