Shah Ismatullah est né dans un petit village, en plein cur
des montagnes de l'Afghanistan. Il a quitté son pays avec
femme et enfants pour fuir la guerre. Là-bas, il est fils
de leader religieux. Ici, il est un réfugié qui a
refait sa vie à Sherbrooke depuis dix ans. Shah Ismatullah
n'a pas oublié son pays natal, même s'il a eu très
peu de nouvelles de sa famille restée là-bas. Il décide
d'aller y passer quelques jours. Une équipe de Zone libre
l'accompagne, pour connaître son Afghanistan.
Kaboul
ou le chaos
On arrive
à Kaboul. Shah Ismatullah n'a averti personne de son retour.
Il a toujours craint que des seigneurs de la guerre ne kidnappent
ses proches. Sur la route qui mène au centre-ville, tout
n'est que destruction. Les épaves militaires rappellent les
23 ans de guerres : contre les Soviétiques, entre groupes
islamiques, pour renverser les talibans. Les souvenirs submergent
Shah Ismatullah. Simple fonctionnaire, il a réussi à
mettre sa femme et leurs trois enfants à l'abri, en Inde.
Il est resté trois longues années seul en Afghanistan,
le temps de pouvoir sortir muni d'un faux passeport.
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C'est
la chaos à Kaboul. Il y a bien sûr ces odeurs;
on ne fait pas la collecte des ordures en Afghanistan. Dans
la plupart des quartiers, il n'y a pas d'eau courante, pas
de feux de circulation et pas d'électricité.
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Le
lendemain de son arrivée, Shah Ismatullah essaie de repérer
la maison où il a habité avec sa femme, lorsqu'ils
vivaient à Kaboul. Elle n'y est plus. Cette maison et d'autres
ont été rasées. Shah Ismatullah retrouvera
peu d'amis à Kaboul. Ils ont tous quitté le pays.
En s'aventurant dans les décombres, on découvre un
campement de fortune. Une vingtaine de personnes y vivent. Ce sont
des réfugiés. L'un d'entre eux explique qu'il a vécu
22 ans en Iran et qu'il est revenu parce qu'on leur a promis des
terres ici : « Cela fait deux mois que
nous sommes revenus. Mais on a même pas reçu un morceau
de pain. [
] Nos enfants sont malades et ils ont faim. Il n'y
a rien à manger et je n'ai aucun moyen de gagner ma vie. »
Les enfants ne vont pas à l'école. La famille
est coincée à Kaboul. Retourner au village natal est
encore trop dangereux. Une toile de plastique leur sert de toit.
Shah Ismatullah est ému par ce qu'il vient de voir. Et triste
aussi : « Je ne trouve pas de mots pour
décrire ça. »
Depuis
la chute des talibans, en 2001, 3 millions d'exilés sont
de retour, encouragés par les appels du gouvernement
de Karzai. C'est trois fois plus que prévu, dans un pays
encore dans le chaos. Un enfant sur deux en Afghanistan souffre
de malnutrition. L'espérance de vie dans ce pays est
de 40 ans. En deux ans, la population de Kaboul a doublé.
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Les clans guerriers font encore la loi
L'expédition se rend dans la vallée du Panchir à
une fête organisée en l'honneur d'Ahmed Shah Massoud,
un chef de guérilla qui a fait plier l'armée rouge
et ensuite les talibans. Le paysage est marqué par la guerre.
Des milliers d'hommes rendent hommage à Massoud, surnommé
le lion du Panchir, le martyr de la résistance. Massoud a
été tué il y a deux ans à la veille
des attentats du 11 septembre. Aujourd'hui, les maîtres du
pays sont les hommes de Massoud, des Tadjiks - une ethnie minoritaire
dont vient aussi Shah Ismatullah.
Shah
Ismatullah constate que rien n'a changé. Les rivalités
entre ethnies et clans guerriers menacent encore le pays. Il y aurait
des centaines de milliers d'armes encore en circulation. Un jeune
Afghan qui travaille aujourd'hui pour la police militaire du gouvernement,
affirme qu'il n'a pas été payé depuis neuf
mois et qu'il attend un ordre de Kaboul pour désarmer la
population. Mais le gouvernement est lui-même tellement démuni,
si l'on en croit le ministre des Finances, Ashraf Ghani. Cet homme,
qui est revenu des États-Unis d'un exil de 24 ans, raconte
comment il a été terrassé en constatant dans
quel état était son pays
et son ministère
: l'édifice ressemblait à une étable, il n'y
avait qu'une seule toilette pour toute la bâtisse, pas un
seul ordinateur, pas d'éclairage et une institution terriblement
corrompue.
Un pèlerinage vers le village natal
Prochaine destination : le Badakshan, une province dans le nord
de l'Afghanistan, au pied de hautes montagnes. L'équipe se
rend d'abord chez le gouverneur pour obtenir un sauf-conduit. Ce
gouverneur est ici depuis deux mois. Son prédécesseur
a été limogé pour avoir collaboré au
commerce d'opium. Certains gouverneurs et même des ministres
sont d'anciens seigneurs de guerre. Ils sont armés et gardent
pour eux les taxes destinées au gouvernement qu'ils prélèvent
sur leur territoire.
La route vers Eshkashem est dangereuse. Il y a eu onze hold-up la
semaine précédente. Il faut aussi faire attention
aux mines. L'Afghanistan est le pays le plus miné au monde.
L'équipe
rencontre des paysans, dans ce décor magnifique où
l'on vit encore comme au Moyen-Âge. L'un d'eux raconte que
Karzai est venu il y a trois mois en promettant qu'il ferait tout
pour reconstruire : « Mais il nous a
oubliés. » Sur la route, Shah Ismatullah
confie qu'il aurait envie de revenir au pays pour aider les gens.
Mais travailler en Afghanistan voudrait dire laisser ses enfants
au Québec ou alors leur imposer un décalage culturel.
L'équipée croise sur son chemin plusieurs champs de
pavot, cette plante que l'on transforme en opium ou héroïne.
Au Badakshan, le pavot pousse dans un champ sur trois . Un paysan
explique qu'il en cultive depuis trois ans et que personne ne l'en
empêche. Le pavot lui rapporte 30 fois plus que le blé.
Le pavot est le principal revenu du pays; soit 2 milliards de dollars
par année. Davantage que toute l'aide internationale. Ce
paysan : « Si le gouvernement nous aidait,
je ne me forcerais pas à cultiver le pavot. Cela me cause
quand même beaucoup d'ennuis. »
Eshkashem, un village d'une autre époque
Shah
Ismatullah, Québécois d'adoption et citoyen de Sherbrooke,
est vénéré dans son village natal. Le village
a préparé un accueil princier à Shah, leur
chef religieux. Un titre qu'il a hérité de son père
à son décès. Shah pleure devant la misère
de son peuple. Pour cet homme, c'est un voyage dans le passé,
un retour à la maison de son enfance et aux traditions ancestrales.
Pour les villageois, ce retour ravive l'espoir d'obtenir de l'aide.
Mais Shah Ismatullah se sent troublé et impuissant. Pendant
deux jours, des centaines de personnes viennent le saluer. Shah,
habillé à l'occidentale, est incapable de modérer
les marques de vénération de ces gens désespérés,
qui l'embrasse sur les mains.
La seule façon d'aider son peuple serait de travailler pour
une ONG, comme la Fondation Aga Khan, l'une des rares à travailler
dans cette région. Le Canada collabore avec cette fondation,
qui vient de construire un pont à quelques kilomètres
du village. Un pont qui ne mène nulle part
il n'y a
pas encore de route de l'autre côté. Les villages sont
isolés, coupés des services les plus élémentaires.
Ici, le taux de mortalité maternelle est le plus élevé
au monde, faute d'accès aux soins.
La Fondation construit plusieurs écoles dans la région.
L'École où Shah a étudié a été
rénovée grâce à l'aide internationale.
Quant à l'école des filles, elle a survécu
au joug des talibans. Les villageois ont résisté aux
talibans, ils leur ont dit qu'ils se battraient pour défendre
les droits des filles afghanes. Shah n'a pas connu cette période.
Il est bouleversé par ce qu'il entend. Encore aujourd'hui,
l'éducation des filles est menacée. Deux écoles
de filles ont été brûlées dans la région
où il n'y a pourtant plus de talibans. Une étudiante : « Les
gens viennent prendre notre photo mais rien ne change. »
La veille de son départ, les villageois expriment tous le
désir de revoir Shah Ismatullah bientôt. Son frère
dit : « Puisqu'il est né ici,
il devrait revenir ici et servir son peuple. »
En conclusion
Shah Ismatullah est trop occidentalisé pour revenir vivre
ici. Finalement, ce retour aux sources ne l'aura pas apaisé,
bien au contraire. C'est avec un lourd sentiment de culpabilité
que Shah Ismatullah quitte les siens.
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