Le 11 mars 2001

La sexualité des cloportes

Le sous-sol du laboratoire de génétique et biologie des crustacés, fief du professeur Jean-Pierre Juchault à l'université de Poitiers, en France, est un lieu unique au monde : une sorte d'hôtel cinq étoiles pour… cloportes. On y élève plus de 120 000 spécimens, d'une dizaine d'espèces différentes. La raison pourquoi les humains leur portent autant attention, c'est pour une histoire de sexe…

Point de départ, un fait troublant, une énigme constatée il y a 50 ans par le prédécesseur du professeur Juchault. Les cloportes engendrent une très forte majorité de femelles, et ce phénomène se transmet de génération en générations. Qu'est-ce qui peut bien expliquer cette distorsion dans la répartition des sexes?

Pour résoudre cette énigme, l'équipe de Poitiers mènera plusieurs expériences. Dans l'une d'entre elles, on prélève des tissus de femelles engendrant une très forte proportion de femelles - appelons-les des super femelles - , pour les greffer à des mâles. Surprise! Les mâles se féminisent. Ils arrêtent de produire du sperme et leurs organes mâles s'atrophient. Plus étonnant encore, il leur pousse des organes femelles, y compris une poche marsupiale pour porter leur progéniture. Tout cela en quelques mois!

D'où vient donc cet irrésistible principe féminisant? Au laboratoire de Poitiers, on a beau broyer, filtrer et injecter, pendant plusieurs années, on ne trouve rien. Jusqu'au jour où, en 1973, Gilbert Martin entre en scène. Alors qu'il étudiait les cellules nerveuses des cloportes, il détecte dans son microscope électronique des éléments d'environ 0,5 microns, des petits éléments allongés qui ressemblent à des bactéries.

Ces bactéries, on les retrouve dans tous les tissus venant des femelles. Dans les ovocytes, elles pullulent littéralement. Il y en a des dizaines de milliers. Par contre, on n'en trouve aucune chez les mâles. Dès lors, on pressent que la bactérie est bien l'agent de féminisation du cloporte.

Mais l'équipe de Poitiers n'est pas au bout de ses surprises. Lorsqu'on place des cloportes dans un incubateur à une température qui tue la bactérie, mais pas le cloporte, la descendance des mâles ne change pas. Mais celle des femelles, par contre, est bouleversée. Elles engendrent des descendances qui ne comportent plus un excès de femelles, mais bien au contraire, un excès de mâles, qui peut même aller jusqu'à 100% de mâles!

Quel revirement de situation! On avait des femelles porteuses de bactéries qui n'engendraient pratiquement que des femelles, et voilà maintenant que, débarrassées de leurs bactéries, elles n'engendrent que des mâles! Pour comprendre cette dernière énigme, il faut passer par la génétique.

Chez les cloportes, les mâles portent des chromosomes sexuels identiques, ZZ. Les femelles ont des chromosomes distincts, WZ. Un mâle recevra donc un Z de son père, et un Z de sa mère. Une femelle recevra un Z de son père, et le W de sa mère. Normalement, dans le règne animal, il s'établit un équilibre des sexes à la naissance. Mais lorsqu'on obtient une proportion aussi aberrante que 100% de mâles, il n'y a qu'une seule solution possible : les mères n'ont pas de W, elles ont deux chromosomes Z…. génétiquement, ce sont des mâles!

Autrement dit, dans toute cette histoire de super femelles, on s'est trompé dès le départ. Ces femelles-là étaient des mâles génétiques… en somme, des travestis! «Les femelles qui, dans la nature, se rencontrent dans des populations où on trouve la bactérie, sont en fait des mâles qui ont été transformés en femelles par la bactérie», explique Jean-Pierre Juchault. Plus de doute : la bactérie est donc bien responsable de la détermination du sexe chez le cloporte. Cette histoire fascinante va bien au-delà de ces petites bestioles, et c'est la raison pour laquelle ces recherches ont acquis une réputation mondiale. Elle nous éclaire sur le rôle de la sexualité dans l'évolution.

Le professeur à l'université Paris-Sud, Paul Henri Gouyon est spécialiste de ces questions. Il voit dans la rencontre entre le cloporte et la bactérie une interaction entre génomes différents. Dans ce cas, une interaction importante, puisque le cloporte serait ainsi passé de l'hermaphrodisme à la reproduction par sexes séparés. Découvrir la sexualité à sexes séparés en échangeant des bouts de gènes avec une bactérie, voilà un mécanisme plutôt original. Mais il est peut-être plus fréquent qu'on ne le pense dans l'évolution des espèces. Par ailleurs, c'est un mécanisme qui illustre bien la vision moderne de l'évolution : Darwin, revu et corrigé par la génétique.

Nul ne sait quand l'histoire du sexe a commencé, ni comment. Mais les résultats sont là : la sexualité est un des plus puissants moteurs de l'évolution. Toutefois, la détermination du sexe est peut-être plus fragile qu'on le pense. Que diriez-vous, par exemple, si, à la suite d'une infection, une bactérie vous faisait changer de sexe?

Journaliste : Jean-Pierre Rogel
Réalisatrice : Hélène Leroux
Adaptation pour Internet : Caroline Paulhus

Hyperlien pertinent :

Génétique et Biologie des Populations de Crustacés
Site du laboratoire qui étudie les cloportes