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Faire cohabiter capitalisme et partage, un défi pour les Autochtones

Le capitalisme, que sont plus ou moins obligés d’embrasser les Autochtones pour survivre dans notre monde occidental, a-t-il tué leurs valeurs, surtout celle du partage? À Uashat mak Mani-utenam et à Essipit, deux communautés innues situées sur la Côte-Nord, au Québec, on tente d’allier les deux.

Des tipis sans toiles.

À Essipit, on a installé de nombreux tipis pour organiser des rassemblements l'été.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Ce n’est pas n’importe quelle sonnerie qui retentit lorsque le téléphone de Josée Shushei Leblanc s’allume. Cette femme d’affaires innue accomplie a choisi Eye of the Tiger, la chanson qui a été popularisée par le film Rocky.

Mme Leblanc est à l’image de ce morceau : vive et combative. Elle a fondé l’entreprise Atikuss qui propose des bottes, mocassins et autres objets de mode autochtones. Bientôt, elle va ouvrir un écomusée juste à côté de sa boutique, qui a pignon sur le boulevard des Montagnais, à Uashat, une communauté innue enclavée dans la ville de Sept-Îles.

Au début, ce n'était pas forcément bien vu : une femme, autochtone, qui se lance à la tête d'une entreprise. Depuis, elle en a fait du chemin, tout en mettant en avant sa culture.

Josée Shushei Leblanc dans son magasin.

Josée Shushei Leblanc est une femme d'affaires accomplie.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

La communauté compte de nombreux entrepreneurs comme Mme Leblanc. Jean Launière par exemple, l’un des trois associés à la tête de Mishkau Construction, raconte que l’entrepreneuriat a toujours été une passion pour lui.

La révolution économique des Autochtones

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Des mobile en forme d'animaux.

Mais les concepts d’entreprise et de propriété individuelle sont très récents chez les Autochtones, croit M. Launière. Un avis que partage Evelyne St-Onge, une aînée de Mani-utenam, communauté située à 14 kilomètres de Uashat, qui fait découvrir l’histoire et la culture des Innus dans les écoles notamment.

L’argent est arrivé avec la colonisation. On a mis longtemps à connaître la valeur de l’argent. On commence à peine à en mettre de côté, raconte-t-elle.

Evelyne St-Onge.

Evelyne St-Onge explique que le concept « d'argent » est assez récent dans la culture autochtone.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Elle explique qu'encore aujourd'hui, certains Innus ont du mal à accepter de l'argent des minières ou des forestières pour compenser leurs pertes de territoire. On ne vend pas notre terre. On ne vend pas notre mère, laisse-t-elle tomber.

Les Innus se sont-ils fait en quelque sorte assimiler au niveau économique? Ont-ils dû embrasser le capitalisme en reniant leurs valeurs de partage? La réponse n’est pas catégorique.

Une carte représentant l'emplacement des communautés innues de Uashat et Mani-utenam et de la ville de Sept-Îles.

L'emplacement des communautés innues de Uashat et Mani-utenam et de la ville de Sept-Îles.

Photo : Radio-Canada

L’identité de l’entreprise Atikuss est, au sens de sa fondatrice, Mme Leblanc, le symbole que le mélange des deux est possible. Le perlage qui orne ses bottes est entièrement réalisé par des femmes autochtones en situation de précarité. Elles sont payées entre 15 $ et 20 $ de l’heure, ajoute-t-elle.

Pour Mme Leblanc, c’est sa façon de redonner à sa communauté : déjà 150 000 $ versés à des femmes dans le besoin depuis 2007.

Des bottes traditionnelles exposées dans un magasin.

Les perlages des bottes traditionnelles que fabrique Atikuss sont effectués par des femmes qui vivent dans une certaine précarité.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Dans notre culture, t’es supposé tout redonner à ta famille, mais ce n’est pas comme ça que ça fonctionne, poursuit-elle, en estimant qu’aujourd’hui les gens sont tiraillés entre deux conceptions du monde.

De son côté, Jean Launière assume pleinement la culture capitaliste sur laquelle s’est construite l’entreprise Mishkau.

Moi, je suis un produit du nouveau cycle économique et je crois au modèle capitaliste, dit-il.

Jean Launière devant un établi.

Jean Launière est l'un des trois actionnaires de l'entreprise Mishkau Construction.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Ken Rock, directeur de la Société de développement économique de Uashat mak Mani-utenam, estime que le développement des entreprises privées est un moyen d’améliorer la qualité de vie des gens qui vivent dans la communauté.

Redonner à la communauté

Il y a une forme de redistribution : les entreprises sont commanditaires, elles encouragent les jeunes, elles réinvestissent dans la communauté, elles y embauchent…, détaille Ken Rock.

Josée Shushei Leblanc le croit aussi. C’est plus mon côté communautaire qui me nourrit, dit-elle. Mais je n’ai pas le choix : pour pouvoir aider les autres, il faut que j’aie un côté capitaliste. Plus mon entreprise performe, plus je serai en mesure d’aider les autres. C’est comme ça que je vis mon autochtonie.

Kateri Jourdain.

Kateri Jourdain croit que les Autochtones doivent « utiliser » le capitalisme pour sauver leur culture.

Photo : Julien Choquette

Kateri Jourdain, qui est la directrice générale – pour encore quelques jours – de l’Immobilière montagnaise, va même plus loin. Elle pense que les Autochtones peuvent se servir du capitalisme pour justement préserver leur culture.

Ce désir de vivre cette culture dans un monde contemporain, ça devient une motivation à avoir un emploi, donc un peu plus de moyens pour aller en forêt, aller à la pêche au saumon, avoir un chalet dans le bois..., dit-elle.

Ce désir de ne pas perdre cette culture devient un moteur pour se donner les moyens de la préserver.

Une citation de Kateri Jourdain, directrice générale de l’Immobilière montagnaise

Le modèle communautaire d'Essipit

Le modèle économique d’Essipit, communauté innue située près de 400 kilomètres à l'ouest de Uashat, est différent de celui de Uashat. Le conseil de bande possède plusieurs entreprises : salle de quilles, salle d’entraînement, piscine, entreprise de location de chalets au bord du fleuve, pourvoiries, entreprise qui propose des excursions pour l’observation des baleines…

Martin Dufour dans son bureau.

Martin Dufour, le chef d'Essipit, croit que le modèle de développement économique de la communauté a des conséquences positives sur le bien-être des membres.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

On en recense une quinzaine et c’est sans compter la dizaine d’entreprises dans lesquelles le conseil de bande détient des parts.

Selon le chef élu en 2012, Martin Dufour, posséder un bon nombre d’entreprises permet au conseil d’offrir des services de qualité, de redistribuer ces profits pour le bien-être collectif de la communauté, pour nos aînés et nos enfants.

Cette stratégie est décrite comme naturelle par le chef, qui rappelle toutefois qu’Essipit compte aussi plusieurs entreprises privées, mais plutôt implantées à l’extérieur de ses murs.

La communauté est partie de rien. À la fin des années 70, le conseil se réunissait encore dans les maisons.

Deux pêcheurs ramènent un filet de crabe sur un bateau.

Les pêcheries Uapan sont la propriété de la communauté de Uashat mak Mani-utenam.

Photo : Radio-Canada / Caroline Girard

Alors quand les premières entreprises communautaires ont vu le jour, c’était normal pour les gens de travailler pour le conseil et de travailler à démarrer de l’économie pour la communauté. On est parti comme ça, avec des valeurs communautaires, et les gens se retrouvent toujours là-dedans. Ils trouvent ça le fun que des entreprises appartiennent à la communauté, raconte Marc Genest, directeur financier et développement économique.

À Uashat aussi, quelques entreprises appartiennent encore à la communauté, comme celle qui gère le ramassage des ordures ou encore les pêcheries Uapan. Mais la volonté politique de développer les entreprises privées est très forte.

Les limites de l'essor économique

Tout le monde ne bénéficie pas de ces développements économiques. À Uashat encore, certains doivent faire appel aux banques alimentaires, notamment celle baptisée Nishk, installée à Mani-utenam et gérée par Karine Fontaine.

Karine Fontaine devant des étagères pleines de denrées alimentaires.

Karine Fontaine s'occupe du comptoir d'aide alimentaire à Uashat mak Mani-utenam.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Elle raconte que, chaque mois, environ 100 personnes font appel à elle.

Il y a des gens qui ne profitent pas de ce développement économique, qui n’osent pas non plus demander de l’aide pour sortir de leur misère, qui n’ont pas confiance en eux, raconte-t-elle devant des étagères pleines de denrées alimentaires.

Deux enfants attendent dans un abribus.

La communauté de Uashat mak Mani-utenam compte un peu plus de 3000 habitants.

Photo : Radio-Canada / Delphine Jung

Joyce Grégoire, qui est chargée de projet au Centre d’amitié autochtone de Sept-Îles, assure aussi que les besoins sont encore grands au niveau psychosocial, mais elle concède qu’effectivement, les entrepreneurs mettent un point d’honneur à réinvestir dans la communauté.

Tout le monde conclura la même chose : il n'y a rien de parfait dans ce savant mélange de valeurs.

Ce texte est le troisième d'une série d'articles sur le développement économique des Innus de la Côte-Nord.

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