Elles rêvaient d'une vie meilleure
Il
a fallu à l'équipe de Zone libre des mois de
tentatives répétées pour pénétrer
ce milieu fermé. Deux travailleuses, l'une à Toronto
et l'autre à Vancouver, ont accepté de raconter leur
histoire, pour toutes ces immigrantes qui ne peuvent pas parler.
Comme
des milliers d'autres immigrants, Mee King Cheng rêvait d'une
vie meilleure lorsqu'elle a quitté la Chine pour Vancouver
en 1992. Une fois arrivée, il lui fallait trouver un emploi.
Pas facile, lorsqu'on approche la soixantaine, qu'on a seulement
une troisième année et qu'on ne parle pas l'anglais.
Elle a cherché du côté des manufactures de vêtements
de l'est de la ville. Là, au moins, les patrons et la majorité
des employés parlent le chinois. On l'a engagée pour
couper les fils des vêtements. On l'a payée un cent
par vêtement. Un salaire de misère. Mee King Cheng : « Si
on travaille vite, on peut faire de 200 à 300 pièces
par heure. Je gagne entre 2 et 4 $ l'heure. Je gagne chaque
jour entre 10 et 20 $. [
] Je n'avais pas d'autre choix.
Je ne pouvais pas me plaindre. » Le salaire minimum
en Colombie-Britannique est de 6 $ l'heure.
Zone
libre a trouvé des cas aussi choquants à Toronto,
le deuxième centre de production de l'industrie du vêtement
au Canada après Montréal. Cette couturière
a 69 ans. Elle était médecin en Chine. Mais une fois
au Canada, elle et son mari ont dû recommencer à zéro.
Ils ont trouvé un premier emploi dans une manufacture de
Scarborough. Eux aussi coupaient des fils; l'un des pires emplois
dans l'industrie.
Cette
dame : « Au Canada, nous n'avions pas
de permis pour pratiquer la médecine. Même si je fais
du travail très simple, au moins, je peux me nourrir. »
À eux deux, ils ont gagné 41 $ au total pour
une soixantaine d'heures de travail. Soit 40 cents l'heure! Le salaire
minimum ontarien est de 6,85 $ l'heure, peu importe qu'il s'agisse
du travail à la pièce ou non.
Roxana
NG enseigne à l'université de Toronto. Elle a rencontré
de nombreuses couturières immigrantes afin de mieux comprendre
leurs conditions de travail. Roxana NG : « Elles
acceptent des salaires si bas tout simplement parce qu'elles sont
vulnérables. Les immigrants qui viennent rejoindre un membre
de leur famille au Canada ne peuvent avoir recours à l'aide
sociale sous peine d'être expulsés. Plusieurs d'entre
eux ne parlent pas l'anglais. Ils sentent qu'ils n'ont pas le choix
et je crois que les employeurs profitent de cette situation. »
Les
lois du marché
Dans
ce milieu, moins d'un travailleur sur quatre est syndiqué.
Avec les accords de libre-échange et l'ouverture des marchés,
l'industrie canadienne du vêtement est frappée de plein
fouet par la concurrence internationale. De nombreuses manufactures
ont déjà fermé leurs portes, d'autres ont choisi
de se réinstaller dans le Tiers-Monde.
Parmi
celles qui restent au Canada, la pression est grande pour réduire
les coûts de production, particulièrement dans le bas
de gamme, selon un ex-consultant au ministère du travail
de la Colombie-Britannique, Graham Moore : « C'est
le bas de l'échelle. Ce sont des emplois qui demandent des
connaissances minimales, ce qui favorise l'exploitation. Ces employés
sont en compétition avec le Tiers-Monde. »
L'industrie
du vêtement prend la forme d'une pyramide. En haut se trouvent
les détaillants qui dictent leurs prix aux manufacturiers.
Les manufacturiers, eux, ont de plus en plus recours à la
sous-traitance pour réduire leurs coûts de production.
Ils font faire une partie du travail par des ateliers non syndiqués
qui font eux aussi de la sous-traitance. Plus on descend, plus la
marge de profit se réduit. Et au bas de la pyramide se trouvent
des milliers de travailleuses dans les sous-sols des banlieues de
Vancouver, de Toronto et de Montréal. Ces travailleuses à
la maison sont rémunérées à la pièce,
bien souvent en bas du salaire minimum.
Des
travailleuses nous ont révélé un autre truc
favori des employeurs peu scrupuleux: l'utilisation de deux fiches
de présence pour une seule personne. Graham Moore, consultant
en normes du travail : « C'est ce que
nous appelons le système à deux fiches. Le patron
fait comme s'il y avait deux employés alors qu'en réalité
il s'agit de la même personne. L'employé inscrit huit
heures sur une première fiche et le reste, jusqu'à
huit heures supplémentaires, sur la deuxième. Le patron
évite ainsi de payer les heures supplémentaires. »
Des
pratiques illégales sous le nez des autorités
Un
membre de l'équipe de Zone libre, muni d'une caméra
cachée, est allé dans les ateliers de couture de Vancouver
pour se chercher un emploi. Il y a trouvé des couturières,
payées à la pièce, qui travaillent sans relâche.
Comme c'est souvent le cas dans ce domaine, les ateliers sont bruyants
et poussiéreux. Les travailleuses portent des masques de
fortune. Tout ça, sous le nez des autorités canadiennes.
Mme Cheng, pendant toutes ces années, n'a jamais vu d'inspecteur
du ministère du Travail.
Huit
inspecteurs s'occupent de l'industrie du vêtement au Québec.
En Colombie-Britannique, il n'y en a plus. Les autorités
ne se déplacent que s'il y a des plaintes. Mais les immigrantes,
comme Mme Cheng, portent rarement plainte. Cette dernière
a subi un accident de travail l'an dernier. On l'a de moins en moins
appelée pour travailler. Elle croit qu'elle n'est plus rentable
pour ses patrons. Elle a quitté la manufacture après
neuf ans de service. Elle a voulu réclamer son salaire. Mais
la Colombie-Britannique a récemment changé les règles
: un employé ne peut réclamer que les six derniers
mois de salaire impayé au lieu des deux dernières
années. C'est pour aider les employés, dit le gouvernement.
L'employeur de Mme Cheng, Scenic Fashion, a refusé une entrevue
à la caméra. Mais il affirme qu'elle ment et qu'elle
ne travaillait que quelques heures chaque journée. Plusieurs
sources nous ont confirmé que Mme Cheng travaillait 10 à
12 heures par jour. De plus, son employeur considère que
le travail à la pièce n'est pas soumis au salaire
minimum. Ce qui est faux. Il contrevient directement aux lois provinciales.
Cette pratique est d'ailleurs très répandue. En vertu
de la loi d'accès à l'information, nous avons obtenu
une enquête réalisée en 2001 par le ministère
du travail de la Colombie-Britannique. On y révèle
que la moitié des manufactures inspectées n'avait
aucune documentation concernant les heures de travail des employés
à la pièce. Et malgré ces données, la
Colombie-Britannique n'effectue pas d'inspection au hasard dans
le domaine du vêtement. Lenora Angel, du Bureau des normes
du travail de la Colombie-Britannique, ne croit pas qu'avec un meilleur
contrôle, le gouvernement obtiendrait de meilleurs résultats : « Nous
trouvons plus efficace d'établir des partenariats avec l'industrie. »
Mais
si les autorités n'exercent pas un contrôle suffisant,
qu'en est-il de ceux qui vendent les vêtements? Sears et La
Baie, entres autres, ont adopté des codes de conduite pour
tous leurs fournisseurs. La Baie envoie même des vérificateurs
externes inspecter leurs fournisseurs partout sur la planète.
Mais les inspections des grands détaillants ne
contrôlent souvent que le niveau supérieur de la pyramide
de production.
En
conclusion
La
couturière torontoise interviewée par Zone libre
a quitté pour de bon l'industrie du vêtement. Elle
souhaite pouvoir à nouveau pratiquer la médecine chinoise.
A Vancouver, Mme Cheng aussi à tout laissé. Elle espère
seulement obtenir ce qu'on lui doit.
Même
si le Canada dénonce l'exploitation des travailleurs dans
le pays du Tiers-Monde, des abus continuent de se produire chez
nous, en dépit de nos lois, et dans l'indifférence
générale.
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