Le 18 février 2001

La production du caoutchouc naturel menacée

L'arbre, l'hévéa, qui produit le caoutchouc naturel est actuellement malmené par un série de maladies qui en menacent sérieusement la production. Mais pourquoi s'en faire ? C'est que sans caoutchouc naturel, pas de pneus sécuritaires pour les navettes spatiales, pour les avions, les camions et les voitures. Sans caoutchouc naturel, pas de gants fins comme une peau pour les chirurgiens. Pas de condoms parfaitement résistants. Le caoutchouc naturel demeure encore d'une importance vitale, malgré la présence sur le marché de nombreux produits de remplacement.

Le caoutchouc naturel provient de l'hévéa. À maturité, cet arbre atteint un hauteur de 25 mètres. Dès l'aube, les planteurs procèdent à la saignée. La sève, d'un blanc laiteux, appelée latex, coule dans des petits bols qu'il faut ramasser quotidiennement. Ensuite, les planteurs essorent le latex pour en extraire l'eau. Puis, sous la forme de larges feuilles, le latex est emballé et acheminé vers les usines de transformation.

Dans son état naturel, le latex n'est tout au plus qu'une curiosité. Quand il fait trop chaud, il devient collant et fond. Quand il faut trop froid, il devient cassant. Il faut attendre en 1839 pour que l'Américain Charles Goodyear trouve un moyen de corriger ces deux gros défauts. Par accident, il intègre du souffre au latex et chauffe le mélange. Ce procédé s'appelle la vulcanisation. Résultat : une molécule à tout faire qui conserve ses qualités peu importe la température. C'est toute l'industrialisation, avec, en tête, Ford et ses voitures, qui profitera de cette remarquable percée technologique.

L'hévéa est originaire de l'Amazonie. Dès le début du XIXe siècle, les Anglais l'introduisent en Asie du Sud-Est dans le but de valoriser leurs colonies, plus particulièrement l'Indonésie et la Malaisie. Ce fut un coup de génie. Car peu de temps après, un champignon microscopique très agressif, le mycrocyclus Ulei, dévaste toutes les plantations commerciales de l'Amérique latine. Depuis, on a réussi à contenir ce champignon dans cette région, mais au prix d'une quarantaine très sévère, et toujours précaire.

« Ce serait extrêmement grave, si ce champignon traversait les océans », nous dit Jérôme Ste-Beuve, chef du programme hévéa au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, à Montpellier, en France.

Il suit avec inquiétude la progression de ce champignon vers l'Asie, là où se récolte actuellement 93 % de tout le caoutchouc naturel : « Le champignon Mycrocyclus Ulei s'attaque aux feuilles de l'arbre et provoque la chute des feuilles, précise M. Ste-Beuve. Donc, en fait, l'arbre concentre tous ses efforts à fabriquer des feuilles et à refolier. Donc, il refolie et défolie sans cesse, et évidemment toute son énergie est concentrée sur la formation des feuilles, donc au détriment de la fabrication du latex. »

L'introduction de ce champignon en Asie du Sud-Est arriverait au moment même où une autre maladie commence à faire des ravages sérieux dans les grandes plantations commerciales. Il s'agit de l'encoche sèche.

« L'encoche sèche est une maladie dont on ne connaît pas grand-chose aujourd'hui, pour rien vous cacher, nous dit Jérôme Ste-Beuve. Donc, on ne sait pas trop comment elle se propage, on ne sait pas trop comment elle arrive, on ne sait pas trop quels sont les facteurs qui déclenchent cette maladie. »

Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'écorce de l'hévéa ne produit plus de latex après la saignée. Mais ce n'est pas tout. Si l'hévéa n'a pas besoin de beaucoup d'eau, d'engrais ou de pesticides pour croître, il est néanmoins génétiquement très fragile. L'hévéa n'a pas de cousins sauvages chez qui on peut puiser des forces fraîches. Depuis toujours, le remplacement des arbres se fait par bouturage, par greffes donc, à partir des mêmes souches. Dans les faits, les hévéas d'aujourd'hui sont tous des petits frères, des clones. Pour améliorer la résistance des hévéas aux maladies, il faut donc créer de nouveaux clones. Mais ça ne se fait pas du jour au lendemain.

« C'est un travail de très très longue haleine, parce qu'il faut savoir qu'il faut en gros 25 ans pour je dirais pour recommander un clone dans certaines conditions et dans un environnement très précis, donc c'est quelque chose de très très lent, poursuit M. Ste-Beuve. »

S'il ne se produisait plus de latex, ça serait catastrophique. Car encore aujourd'hui, malgré l'apparition de dizaines de caoutchoucs synthétiques, la caoutchouc naturel est irremplaçable. Grâce à sa structure chimique particulière, le caoutchouc naturel est très résistant à la friction. De plus, il est imperméable et son côté collant lui permet de bien adhérer à différents types de surfaces, le métal et le verre par exemple. Enfin, il garde une élasticité étonnante, en tout temps.

Dans les faits, il est pratiquement impossible de reproduire en laboratoire les propriétés uniques du caoutchouc naturel. Les grandes entreprises ont donc abandonné les recherches en ce sens. Pour améliorer les caoutchoucs synthétiques, elles préfèrent plutôt y incorporer un certain pourcentage de caoutchouc naturel. C'est dans les pneumatiques que l'on en retrouve la plus grande quantité. D'ailleurs, 70 % de toute la production mondiale de latex se retrouve dans les pneus. Dans vos pneus à carcasse radiale, il y a un tiers de caoutchouc naturel. Et plus le pneu est gros, plus il y en a. C'est le cas pour les pneus de la navette spatiale, des poids lourds et des avions gros porteurs.

« Imaginez à l'atterrissage des avions de plusieurs centaines de tonnes qui atterrissent à 250 ou 300 km-heures, le choc que cela peut avoir sur la piste d'atterrissage, on le voit, il y a des traces mêmes, on voit très bien ce qui se passe, et donc il faut donc évacuer de l'énergie, une énergie absolument colossale, très rapidement à travers les pneumatiques, et donc seul le caoutchouc naturel arriveaujourd'hui à évacuer aussi rapidement, nous dit M. Ste-Beuve. »

Le caoutchouc naturel est aussi d'une extrême nécessité en médecine : « Avec le caoutchouc synthétique, on ne peut pas faire des gants aussi fins qu'avec le caoutchouc naturel, précise Jérôme Ste-Beuve. Ce qui fait que les chirurgiens perdraient de la sensibilité en utilisant le caoutchouc synthétique. Avec le caoutchouc naturel, on conserve une précision dans les gestes, ce qui c'est quand même assez important pour un chirurgien aujourd'hui. »

Il y a une foule d'autres applications technologiques. Dans les rotors d'hélicoptères, le caoutchouc sert à contrôler la friction entre les épaisseurs de plastique. Les amortisseurs du TGV ne sont constitués que de caoutchouc naturel. Ce qui est aussi le cas pour ces immenses blocs qui servent de compensateurs anti-séisme dans ces nouveaux types d'édifices.

En vertu de ses qualités exceptionnelles, on estime que la demande en caoutchouc naturel augmentera d'au moins 50 % dans les dix prochaines années. Mais curieusement, on anticipe aussi une baisse dramatique de la production de latex. Car au-delà des maladies et de la fragilité génétique de l'hévéa, il y a en jeu une composante humaine de première importance. Quelque 80 % de la production relève des petits planteurs indépendants des pays en voie de développement. Le problème, c'est que la qualité de leur latex laisse à désirer. Des saletés et la mauvaise préparation de la matière première, de même que la variation dans la qualité du latex lui-même, supportent mal la comparaison avec l'univers parfaitement contrôlé des caoutchoucs synthétiques.

« …les petits planteurs ont du mal de manière générale à valoriser leur produit caoutchouc et qu'évidemment, ce sont les manufacturier qui en général, je ne dirai pas impose, je dirai, mettent une pression quand même assez forte sur le prix d'achat et qui se répercute jusqu'au bout de la chaîne, ajoute M. Ste-Beuve ».

Parce que les prix sont maintenus très bas, les planteurs artisanaux n'ont pas l'argent pour améliorer leur équipement, ou pour planter de nouveaux clones plus performants, car il faut en moyenne sept ans avant qu'un hévéa ne se mette à produire. De plus, la récolte du latex est un travail exigeant et pénible. Si les revenus ne sont pas au rendez-vous, de plus en plus de petits exploitants planteront d'autres cultures ou encore prendront le chemin des villes et des usines. Si l'exploitation du caoutchouc naturel s'effondre, c'est plus 50 millions de paysans pauvres qui seront touchés. Ce sera aussi des centaines de millions de consommateurs qui seront privés des performances inégalées de cette molécule miracle.


Journaliste : Mario Masson
Réalisatrice : Jeannita Richard
Adaptation pour Internet : Jean-Charles Panneton

 

Hyperlien pertinent :

Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement
Le caoutchouc naturel.
(En français)