Le 8 octobre 2000

La psychologie de la cabine de pilotage

Dans une cabine de pilotage, les responsabilités sont grandes et l'erreur humaine est toujours possible. Elle n'est pas nécessairement grave, mais on s'en méfie toujours, car elle peut déboucher sur une cascade d'erreurs qui finit par causer un accident. Depuis 15 ans, les compagnies aériennes entraînent leurs pilotes à ce qu'on appelle la gestion des ressources du poste de pilotage. On leur enseigne à prendre des décisions sous pression, à gérer leur stress et à bien communiquer. Mais est-ce suffisant? La collaboration entre pilote et copilote est-elle toujours pleine et entière? N'est-il pas temps que le monde de l'aviation s'ouvre aux acquis de la psychologie expérimentale? Un reportage dans les coulisses d'un monde très discret, celui des pilotes de l'aviation commerciale.

L'aviation est actuellement le mode de transport collectif le plus sécuritaire au monde. Mais chaque année, des tragédies viennent nous rappeler que la sécurité peut et doit être améliorée. Encore l'an dernier, près de 1000 personnes sont décédées lors de catastrophes aériennes. Dans l'aviation commerciale, le taux d'accidents n'a pratiquement pas changé lors des 25 dernières années.

Or, les prévisions de trafic aérien sont à la hausse. Avec deux fois plus de gros porteurs dans les airs d'ici 20 ans, ce taux d'accident devient inacceptable. Or, la majorité des écrasements ne sont pas causés par des défaillances mécaniques, mais par une suite d'erreurs humaines. La conclusion, c'est qu'il faut analyser ce que font ou ne font pas les pilotes en vol d'où l'intérêt, par exemple, des boîtes noires qui enregistrent leurs conversations. Mais il faut surtout mieux les former, pour éviter les conséquences dramatiques des erreurs humaines.

Les avions sont des machines extraordinaires, qui défient les lois de la gravité. Aux commandes de ces appareils, des pilotes, qui ont d'énormes responsabilités. Dans la cabine de pilotage, l'erreur humaine est toujours possible. Elle n'est pas nécessairement grave, mais on s'en méfie toujours, à juste titre. Dans 80 % des cas, ce n'est pas un défaut mécanique, mais une suite d'erreurs humaines qui cause l'accident fatal, le crash redouté.

Pour des pilotes expérimentés comme le commandant Jean-Pierre Masse, et le copilote Gilles Traversy, la sécurité, c'est la vie. Leur vie et celle du demi million de passagers qu'à eux seuls, ils ont conduit à destination. Impossible de faire ce métier sans être rigoureusement formé, et sans être évalué régulièrement. Programmer la route de leur Boeing 767, prendre connaissance de la météo : les pilotes le font des centaines de fois. Mais à chaque fois, c'est différent. Ils sont totalement concentrés sur la conduite du vol. Ils se préparent mentalement, ils anticipent.

« Nous sommes dans un appareil qui circule à 1000 kilomètres/heure, entre 40 000 pieds et le niveau de la mer, nous explique Jean-Pierre Masse, pilote chez Air Canada. Les choses se déroulent vite. On a une expression dans le métier qui dit : ne pas être en arrière de l'avion. Ce que ça veut dire, c'est que l'on mène l'avion, et non pas l'avion qui nous mène. Pour effectuer cela, il faut toujours être au courant d'où on est, et surtout où l'on va, où l'avion va nous mener. »

Pour éviter les erreurs humaines, les compagnies aériennes s'appuient sur des procédures standardisées. Grâce à elles, n'importe quel pilote peut travailler avec n'importe quel copilote, les façons de faire sont les mêmes. Mais l'outil le plus utilisé pour chasser les erreurs, c'est ce qu'on appelle, dans le jargon, le CRM, selon les initiales en anglais. Traduction française : la gestion des ressources du poste de pilotage. Ce sont des sessions de formation, une fois par an, au cours desquelles on analyse les suites d'erreurs humaines ayant mené à des accidents graves. Premier effet du CRM : on a redéfini la relation pilote-copilote, héritée de la tradition militaire très stricte. On a assoupli les choses.

« La hiérarchie existe effectivement dans la cabine de pilotage, comme dans le reste de la société. Mais il faut toujours doser du bon sens, précise M. Masse. Dans le sens où le commandant n'a pas la garde de seulement les bonnes idées. Alors, si ses idées ont à être discutées - ou même quand je dis contestées, le terme est peut-être un peu fort - mais certainement qu'elles sont ouvertes à être discutées avant d'être appliquées. Alors, c'est pas une autocratie dans la cabine de pilotage. C'est bien le dernier endroit où on voudrait avoir quelqu'un qui est autocrate, ou bien dictateur, si vous voulez… »

On ajoute aux études de cas, des séances sur simulateur de vol. Une véritable révolution, aussi bien pour les pilotes qualifiés, qui doivent tous y passer régulièrement, que pour les pilotes en formation. Au Centre de formation de Bombardier, près de Montréal, ces élèves sont des pilotes professionnels qui veulent obtenir leur licence sur Regional Jet. Ils commencent par une formation théorique approfondie, puis ils passent à la pratique.

Si tout ce travail pratique concerne au premier chef les formateurs, il concerne aussi les psychologues. Stanley Roscoe, professeur émérite de l'Université de l'Illinois, est un des fondateurs de la psychologie de l'aviation. Cet ancien pilote de la Seconde Guerre mondiale a littéralement jeté les bases d'une nouvelle science. Au cours des années 1960, il a lancé un des plus importants programmes de recherche sur les facteurs humains en aviation. Et il a développé un concept d'un très grand intérêt : l'éveil situationnel : « C'est la capacité à surveiller plusieurs sources d'information en évolution constante. La capacité à comprendre ce qui se passe dans chacune de ces sources, et à assigner un ordre de priorité pour décider de l'action à prendre. C'est ce qui fait la différence entre un excellent pilote, un vrai professionnel, et quelqu'un dont l'attitude est une invitation constante à l'accident. »

Les compagnies aériennes n'aiment pas parler de ces accidents, et les pilotes, encore moins. Lorsqu'ils acceptent de parler de sécurité, ils soulignent l'importance de principes qui relèvent du simple bon sens.

« La personne qui est responsable de piloter l'avion ne doit se concentrer que là-dessus, nous dit Jean-Pierre Masse. C'est un aspect primordial et ça se fait dans l'industrie couramment, constamment. La première chose qu'on fait si notre attention est pour être détournée du pilotage de l'appareil, par exemple parce que quelqu'un va nous rendre visite dans le cockpit, un agent de bord qui a besoin d'un renseignement, si je dois participer à cette conversation-là, la première chose que je vais faire, c'est dire à mon collègue : vous avez les commandes, vous avez les appareils radio. Et puis là, je peux me libérer pour faire ça. »

En somme, selon les pilotes, il suffit d'appliquer le simple bon sens. Pourtant, la recherche scientifique des 20 dernières années apporte des conclusions qui vont bien au-delà du simple bon sens.

« De plus en plus, on est convaincu qu'il y a des facteurs prédéterminants parmi les individus, nous dit Didier Féminier, instructeur chez Bombardier. Il y a des individus qui sont plus aptes à communiquer, aussi, plus aptes à ce qu'on appelle garder la conscience de la situation, avoir une notion de tout ce qui se passe…Il ne faut pas oublier que dans un avion, il y a beaucoup de choses qui se passent, il y a l'avion qui vole, avec tous les paramètres, et l'électronique à bord, mais aussi la météo, et le contrôle de la circulation aérienne.»

« L'éveil situationnel se manifeste différemment selon les personnes, et cela, indépendamment de leur formation préalable ou de leur milieu d'origine, nous explique le professeur Roscoe. »

Tout cela signifie que l'on peut déterminer à l'avance qui possède cette habileté et qui ne la possède pas. On peut dépister l'éveil situationnel, on peut savoir a priori qui n'a pas sa place dans une cabine de pilotage. Une donnée nouvelle et révolutionnaire.

Pour dépister l'éveil situationnel, une jeune entreprise québécoise a mis au point un logiciel qui ne paye pas de mine, mais qui est très intéressant, le Wombat. En travaillant par équipe de deux, il s'agit d'accomplir diverses taches mentales, qui n'ont a priori rien à voir avec le pilotage. Par exemple, comparer des blocs en trois dimensions, ou bien compléter des séries de chiffres. En même temps, il faut s'assurer du traçage semi-automatique de cibles sur un écran.

« L'équipe qui s'en sort est l'équipe qui gère le plus large portrait possible, nous dit Jean LaRoche, de la compagnie Aéro-Innovation de Montréal. Cette équipe qui gère cela, va s'en sortir par rapport à une équipe qui va mettre l'emphase sur des sous-ensembles, qui va focaliser sur des sous-taches, en oubliant ce qu'on appelle la routine. »

L'armée américaine utilise le Wombat, ainsi qu'une trentaine de compagnies aériennes dans le monde, et quelques écoles de formation. Mais dans presque tous les cas, c'est pour entraîner les pilotes, pas pour les sélectionner au départ. Dommage, car cela permettrait de dépister très tôt des pilotes qui n'ont pas assez d'éveil situationnel. On éviterait ainsi les candidats à l'erreur fatale.

« Si on avait fixé des normes de sélection plus strictes, et si on donnait un meilleur entraînement à ceux des sièges dans la cabine de pilotage, il y aurait des améliorations sur le plan de la sécurité, ajoute le professeur Roscoe. Tout cela est à portée de la main, il s'agit simplement d'en tirer profit! »

Des sessions de CRM jusqu'au logiciel Wombat, en passant par l'entraînement sur simulatuer moderne, le milieu de l'aviation commerciale semble prendre au sérieux les facteurs humains dans la sécurité aérienne.

Mais comme le souligne un pionnier tel que Stanley Roscoe, il y encore du pain sur la planche. Une fois de plus, malgré leur potentiel, les sciences humaines comme la psychologie sont les parents pauvres de la rencontre entre la science et l'art du pilotage.

Il y a à peine cinq mois, l'OADI, l'Organisation de l'aviation civile internationale, annonçait officiellement que nous entrions en pénurie mondiale de pilotes. Et cela, pour une période d'au moins dix ans à venir, si l'augmentation du trafic aérien se confirme.

Dans ce contexte, que vont devenir les règles de sécurité, au plan mondial, et les sessions de formation pour les pilotes? Va-t-on avoir tendance à baisser les exigences, ou bien réussira-t-on à maintenir les ressources et la vigilance sur la sécurité aérienne? Ce sera certainement une question à surveiller dans les années à venir.

Journaliste : Jean-Pierre Rogel
Réalisatrice : Yves Lévesque
Adaptation pour Internet : Jean-Charles Panneton



 

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