Le 4 novembre 2001

World Trade Center : autopsie d'une catastrophe

Le 11 septembre 2001, la planète entière a assisté en direct à l'incroyable attentat qui a détruit les deux tours du World Trade Center. Après l'horreur, les questions subsistent, dont plusieurs ont trait aux immeubles eux-mêmes.

Pourquoi les immeubles se sont-ils effondrés subitement, alors qu'ils semblaient d'abord avoir résisté à l'effroyable impact des avions ? Comment expliquer que des centaines d'étages, qui n'avaient pas été endommagés, se soient désintégrés en quelques secondes ? Quelles mesures de sécurité protégeaient -- ou auraient dû protéger-- les occupants des deux tours jumelles ? Pourquoi faudra-t-il tant de temps pour déblayer les débris ? Et enfin, devrions-nous à l'avenir limiter la taille des prochains gratte-ciel ?

Le film de l'événement

8h 45 à New-York, un mardi matin... Depuis plusieurs heures déjà, le cœur de Manhattan a pris son rythme habituel, trépidant. La vie suit son cours normal, à l'ombre des gratte-ciel. Soudain, un vacarme de moteurs à réaction, beaucoup trop bas... Et puis, l'impensable : la tour nord du World Trade Center, frappée par un avion. Un Boeing 767 de 200 sièges, lancé à 800 kilomètres/heure. À bord, 92 personnes... et 25 tonnes de kérosène !

L'avion défonce le centre de la face nord, juste en dessous du 100e étage. Il est comme avalé par la tour tandis que l'explosion recrache derrière une avalanche de débris. Quand la fumée se dissipe, la façade nord est ouverte sur les deux-tiers de sa largeur. Un énorme trou, haut de plusieurs étages. Brusquement, la planète s'éveille au drame qui se joue devant les caméras…

Les ingénieurs, eux, analysent les dommages infligés à cette tour de 110 étages. Ils savent que ce sont les quatre faces de la tour qui lui donnent sa rigidité. Elle est construite comme un immense tuyau carré, en acier, percé de fenêtres très étroites.

Les façades ont été faites avec des modules de trois colonnes. Des modules boulonnés et soudés les uns aux autres, pour former un rideau de 61 colonnes par façade, une colonne par mètre. Lorsque l'avion frappe l'édifice, il coupe 40 des 61 colonnes de la face nord.

Ensuite, l'avion franchit 60 pieds d'espace libre… avant de s'écraser dans le noyau de la tour, le rectangle central où quatre rangées de colonnes encadrent les cages d'ascenseurs et les escaliers. C'est là que l'avion explose, projetant son essence en flammes dans les puits d'escaliers et d'ascenseurs.

Partout dans le monde, on se pose la même question: est-ce vraiment un accident ? Quinze minutes plus tard, l'épouvantable réponse : cette fois, c'est la tour Sud qui est frappée ! Un autre Boeing 767 : 25 tonnes d'essence, 65 passagers.

Cette fois pourtant, les dommages sont très différents : l'avion est en virage, incliné à 45 degrés. Il frappe une dizaine d'étages d'un seul coup. L'avion pénètre dans la façade sud. La carlingue endommage toute la façade est, au 80e étage, et défonce ensuite la face nord. Puis, c'est l'explosion, qui endommage encore davantage les trois façades...

Cette fois, l'avion est arrivé sur le côté étroit du noyau central, avec 60 pieds de dégagement chaque côté. Il a ricoché sur le noyau et enfilé plutôt le couloir latéral, tout le long de la façade. Non seulement le périmètre de la tour est-il très endommagé, mais plusieurs planchers sont aussi coupés sur toute leur largeur. Des planchers très délicats, en acier ondulé, supportés par de fines poutrelles ultra-légères. Une fois ces modules boulonnés les uns aux autres, on les a recouverts d'à peine trois pouces de béton (huit centimètres).

De toute évidence, l'énorme avion arrache au moins trois ou quatre planchers, ce qui prive la façade de tout support latéral sur plusieurs étages. Plus rien ne l'empêche de plier. Le haut de la tour se retrouve donc presque en porte-à-faux sur une largeur de 60 pieds (20 mètres)!

« On voyait la tour pencher de plus en plus à cause des déformations. Évidemment, le feu n'a pas aidé, mais la tour serait tombée d'une façon ou d'une autre », souligne Richard Vincent, vice-président des Aciers Canam. À ses yeux, il est normal qu'une structure d'acier ne tombe pas sur le coup, même quand elle subit un effort excessif : « Un des avantages de l'acier, c'est qu'il est très ductile et peut prendre des grandes déformations avant de céder. Avec tant d'éléments qui participaient à la rigidité de l'édifice, une fois qu'un élément était surchargé, un autre élément prenait une partie de la charge et augmentait la déformation. Les déformations se sont accumulées jusqu'à ce que l'édifice tombe. »

La Tour Sud résistera pendant 50 minutes. À 9h53, les trois faces endommagées cèdent en même temps. Le haut de la tour bascule vers l'intérieur, puis les 25 étages tombent comme une masse. Un marteau-pilon de 80 000 tonnes ! Vingt secondes... et tout est fini : il ne reste qu'un spectre de poussière !

François Deslauriers est concepteur d'édifices en hauteur. On lui doit plusieurs gratte-ciel autant au Canada qu'à l'étranger. Selon lui, il n'y avait aucun moyen de stopper l'effondrement. : « Il restait encore beaucoup d'étages au-dessus du lieu de l'impact. Les charges permanentes, les charges de plancher, les gens qui étaient là : ça représente une charge énorme. C'est un choc brutal. Il y a rupture des assemblages, le poids s'additionne d'étage en étage. C'est ce qu'on a pu constater à chaque étage : il y avait une rupture en cascade. »


« Pendant ce temps, la tour Nord résiste toujours, même si elle a été frappée la première. Malgré l'énorme trou dans la face nord, les trois autres façades et les quatre coins de l'édifice tiennent bon. Le danger, ici, c'est plutôt l'incendie qui fait rage depuis plus d'une heure. En théorie, toutes les pièces d'acier sont protégées de la chaleur par un revêtement de fibres minérales. Mais ce revêtement fragile a certainement été arraché par l'impact ou par l'explosion. En pratique, l'acier est donc tout nu dans la fournaise !

Et même si la chaleur s'échappe par les fenêtres, on frôle sans doute les mille deux cent degrés dans le noyau de l'édifice. À cette température, les colonnes d'acier deviennent malléables comme de la cire. Dès que le centre commence à s'effondrer, cela surcharge les quatre façades, qui cèdent à leur tour, d'un seul coup !

Les dix étages du haut descendent à la verticale comme un ascenseur. Encore un marteau-pilon ! Les planchers s'écrasent les uns sur les autres comme des dominos. Tout se déroule en 25 secondes, cette fois-ci...

New-York vient de perdre plus d'espaces de bureaux que n'en possède toute la ville de Montréal !

Un effondrement inéluctable

Selon François Deslauriers, les concepteurs des tours ne sont pas à blâmer. Aucun édifice n'aurait résisté à cette agression. « On a une structure qui est endommagée lourdement au départ par l'impact des avions, et en plus on a un incendie qu'on peut qualifier d'extraordinaire. Essayons de trouver un autre cas où il va y avoir 29 000 gallons d'essence dans un édifice qui va exploser ! Ce sont des conditions tout à fait exceptionnelles ! Bâtir pour des conditions exceptionnelles d'impact et de feu de cet ampleur, cela signifierait probablement la fin des édifices en hauteur…  »

Dès que les flammes se propagent dans le noyau de la tour Nord, au World Trade Center, les occupants des étages supérieurs n'ont plus la moindre chance de survie. Rien ne peut les protéger.

Première ligne de défense, les gicleurs d'incendie. Ils ne sont pas conçus pour une telle conflagration. Dès qu'ils s'activent tous en même temps, comme ç'a été le cas, chacun d'eux ne déverse plus qu'un mince filet d'eau, insignifiant. De plus, l'essence en flammes flotte sur l'eau, au lieu de s'éteindre.

Deuxième ligne de défense : l'étanchéité des escaliers, qui les protège du feu et de la fumée. Dans les tours du World Trade Center, la protection des escaliers se résume à des murs ignifuges... construits en panneaux de plâtre ! Des murs qui sont pulvérisés lorsque l'immense Boeing explose dans le noyau de la tour, là où sont regroupés tous les escaliers et ascenseurs !

Les escaliers, qui devraient être des refuges, se transforment en cheminées pour propulser l'essence, la chaleur et la fumée jusqu'au sommet de la tour. Aucune issue dans les étages supérieurs... Aucun abri dans les bureaux à aires ouvertes. Tous leurs occupants seront morts avant que la tour ne s'écroule.

Dans la tour Sud, la situation est différente : cette fois, l'avion a épargné le noyau de l'édifice si bien qu'au moins un escalier et un ascenseur ont résisté à l'explosion. Cela permettra à quelques personnes de descendre à travers le brasier... et de s'en tirer.

Plusieurs autres auraient sans doute pu faire de même si les escaliers avaient été plus nombreux, plus dispersés sur les étages et surtout, mieux blindés contre l'explosion. S'ils avaient été plus larges aussi, car même les escaliers des plus hauts gratte-ciel sont toujours dimensionnés pour évacuer un seul étage à la fois.

C'est ce que souligne Antoine Tabet, un spécialiste des normes de sécurité dans le Code du bâtiment : « On va essayer d'évacuer d'abord les étages les plus avoisinants ...au début de l'incendie. Ensuite, on va aller chercher les étages au-dessus de l'incendie, vu que le risque que l'incendie se propage aux étages inférieurs est plutôt minime. »

En somme, on ne doit pas s'étonner que les occupants des étages inférieurs aient reçu ordre de demeurer sur place. C'est la procédure normale, en cas d'incendie !

À l'avenir pourtant, on prendra beaucoup plus au sérieux le risque d'effondrement dans les très grands immeubles. Car la preuve est faite : personne n'y survit. Quand 400 000 tonnes de béton et d'acier tombent du 100e étage, rien ne les arrête.

Empêcher l'inondation

L'effondrement se poursuit jusqu'au roc, 25 mètres sous le niveau de la rue. Les tours entières se sont compactées sur une épaisseur de 110 pieds. Un pied par étage, en incluant les planchers, les poutres et les co-lonnes, le mobilier... et les humains. Un empilement de débris où l'incendie va couver pendant des semaines.

Près des tours, les innombrables colonnes qui tombaient du ciel se sont fichées dans le sol comme des flèches. Même sous terre, les pièces d'acier ont traversé de part en part le tunnel du métro.

Auparavant, le complexe du World Trade Center incluait sept édifices distincts. Aujourd'hui, plusieurs ont complètement disparu. Il faut voir les décombres pour mesurer toute la puissance de l'effondrement. Voici ce qui reste de la tour sud. Même si ce n'est pas facile à voir dans l'enchevêtrement des débris, la base de la tour est entourée d'un profond fossé depuis que les sous-sols sont effondrés. Le petit tas méconnaissable, à l'avant-plan, c'est ce qui reste des 25 étages de l'hôtel Marriott, complètement écrabouillé.

Ici, les débris de la tour Nord… Et ici, en plein centre de l'immeuble numéro six, un immense trou … qui descend jusqu'au roc !

Mais ce qui inquiète surtout les spécialistes, c'est une autre cavité, tout aussi profonde, entre la rue Liberty et la base de la tour Sud. Elle laisse deviner un énorme mur souterrain qui menace de s'effondrer. Les cas échéant, cela pourrait provoquer l'inondation du sous-sol du World Trade Center… et peut-être même celle du métro de New-York.

Pourquoi ? Parce qu'autrefois, la rivière Hudson coulait à l'endroit précis où les tours ont été construites. Aujourd'hui, cela paraît incroyable, tellement on a empiété sur le cours d'eau. Mais comme il fallait vraiment retenir l'eau et la boue de la rivière, on a entouré les fondations du World Trade Center d'une épaisse muraille étanche qui descend jusqu'au roc.

Cette enceinte protège aussi les deux tunnels du train régional qui assurait la liaison avec le New-Jersey, sous la rivière Hudson. Et puisque le mur en béton doit résister à l'énorme pression de l'eau, on l'avait appuyé, à l'intérieur, sur les planchers des sous-sols. Or, ces planchers ont disparu, le 11 septembre. Le mur n'est plus appuyé que sur le tas de débris !

Oreste Persico, travaillait chez Icanda, la firme de Montréal qui a construit ce fameux mur, dans les années soixante. Filiale d'une compagnie italienne qui avait d'abord fait ses preuves à Venise, Icanda avait aussi travaillé aux barrages d'Hydro-Québec.

D'après Oreste Persico, le mur d'étanchéité du World Trade Center semble avoir bien résisté jusqu'à maintenant : « J'ai parlé avec l'ingénieur en chef, M. Tamaro. Il m'a dit qu'il n'y a pas de dommages à ce stade-ci. Il semble y avoir peu de support d'un côté, le côté sud, mais c'est très bien supporté du côté nord. »

Chose certaine, on va poursuivre le déblaiement avec une extrême prudence car l'enjeu est clair : « S'ils ne font pas attention et qu'une grosse partie du mur tombait, il va y avoir une brèche assez importante, qui pour-rait entraîner des venues d'eau énormes, au point que ce ne serait pas facile à contrôler. En plus, ça remplirait les parties les plus basses, ce qui semble être la ligne de métro vers le New-Jersey », explique Oreste Persico.

Au début des travaux, avant que les planchers ne soient construits, le mur était retenu par des milliers de câbles d'acier ancrés dans le roc, à l'extérieur de l'enceinte. Mais c'était temporaire. On les a tous coupés, par la suite.

On devra maintenant forer de nouveaux trous à travers le mur, jusque dans le roc; tendre une première rangée de haubans; enlever une couche de débris et installer une deuxième rangée de câbles. Et ainsi de suite, pendant des mois...

«  Quand on a exécuté la paroi, ça a pris à peu près un an... et on avait pas d'empêchements !» se rappelle Oreste Persico. «J'imagine que si on pouvait travailler sans empêchements, ça pourrait être de cet ordre-là... ou peut-être un peu moins. »

Revoir les codes du bâtiment

Pendant que ces travaux se poursuivent, l'heure est à l'examen de conscience chez les spécialistes du bâtiment. Les concepteurs de structures s'interrogent par exemple sur la course à la légèreté qui caractérise les gratte-ciel plus récents. Ils se demandent si on ne devrait pas s'inspirer plutôt des façades du World Trade Center. Si elles ont pu résister un bon moment à des dommages inouïs, c'est que l'architecte n'avait pas lésiné sur le nombre des colonnes.

«  Une des belles leçons du World Trade Center, c'est l'effet de redondance dans les édifices en hauteur, explique François Deslauriers. C'est-à-dire que s'il vous manque un élément important, comme une colonne, l'édifice puisse rester debout pendant un certain temps pour assurer au moins l'évacuation des occupants. Ça, c'est une belle leçon. Si on est capable de construire des édifices avec suffisamment de redondance au niveau des colonnes, ça va assurer une sécurité beaucoup plus grande en terme de structure. »

Chose certaine, il faut revoir les codes du bâtiment en Amérique du Nord. En ce moment, il n'y a aucune exigence particulière pour les super-gratte-ciel. Tout immeuble de dix étages ou plus est soumis aux mêmes normes. Mais cela va changer. On obligera les architectes à revoir le nombre et la dispersion des issues. Il devront mieux protéger les escaliers en cas d'explosion.

Mais, peut-on aller plus loin? Peut-on concevoir une tour qui serait à l'épreuve du terrorisme? Richard Vincent en doute : « Ce serait très difficile de faire un édifice de cette hauteur-là qui serait économiquement viable. Les coûts seraient tellement énormes, je ne crois pas qu'on voudrait construire cet édifice-là. »

Alors, est-ce la fin des super-gratte-ciel ? Signe des temps, les édifices qu'on voudrait maintenant reconstruire sur les ruines du World Trade Center n'auront que 50 étages !

Journaliste : Gilles Provost
Réalisateur : Yves Lévesque