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Adaptation pour Internet : DANIELLE BEAUDOIN

Émission du 7 novembre 2003

MADE IN CANADA

Au Canada, des manufacturiers de vêtements exploitent leurs employées comme dans les sweatshops du Tiers-Monde. La concurrence internationale de plus en plus grande pousse ces entreprises à contourner les normes minimales du travail. Avec la croissance des petites ateliers et du travail à la maison, les situations nébuleuses sont de plus en plus difficiles à contrôler.

Journaliste : Frédéric Zalac
Réalisateur : Martin Cadotte

 

Elles rêvaient d'une vie meilleure

Il a fallu à l'équipe de Zone libre des mois de tentatives répétées pour pénétrer ce milieu fermé. Deux travailleuses, l'une à Toronto et l'autre à Vancouver, ont accepté de raconter leur histoire, pour toutes ces immigrantes qui ne peuvent pas parler.

Comme des milliers d'autres immigrants, Mee King Cheng rêvait d'une vie meilleure lorsqu'elle a quitté la Chine pour Vancouver en 1992. Une fois arrivée, il lui fallait trouver un emploi. Pas facile, lorsqu'on approche la soixantaine, qu'on a seulement une troisième année et qu'on ne parle pas l'anglais. Elle a cherché du côté des manufactures de vêtements de l'est de la ville. Là, au moins, les patrons et la majorité des employés parlent le chinois. On l'a engagée pour couper les fils des vêtements. On l'a payée un cent par vêtement. Un salaire de misère. Mee King Cheng : « Si on travaille vite, on peut faire de 200 à 300 pièces par heure. Je gagne entre 2 et 4 $ l'heure. Je gagne chaque jour entre 10 et 20 $. […] Je n'avais pas d'autre choix. Je ne pouvais pas me plaindre. » Le salaire minimum en Colombie-Britannique est de 6 $ l'heure.

Zone libre a trouvé des cas aussi choquants à Toronto, le deuxième centre de production de l'industrie du vêtement au Canada après Montréal. Cette couturière a 69 ans. Elle était médecin en Chine. Mais une fois au Canada, elle et son mari ont dû recommencer à zéro. Ils ont trouvé un premier emploi dans une manufacture de Scarborough. Eux aussi coupaient des fils; l'un des pires emplois dans l'industrie.

Cette dame : « Au Canada, nous n'avions pas de permis pour pratiquer la médecine. Même si je fais du travail très simple, au moins, je peux me nourrir. » À eux deux, ils ont gagné 41 $ au total pour une soixantaine d'heures de travail. Soit 40 cents l'heure! Le salaire minimum ontarien est de 6,85 $ l'heure, peu importe qu'il s'agisse du travail à la pièce ou non.

Roxana NG enseigne à l'université de Toronto. Elle a rencontré de nombreuses couturières immigrantes afin de mieux comprendre leurs conditions de travail. Roxana NG : « Elles acceptent des salaires si bas tout simplement parce qu'elles sont vulnérables. Les immigrants qui viennent rejoindre un membre de leur famille au Canada ne peuvent avoir recours à l'aide sociale sous peine d'être expulsés. Plusieurs d'entre eux ne parlent pas l'anglais. Ils sentent qu'ils n'ont pas le choix et je crois que les employeurs profitent de cette situation. »

Les lois du marché

Dans ce milieu, moins d'un travailleur sur quatre est syndiqué. Avec les accords de libre-échange et l'ouverture des marchés, l'industrie canadienne du vêtement est frappée de plein fouet par la concurrence internationale. De nombreuses manufactures ont déjà fermé leurs portes, d'autres ont choisi de se réinstaller dans le Tiers-Monde.

Parmi celles qui restent au Canada, la pression est grande pour réduire les coûts de production, particulièrement dans le bas de gamme, selon un ex-consultant au ministère du travail de la Colombie-Britannique, Graham Moore : « C'est le bas de l'échelle. Ce sont des emplois qui demandent des connaissances minimales, ce qui favorise l'exploitation. Ces employés sont en compétition avec le Tiers-Monde. »

L'industrie du vêtement prend la forme d'une pyramide. En haut se trouvent les détaillants qui dictent leurs prix aux manufacturiers. Les manufacturiers, eux, ont de plus en plus recours à la sous-traitance pour réduire leurs coûts de production. Ils font faire une partie du travail par des ateliers non syndiqués qui font eux aussi de la sous-traitance. Plus on descend, plus la marge de profit se réduit. Et au bas de la pyramide se trouvent des milliers de travailleuses dans les sous-sols des banlieues de Vancouver, de Toronto et de Montréal. Ces travailleuses à la maison sont rémunérées à la pièce, bien souvent en bas du salaire minimum.

Des travailleuses nous ont révélé un autre truc favori des employeurs peu scrupuleux: l'utilisation de deux fiches de présence pour une seule personne. Graham Moore, consultant en normes du travail : « C'est ce que nous appelons le système à deux fiches. Le patron fait comme s'il y avait deux employés alors qu'en réalité il s'agit de la même personne. L'employé inscrit huit heures sur une première fiche et le reste, jusqu'à huit heures supplémentaires, sur la deuxième. Le patron évite ainsi de payer les heures supplémentaires. »

Des pratiques illégales sous le nez des autorités

Un membre de l'équipe de Zone libre, muni d'une caméra cachée, est allé dans les ateliers de couture de Vancouver pour se chercher un emploi. Il y a trouvé des couturières, payées à la pièce, qui travaillent sans relâche. Comme c'est souvent le cas dans ce domaine, les ateliers sont bruyants et poussiéreux. Les travailleuses portent des masques de fortune. Tout ça, sous le nez des autorités canadiennes. Mme Cheng, pendant toutes ces années, n'a jamais vu d'inspecteur du ministère du Travail.

Huit inspecteurs s'occupent de l'industrie du vêtement au Québec. En Colombie-Britannique, il n'y en a plus. Les autorités ne se déplacent que s'il y a des plaintes. Mais les immigrantes, comme Mme Cheng, portent rarement plainte. Cette dernière a subi un accident de travail l'an dernier. On l'a de moins en moins appelée pour travailler. Elle croit qu'elle n'est plus rentable pour ses patrons. Elle a quitté la manufacture après neuf ans de service. Elle a voulu réclamer son salaire. Mais la Colombie-Britannique a récemment changé les règles : un employé ne peut réclamer que les six derniers mois de salaire impayé au lieu des deux dernières années. C'est pour aider les employés, dit le gouvernement.

L'employeur de Mme Cheng, Scenic Fashion, a refusé une entrevue à la caméra. Mais il affirme qu'elle ment et qu'elle ne travaillait que quelques heures chaque journée. Plusieurs sources nous ont confirmé que Mme Cheng travaillait 10 à 12 heures par jour. De plus, son employeur considère que le travail à la pièce n'est pas soumis au salaire minimum. Ce qui est faux. Il contrevient directement aux lois provinciales. Cette pratique est d'ailleurs très répandue. En vertu de la loi d'accès à l'information, nous avons obtenu une enquête réalisée en 2001 par le ministère du travail de la Colombie-Britannique. On y révèle que la moitié des manufactures inspectées n'avait aucune documentation concernant les heures de travail des employés à la pièce. Et malgré ces données, la Colombie-Britannique n'effectue pas d'inspection au hasard dans le domaine du vêtement. Lenora Angel, du Bureau des normes du travail de la Colombie-Britannique, ne croit pas qu'avec un meilleur contrôle, le gouvernement obtiendrait de meilleurs résultats : « Nous trouvons plus efficace d'établir des partenariats avec l'industrie. »

Mais si les autorités n'exercent pas un contrôle suffisant, qu'en est-il de ceux qui vendent les vêtements? Sears et La Baie, entres autres, ont adopté des codes de conduite pour tous leurs fournisseurs. La Baie envoie même des vérificateurs externes inspecter leurs fournisseurs partout sur la planète. Mais les inspections des grands détaillants ne contrôlent souvent que le niveau supérieur de la pyramide de production.

En conclusion

La couturière torontoise interviewée par Zone libre a quitté pour de bon l'industrie du vêtement. Elle souhaite pouvoir à nouveau pratiquer la médecine chinoise. A Vancouver, Mme Cheng aussi à tout laissé. Elle espère seulement obtenir ce qu'on lui doit.

Même si le Canada dénonce l'exploitation des travailleurs dans le pays du Tiers-Monde, des abus continuent de se produire chez nous, en dépit de nos lois, et dans l'indifférence générale.




POUR EN SAVOIR PLUS

Les ateliers de misère
Syndicat du vêtement, du textile et autres industries

Options politiques pour améliorer les normes applicables aux travailleuses du vêtement au Canada et à l'étranger
Étude de Condition féminine Canada traitant de certaines options politiques pour contrer l'exploitation qui sévit dans les ateliers de misère de l'industrie du vêtement au Canada et à l'étranger.

La filière industrielle de l'habillement au Québec : Enjeux, tendances et perspectives de développement (en PDF)
Ministère du développement économique et régional du Québec

Bureau des normes du travail de la Colombie-Britannique
En anglais.

Rapport de responsabilité sociale de La Baie

Conseil des ressources humaines de l'industrie du vêtement

Renseignements du Congrès du travail du Canada aux travailleurs qui n'ont pas la protection d'un syndicat.

Code d'éthique volontaire de l'Association des détaillants canadiens
Format PDF. En anglais.

Fédération internationale des travailleurs du textile, de l'habillement et du cuir

Fédération canadienne du vêtement

Vêtement Québec
Site de l'Institut des manufacturiers du vêtement du Québec

Opérations du travail
Développement des ressources humaines Canada (DRHC). Informations sur les normes et règles en matière de travail qui relèvent du gouvernement fédéral.

Commission des normes du travail du Québec



L'émission Zone Libre est diffusée sur les ondes de Radio-Canada le vendredi à 21 h.

Elle sera présentée en rediffusion dans le cadre de l'émission Place publique, le jeudi à 12 h 30, et sera alors enrichie par des commentaires et des discussions en direct. En outre, on répondra à des questions des téléspectateurs soulevées par l'émission.

L'émission est aussi rediffusée intégralement sur les ondes de RDI le dimanche à 20 h et le lundi à 1 h.

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