Censure des livres d’Elise Gravel : « C’est un dérapage qui vient d’une peur »
Près d'une centaine de personnes sont venues démontrer leur soutien à l'auteure jeunesse Élise Gravel devant la Bibliothèque publique juive de Montréal le 11 février 2024.
Photo : Radio-Canada / Stella Dupuy
La décision de la Bibliothèque publique juive de Montréal de retirer les livres de l'auteure Élise Gravel de ses étagères continue de faire des remous. Citoyens, experts et directeurs de bibliothèques publiques au Québec s'inquiètent que le phénomène de censure « importé des États-Unis » – visant particulièrement les livres jeunesse – s'installe dans la province.
Il est extrêmement important qu'on soutienne Elise Gravel
, a réagi d'emblée Fabienne Presentey, de l’organisme Voix juives indépendantes Montréal, en marge d'une manifestation d'appui à l'auteure, dimanche dans la métropole québécoise.
Ça vient chercher un traumatisme chez les Juifs, un traumatisme qui vient de la Seconde Guerre mondiale, qui vient de l'époque où on brûlait nos livres, donc on ne peut pas imaginer qu'aujourd'hui, on accepte qu'une [bibliothèque] censure [des] livres.
Fabienne Presentey (à droite), membre de l’organisme Voix juives indépendantes Montréal, a participé à la manifestation d'appui à Elise Gravel le 11 février 2024 à Montréal.
Photo : Radio-Canada / Stella Dupuy
Cette polémique est survenue après que la Bibliothèque publique juive de Montréal eut retiré tous les livres d'Elise Gravel de ses étagères. Sur ses réseaux sociaux, l'auteure jeunesse utilise parfois ses dessins pour manifester son soutien au peuple palestinien de Gaza, ce qui lui a valu des accusations de propager des propos antisémites.
Toutefois, selon Mme Presentey, la décision de la Bibliothèque constitue un dérapage
.
Ça vient d'une peur. La critique d'Israël est vue comme une critique des Juifs. [La décision de la Bibliothèque] fait partie des accusations à tout-va d'antisémitisme.
C'est dommageable pour la communauté juive, car [cela met en question notre capacité] à discerner ce qui est antisémite et ce qui ne l'est pas
, a poursuivi la militante.
Les manifestants s'opposaient au retrait des livres d'Elise Gravel des étagères de la Bibliothèque publique juive de Montréal.
Photo : Radio-Canada / Stella Dupuy
Ce n'est cependant pas la première fois que les œuvres d'Elise Gravel sont censurées. En 2023, son livre Pink, Blue and You!, qui traite d'orientation sexuelle et d'identité de genre, a été interdit dans certaines écoles aux États-Unis.
Plus récemment, toujours au sud de la frontière, la candidate au poste de secrétaire d'État du Missouri, Valentina Gomez, a brûlé au lance-flammes le livre Naked, traduction anglaise de Tout nu!, de l'auteure québécoise Myriam Daguzan Bernier. Il s'agit d'un dictionnaire sur la sexualité qui s'adresse aux jeunes et aux adolescents.
À la suite de ces deux événements, l'Assemblée nationale a adopté à l'unanimité, jeudi, une motion en soutien aux deux auteures québécoises.
L'auteure et illustratrice Elise Gravel (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada
Un mouvement importé des États-Unis
Toutefois, le mouvement de censure dans les bibliothèques n'est pas nouveau au Canada, rappelle Yves Gingras, professeur au Département d'histoire de l'UQAM.
En 2021, des écoles ontariennes avaient brûlé près de 5000 livres sous prétexte qu'ils contenaient des représentations dégradantes des Autochtones.
On est dans une phase importée des États-Unis, qui passe par le Canada anglais et qui va sûrement finir par atteindre la culture francophone.
En 2023, le nombre de demandes de censure de livres a atteint un record au pays de l'Oncle Sam. Au total, 1269 demandes visant un ou plusieurs livres ont été déposées sur le territoire américain l'an passé, contre 729 en 2021.
Les bibliothèques publiques se doivent d'être accessibles à tous et de ne pas juger à l'avance de ce qui peut déplaire
, affirme M. Gingras, qui est également cofondateur de l’Observatoire des sciences et des technologies.
Denis Chouinard, président de l'Association des bibliothèques publiques du Québec, qui se dit inquiet
de ce phénomène, est également d'accord avec cet argument.
On a parfois des demandes [de censure], mais on est loin du phénomène qu'on remarque aux États-Unis et un peu au Canada
, confie-t-il. Mais on ne peut pas commencer à accepter la censure, car on sait quand ça commence, mais on ne sait pas quand ça se termine.
Les livres jeunesse particulièrement visés
Selon Denis Chouinard, les livres qui abordent les thèmes de la diversité (culturelle ou sexuelle) sont davantage susceptibles de faire l'objet de demandes de censure. Les livres jeunesse sont eux aussi particulièrement visés
.
Denis Chouinard, président de l'Association des bibliothèques publiques du Québec
Photo : Radio-Canada
Les livres jeunesse sont lus en premier par les parents, et ceux-ci ne veulent pas que leur enfant lise un livre en question pour différentes raisons. Mais il est important que ce livre reste disponible, car d'autres parents pourraient avoir une vision différente
, explique-t-il.
Retirer un livre [des bibliothèques], c'est faire fi du droit des autres personnes d'emprunter ce livre-là.
M. Chouinard explique que les bibliothèques publiques choisissent les livres offerts en fonction des besoins de la population et des intérêts des lecteurs. Tous les sujets doivent être représentés dans leurs collections puisque les bibliothèques publiques visent à être inclusives
, ajoute-t-il.
Du côté de la Bibliothèque publique juive de Montréal, le directeur général de l’établissement a affirmé à Radio-Canada que son équipe est en train de colliger tous les commentaires qu’elle reçoit et qu'elle compte faire le point bientôt sur ses politiques et sur ses pratiques.
Avec les informations de Charlotte Dumoulin et de Stella Dupuy