Le 28 octobre 2001

Les oisons et le froid

Sept petites oies sauvages se promènent en toute quiétude. Depuis leur naissance, il y a près de 50 jours, tous leurs ébats se font sur le campus de l'Université Laval. Chaque jour, elles reprennent le même trajet, traversent les mêmes carrefours en route pour un rituel qui leur tient à cœur : le bain quotidien. Une baignade qui se déroule toujours sous l'œil attentif de leur mère adoptive, Pascale Otis.

« C'est très important d'avoir les plumes en bonne condition pour les oiseaux pour qu'ils ne prennent pas l'eau, parce que nous évidemment, on les garde à l'intérieur. Alors tous les jours je les amène se baigner », raconte Pascale Otis.

L'histoire de Pascale Otis est assez inusitée. Pour devenir mère adoptive de 7 oisons, il faut les prendre en charge dès leur sortie de l'œuf. C'est un absolu, car les oisons prennent pour mère l'être sur lequel tombe leur premier regard. C'est ce qu'on appelle le phénomène de l'empreinte.

Du coup, à 23 ans, Pascale se retrouve chef de famille : « Je dois être toujours être avec elles, sept jours sur sept, du matin au soir. C'est certain que c'est une responsabilité. Comme une vraie mère qui doit s'occuper de ses enfants. »

À leur contact, Pascale a appris à reconnaître chacun de ses petits : Anna, la petite chouchou, Tommy et Babbu les picosseux, Cynthia, Yoyo, Vax le gourmand et Uria la délinquante, réputée pour toujours chercher à enfreindre les règles.

Pour la jeune chercheure, partager l'intimité de petites oies sauvages, c'est le prix à payer pour entreprendre une recherche de longue haleine. Comprendre comment les oisons, dans les conditions difficiles de l'Arctique, réussissent leur poussée de croissance spectaculaire.

Les oies sauvages, les Grandes Oies des neiges, sont une espèce quasi-mythique. Chaque printemps, par centaine de milliers, elles quittent les territoires hospitaliers du Sud des États-Unis pour se lancer à la conquête du Grand Nord.

Un parcours de plus de 4 000 kilomètres qu'elles franchissent en trois grands bonds impressionnants. Un premier arrêt dans l'estuaire du Saint-Laurent, à la hauteur de Montmagny et du Cap Tourmente, leur permet de faire de bonnes réserves avant de poursuivre leur périple vers l'Ungava, puis jusqu'en Arctique.

C'est dans ce désert froid, à 5 degrés Celsius, que les Grandes Oies des neiges ont choisi de nidifier, de pondre leurs œufs. Mais pourquoi aller si loin alors que plus au sud, en avril, le climat est si accueillant… Une hypothèse reconnue : là-haut, il y a moins de prédateurs et peu de compétition pour la nourriture.

En fait, c'est sur les bébés que reposent tous les défis. Chez l'oie sauvage, les petits ne sont ni couvés ni nourris par les parents. Dès le premier jour, ils doivent se débrouiller tout seuls, marcher, marcher encore, parfois des dizaines de kilomètres pour trouver leur nourriture. Pire encore, à cause de l'hiver rigoureux qui vient vite, dès la sortie de l'œuf, c'est le compte à rebours : les nouveaux-nés disposent de 50 jours pour assurer leur croissance.

Une croissance qui doit être explosive. Passer de 80 grammes, leur poids initial, à 1600 grammes : vingt fois plus gros en 50 jours. C'est l'ultime condition pour entreprendre avec les adultes leur première grande migration. Un véritable tour de force. Et c'est ce tour de force que Pascale Otis veut analyser minutieusement.

« On doit se demander comment les oisons arrivent à utiliser leur énergie, à la partager entre la thermorégulation, la croissance et la locomotion parce qu'ils ont à faire des déplacements pour se nourrir qui sont souvent de plusieurs dizaines de kilomètres. Et c'est un compromis difficile à faire dans ces conditions où les échéances sont si serrées. Et ce qui fait l'attrait de ces oiseaux-là c'est comment ils arrivent à gérer ces grands compromis pour obtenir un taux de croissance si élevé », explique Jacques Larochelle, le directeur de recherche de Pascale Otis.

Pour étudier ce taux de croissance, Pascale doit reproduire les conditions que rencontrent les oisons dans leur milieu naturel. Les oisons se retrouvent donc « virtuellemment » dans l'Arctique, à 5 degré Celsius. Ils doivent marcher, marcher sans cesse sur un tapis roulant pour avoir droit à leur nourriture, sinon pas de bouffe. Ce qui importe, ici, c'est la quantité de nourriture que le jeune absorbe pendant qu'il marche.

Il faut aussi comprendre comment toute cette énergie absorbée est partagée entre les fonctions essentielles (la marche, la thermorégulation, c'est-à-dire le maintien de la température corporelle) et surtout, quelle proportion de l'énergie absorbée est réservée pour cette croissance explosive ?

L'analyse des mesures va révéler une donnée tout à fait inattendue : pendant la marche, les muscles locomoteurs des oisons produisent beaucoup plus de chaleur que ceux d'autres espèces. Et cette chaleur, par le jeu de la circulation sanguine, est récupérée avec une efficacité exemplaire. L'oison peut donc maintenir sa température interne constante malgré un environnement très froid.

Les oisons sont passés maîtres dans l'art de gérer la chaleur tirée de l'alimentation et de la marche. Cette chaleur est répartie au mieux entre le noyau interne où se logent les organes et l'enveloppe thermique externe, les muscles et la peau. En plus, ils recourent à une astuce fort enviable : se blottir.

« Ils pratiquent beaucoup ce qu'on appelle l'entassement thermique, explique Jacques Larochelle. Ils se regroupent, forment de véritables tas, 2 ou 3 étages d'épais, 7 ou 8 oisons qui sont bien collés. Ils profitent de ces moments-là pour faire de la vasodilatation de leur enveloppe thermique, de la vasodilatation au niveau de la peau. Ils irriguent beaucoup la peau avec le sang de façon à la réchauffer. Dans ces conditions, ça ne coûte pas trop cher : on est collé sur son voisin, on est assis sur ses pattes, on n'est pas exposé au vent, donc on minimise les pertes de chaleur. »

Une fois atteinte leur taille adulte, on peut se demander si les bébés de Pascale iront rejoindre les grandes volées d'oies sauvages en route vers le Sud.

«  Ce qu'on observe, c'est que les oies qui ont été imprégnées sur moi ou sur d'autres humains n'ont pas tendance à retourner en nature, à aller voir les oiseaux sauvages. Ils vont toujours rester avec des humains parce qu'ils ont été élevés avec les humains. On a même essayé de faire rencontrer mes oisons et des oies sauvages. Ils ne s'en occupaient pas », explique Pascale Otis.

Chose certaine, sans ces petites oies apprivoisées, jamais on n'aurait pu découvrir ce qui distingue nos Grandes Oies des Neiges. « Leur taux de croissance est certainement parmi les plus élevés chez les oiseaux. Ce qui est spécial, c'est que ce taux-là soit obtenu dans des conditions si difficiles du point de vue climatique », dit Jacques Larochelle.

Si vous apercevez les Grandes Oies des Neiges en route vers les doux pays, souvenez-vous que certaines d'entre elles en sont à leur premier voyage. Elles ont gagné leur pari.

Journaliste : Solange Gagnon
Réalisatrice : Francine Charron