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Kegaska : vivre là où la route se termine

Kegaska : vivre là où la route se termine

Depuis 2013, c'est à Kegaska que la route 138 prend fin. Impossible d'aller plus loin. Avant, c'était Natashquan qui accueillait les touristes qui voulaient immortaliser leur passage au bout de la route le temps d'une photo. C'est maintenant à Kegaska que les gens se rendent pour garnir leurs médias sociaux. Pourtant, rares sont ceux et celles qui s'arrêtent pour réellement prendre le pouls du petit village. Nous l'avons fait.

Texte - Laurence Royer | Photos - Daniel Fontaine

Publié le 27 avril 2020

Le lien routier est tout ce qui unit les villages de Kegaska et Natashquan. L’un est anglophone, l’autre francophone. Un est la porte d’entrée de la Basse-Côte-Nord et l’autre appartient à la Minganie. De part et d’autre du pont de la rivière Natashquan, la culture, l’identité et même les paysages diffèrent.

Les 130 personnes qui habitent à Kegaska sont surnommées Coasters. Comme les gens des autres villages de la Basse-Côte-Nord, les Coasters descendent des familles de pêcheurs qui se sont installées dans la région pour profiter des foisonnantes ressources.

L’esprit de communauté est fort à Kegaska, plus que les sentiments d’isolement et d’éloignement. Et si la route y dicte maintenant certaines manières de faire, elle n’a pas ébranlé l’identité propre aux Coasters.

Kayla Kippen travaille pour la Municipalité de la Côte-Nord-du-Golfe-du-Saint-Laurent, dont fait partie Kegaska. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Le bureau municipal
Le bureau municipal

Kayla Kippen rédige un courriel à l’ordinateur. Depuis peu, elle travaille pour la Municipalité de la Côte-Nord-du-Golfe-du-Saint-Laurent, qui administre cinq villages de la Basse-Côte-Nord, dont Kegaska. Dans le tout petit bureau du village, Kayla n’a qu’une seule collègue : sa sœur Felicia.

Kayla est née à Kegaska. Après plusieurs années passées à l’extérieur du village, soit à Sept-Îles, puis en Alberta et en Ontario, elle a décidé d’y revenir. À 26 ans, elle souhaitait se rapprocher de sa famille. Sa sœur attendait un enfant et le calme de la région lui manquait.

Un affiche en bordure de la route 138 signale l'entrée du village de Kegaska.
La Municipalité de la Côte-Nord-du-Golfe-du-Saint-Laurent compte cinq villages, dont Kegaska. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

La route, qui facilite ses allées et venues, a aussi contribué à sa décision de revenir habiter à Kegaska. Depuis l’arrivée de la 138 au village, Kayla a souvent conduit, en une seule journée, les 18 heures qui séparent Kegaska et Ottawa.

Un copain et une maison plus tard, elle attend son premier bébé. La vie paraît douce, mais le quotidien des Coasters est aussi parsemé d'embûches. Même si la route se rend désormais au village, les gens de Kegaska doivent faire preuve de résilience face aux obstacles de l’éloignement.

Un employé a creusé un trou à l'aide d'une pelle mécanique.
Des employés municipaux font des travaux sur le réseau d'aqueduc pour rétablir l'eau courante. Photo : Radio-Canada / Laurence Royer

La ligne téléphonique de Kayla ne fonctionne plus depuis plus d’une semaine. Un technicien a été appelé. Il devrait passer d’un jour à l’autre. Elle ne peut pas utiliser de téléphone cellulaire non plus puisque le réseau n’existe toujours pas à Kegaska.

Kayla Kippen devant le bureau de la Municipalité de la Côte-Nord-du-Golfe-du-Saint-Laurent
Kayla Kippen travaille au bureau de Kegaska pour la Municipalité de la Côte-Nord-du-Golfe-du-Saint-Laurent. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Le manque de services prénataux contribue aussi au sentiment d’isolement de la future maman. L’accompagnement des femmes qui attendent un enfant est déficient dans la région, selon elle.

Quelques semaines avant la date prévue de son accouchement, Kayla devra se rendre à Sept-Îles pour être à proximité d’une maternité lorsque son bébé décidera de se pointer le bout du nez.

Une motoneige est stationnée devant l'édifice municipal de Kegaska.
Le bureau de la Municipalité de la Côte-Nord-du-Golfe-du-Saint-Laurent à Kegaska est dans l’école du village. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Kayla fait partie des personnes chanceuses qui ont toujours de l’eau courante à la maison. Au village, une dizaine de familles n’en ont pas depuis plus d’un mois. L’eau est gelée dans les tuyaux. Le même problème est aussi survenu en 2017. Il est possible, croit-on, que depuis que les routes sont déneigées à Kegaska, le réseau d’aqueduc soit moins bien isolé.

Le gouvernement assure que des budgets sont disponibles et que des études sont en cours pour mettre à niveau le réseau d’aqueduc. D’ici là, les Coasters de Kegaska doivent faire preuve de débrouillardise pour faire leur vaisselle ou prendre une douche, par exemple. Certaines personnes ont dû s’installer un système avec des bacs à ordures et une pompe.

Heureusement, l’esprit de communauté des Coasters met un baume sur ces désagréments du quotidien. Kayla sait que si quelque chose lui arrive, elle peut compter sur son voisinage pour lui venir en aide.

Les élèves de l'École Kegaska jouent au ballon-chasseur dans le gymnase. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

L'école
L'école

Une trentaine de petites bottes s’entassent dans le portique de l’École Kegaska. De la musique et des cris d’enfants s’échappent du gymnase. C’est l’heure du cours d’éducation physique. Les 14 élèves de l’école, qui ont entre 4 et 15 ans, jouent, ensemble, une partie de ballon-chasseur.

Leur enseignante, Elisa Martin, travaille à l’École Kegaska depuis 18 ans. C’est elle qui dirige le cours d’éducation physique. Plus tard dans la journée, c’est aussi elle qui enseignera les mathématiques, l’histoire et les sciences aux quatre élèves du secondaire de l’école.

Elisa Martin
Elisa Martin enseigne l'éducation physique, les mathématiques, l'histoire et les sciences. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Nous restons des Coasters même si la route mène jusqu’ici, affirme Elisa à travers les rires des élèves qui s’échangent des ballons. Elisa est originaire de Saint-Augustin, une autre communauté anglophone de la Basse-Côte-Nord. Elle remarque que la culture Coasters, sa culture à elle, se reflète jusque dans la vie scolaire.

Les écoles de la Basse-Côte-Nord doivent souvent faire beaucoup avec peu. Là-bas, la plupart des villages ne sont accessibles que par bateau, par avion ou par motoneige, l’hiver.

Jamecha est dans la classe.
Jamecha ira terminer son secondaire à Chevery, à 150 kilomètres de Kegaska. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Jamecha est en troisième secondaire. L’an prochain, elle et les autres élèves de son âge devront changer d'école puisque la scolarité s'arrête à ce niveau-ci à Kegaska. Elle ira à Chevery, en Basse-Côte-Nord, et la seule route pour s’y rendre est le Saint-Laurent. Elle habitera en résidence et reviendra voir sa famille en avion quelques fois par année.

Pourtant, à Havre-Saint-Pierre – accessible en environ deux heures et demie de route –, on enseigne aux élèves jusqu’en cinquième secondaire. Il serait plus facile pour Jamecha de retourner à la maison quand bon lui semble si elle fréquentait l’école à cet endroit. Cependant, les cours y sont donnés en français, et Havre-Saint-Pierre, avec ses quelque 3500 personnes, c’est la grande ville!

À l’approche de cette grande étape, les élèves vivent de l’inquiétude à l’idée de quitter le nid familial. Il faudra apprendre à faire son lavage et à gérer un budget. Les jeunes se réjouissent toutefois de pouvoir enfin faire de nouvelles connaissances du même âge, évoluer au sein d’une plus grande école et participer à des activités parascolaires.

Cette transition est essentielle pour préparer les élèves qui devront se rendre en ville pour étudier au cégep, estiment les enseignantes. Celles-ci se font d’ailleurs un devoir d’expliquer aux jeunes les réalités de la vie urbaine, un fait inexistant à Kegaska.

Angela Morency reçoit une commande de denrées qu'elle doit placer sur les tablettes de l'épicerie. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

L'épicerie
L'épicerie

Angela Morency place avec soin les clémentines, les sacs de carottes, les œufs et les cartons de lait dans les présentoirs du tout petit commerce. Tous les mardis, l’épicerie CJ’s reçoit sa commande de produits frais. Elle arrive de l’ouest par camion.

Quatre allées, deux réfrigérateurs et trois grands congélateurs horizontaux sont suffisants pour offrir aux Coasters de Kegaska le nécessaire pour remplir leurs cuisines. La mer et la forêt complètent l’offre.

Ici, un litre de lait et le pain tranché se vendent environ un dollar de plus qu’à Sept-Îles. Le sac de farine de 2,5 kg, trois dollars de plus. Transporter des denrées jusqu’à Kegaska coûte cher.

Des clients paient leurs achats à la caisse de l'épicerie CJ's.
La petite épicerie CJ's de Kegaska offre tous les produits dont les résidents ont besoin pour s'alimenter. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Par contre, lorsque les glaces empêchent la navigation dans le Saint-Laurent, l’épicerie reçoit ses commandes par la route. Angela a d’ailleurs remarqué que l’hiver, la qualité des produits qu’elle place est bien meilleure depuis qu’ils ne sont plus livrés par avion, comme c’était le cas avant l’arrivée de la 138.

La jeune femme de 32 ans est revenue travailler chez CJ’s pour quelques semaines, le temps de se trouver un stage dans un bureau de services juridiques et de passer un peu de temps avec sa famille. C’est derrière cette même caisse qu’elle gagnait son argent de poche lorsqu’elle était jeune.

L'épicerie CJ's de Kegaska
L'épicerie CJ's et le restaurant sont situés dans la même bâtisse. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Angela a quitté Kegaska il y a plusieurs années pour faire ses études secondaires à Harrington Harbour, puis à Chevery. Elle a ensuite suivi une formation collégiale à Ottawa et a poursuivi à l’université à Montréal. Elle vient de terminer la formation du Barreau dans la ville de Québec.

Elle souhaite offrir des services juridiques aux Coasters de Kegaska et aux autres communautés de la Basse-Côte-Nord. La jeune avocate rêve ainsi de remédier à la rareté des ressources dans ce domaine au sein de la région.

Angela Morency range les boîtes vides.
Angela Morency reçoit la commande de produits frais à l'épicerie CJ'S. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Angela se sent particulièrement interpellée par le faible nombre de juristes qui offrent leurs services aux populations anglophones de la Côte-Nord. Dans un si petit milieu, les conflits d’intérêts compliquent aussi leur travail, ce qui renforce le sentiment d’isolement des gens qui y demeurent.

Les sœurs Gladys et Miva Stubbert se retrouvent derrière le comptoir du Petit Shack, le casse-croûte du village de Kegaska. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Le casse-croûte
Le casse-croûte

Dans une toute petite roulotte qui fait face à la mer, deux sœurs attendent que le téléphone sonne. Elles remplissent des bons de commande et nettoient les comptoirs. Des filets de pêche et de vieilles photos de famille recouvrent les murs. Des odeurs de pain et de friture flottent dans l’air.

Lorsqu’elle avait 25 ans, Miva Stubbert et les membres de sa famille ont quitté Kegaska pour Sept-Îles et, plus tard, se sont établis en Alberta. Là-bas, Miva a travaillé dans une cafétéria scolaire et une boulangerie. Lorsque ses filles, Kayla et Felicia, ont décidé de revenir s’installer à Kegaska, elle les a imitées. Puis à l’automne dernier, elle a acheté l’ancien casse-croûte du village pour lui redonner vie.

Il aura fallu quatre mois et beaucoup d’organisation pour que, finalement, il devienne Le Petit Shack.

Miva Stubbert est revenue à Kegaska après un exil de plusieurs années à Sept-Îles puis en Alberta. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

« On s’ennuie du Costco! Gérer notre casse-croûte proche d’un magasin à grande surface nous aiderait beaucoup. »

— Une citation de   Miva Stubbert

Miva a trouvé un distributeur de Montréal qui lui livre jusqu’à Rimouski presque tout ce dont elle a besoin pour son restaurant. La commande est ensuite chargée sur le Bella Desgagnés, puis transportée jusqu’à Kegaska par voie maritime.

Miva fait des provisions pour être certaine que son restaurant ne manquera de rien pendant l’hiver, lorsque le bateau ne peut pas naviguer dans la glace. Les livraisons en camion jusqu’à Kegaska coûtent trop cher.

Par contre, la route lui permet d’aller compléter ses achats à Havre-Saint-Pierre ou à Sept-Îles.

Un tableau où est écrit le Petit Shack à la craie.
C'est le titre d'une chanson qui a inspiré Miva Stubbert pour le nom de son restaurant. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Le Petit Shack de Miva doit son nom à une chanson d’un groupe de musiciens de Natashquan, venu à Kegaska sur un bateau de pêche pour un mariage. C’est un nom qui surprend, sortant de la bouche des anglophones du village.

À Kegaska, même si tout le monde parle anglais, les noms des commerces et les panneaux de circulation sont en français. C’est ce qu’exige la Charte de la langue française. Lorsqu’elle a fait la demande d’un permis pour son restaurant, Miva a même dû expliquer, auprès du Registraire des entreprises, son choix du mot « shack » dans le nom de son établissement.

Au restaurant, la sœur de Miva, Gladys, met aussi la main à la pâte. Elle l’aide dans la préparation des commandes et les tâches quotidiennes.

Gladys Stubbert-Morency derrière le comptoir du restaurant.
Gladys Stubbert-Morency travaille avec sa sœur au casse-croûte le Petit Shack. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

En plus de manier la friteuse, Gladys Stubbert-Morency est aussi prêtre à l’église anglicane du village. Elle officie aux mariages, aux décès, aux baptêmes et aux fêtes religieuses.

Il y a plusieurs années, elle a étudié au Séminaire diocésain de Montréal, puis elle s’est promenée, pendant cinq ans, d’église en église sur la Basse-Côte-Nord.

Sa charge de travail de prêtre n’est plus ce qu’elle était. Cependant, ses journées au Petit Shack pourraient être de plus en plus occupées puisque l’été amènera son lot de touristes, qui seront de passage pour quelques photos du bout de la route et un burger.

Connie Stone reçoit les patients dans son bureau du centre de santé de Kegaska. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

La clinique
La clinique

Connie Stone est assise à son bureau du Centre local de services communautaires (CLSC) de Kegaska. Elle termine d’annoter les dossiers de ses patients et patientes.

Connie est la seule infirmière à Kegaska. Elle soigne les gens et répond aux urgences 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, pendant deux mois. En alternance, un autre infirmier ou une autre infirmière prend la relève les deux mois suivants.

Quand elle ne travaille pas à Kegaska, elle se rend dans le Nord, à Kuujjuaq par exemple, pour continuer à travailler.

Connie Stone prend la tension artérielle d'une patiente.
Le travail de Connie Stone a changé depuis que la route 138 se rend à Kegaska. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Connie est originaire de l’Ontario, mais c’est la Basse-Côte-Nord qu’elle a choisie pour sa carrière. Elle aime la liberté et les risques de son travail dans les régions éloignées.

Elle adore le Nord, mais déteste le froid.

Pendant une quinzaine d’années, elle a soigné la population du village de La Tabatière. Son fils, devenu pêcheur de crabe, y habite toujours. Elle a aussi passé quelques mois à Harrington Harbour.

Les défis sont nombreux pour une infirmière du bout du monde. À Kegaska, son travail a toutefois beaucoup changé depuis que la route est arrivée.

Avant la 138, ce sont les infirmières qui s’occupaient d’embaumer les personnes défuntes. Les familles de ces dernières pouvaient aussi prendre part au rituel si elles le désiraient. Maintenant, le salon funéraire de Havre-Saint-Pierre n’est plus qu’à 200 km de route.

Connie se souvient d’avoir aidé une femme à accoucher dans un bateau de pêche à Harrington Harbour, fait des points de suture à un chien qui s’était empêtré dans une clôture et euthanasié elle-même ce chien 10 ans plus tard.

C’est désormais l’hôpital vétérinaire de Sept-Îles, à un peu plus de 400 km, qui soigne les animaux de Kegaska.

L'infirmière Connie Stone assise à son bureau.
Connie Stone effectue des périodes de garde de deux mois à Kegaska. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Depuis 2013, les ambulances peuvent se rendre à Kegaska. Connie raconte qu’avant, selon l’état de santé des patients et des patientes, il fallait utiliser l’avion-ambulance ou l’hélicoptère pour se rendre aux hôpitaux de Blanc-Sablon, de Sept-Îles ou de Québec.

Les conditions pour voler peuvent être mauvaises pendant trois jours, mais la route est rarement fermée aussi longtemps, précise Connie.

Au CLSC de Kegaska, Connie est accompagnée par une adjointe administrative, qui est aussi assistante dentaire. Celle-ci donne un coup de main au dentiste lors de ses quelques visites dans l’année et s’occupe de stériliser les instruments médicaux de la clinique.

Des dossiers de patients au centre de santé de Kegaska.
Le centre de santé de Kegaska est rattaché à l'hôpital de Blanc-Sablon pour l'administration. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Le CLSC de Kegaska est administrativement rattaché à l’hôpital de Blanc-Sablon, qui est à plus de 320 km à vol d’oiseau. Trente et une heures de route sont nécessaires pour s’y rendre en passant par Fermont, puis par le Labrador. Un billet d’avion entre Kegaska et Blanc-Sablon coûte autour de 700 $, et le trajet en bateau, sur le Bella Desgagnés, dure environ 36 heures.

Les prélèvements envoyés pour analyse médicale à l’hôpital de Blanc-Sablon sont parfois perdus lors de leur transport en avion.

Un ou une médecin de l’hôpital de Blanc-Sablon se rend au dispensaire de Kegaska chaque mois et demi pendant trois jours pour soigner les gens du village. Pendant sa visite, jusqu’à 24 patients et patientes peuvent être vus. Le temps ne sera pas suffisant pour aider les 31 personnes qui veulent déjà obtenir une consultation lors de son prochain passage, prévu au début de la semaine prochaine.

Le centre de santé de Kegaska en hiver.
Le centre de santé de Kegaska est administré par le Centre intégré de santé et de services sociaux de la Côte-Nord. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Les Coasters de Kegaska peuvent aussi obtenir des soins médicaux à l’hôpital de Havre-Saint-Pierre. Par contre, puisque des administrations distinctes régissent les centres de santé de Havre-Saint-Pierre et de Kegaska, Connie constate que le va-et-vient entre les deux complique la gestion des dossiers et des suivis.

À Kegaska, il n’y a ni pompiers ni police. C’est Connie la première répondante sur le site d’un accident ou d’un incendie.

« Quand il y a une urgence, mon cœur bat fort parce que je sais que c’est à moi de m’en occuper. J’aime ça, c’est stimulant. »

— Une citation de   Connie Stone

Connie Stone adore son travail. Elle le pratique avec passion, mais elle a déjà fait ses plans pour la retraite. Elle s’achètera une maison en Floride, en argent comptant.

Harold King déplace des cages à crabes en attendant le début de la saison de pêche. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Le hangar
Le hangar

Dans un hangar désordonné s’entassent des centaines de cages à crabes et à bourgots ainsi que des bouées. Tranquillement, Harold King se prépare pour la saison de la pêche au crabe. Il a réparé ses cages pendant l’hiver. Bientôt, il ira préparer son bateau, qui est entreposé au parc d’hivernage à Sept-Îles.

À Kegaska, c’est surtout l’industrie de la pêche qui permet de remplir le portefeuille des gens du coin. Harold explique que durant la belle saison, la population double au village. Des crabiers de Blanc-Sablon, avec plusieurs pêcheurs et pêcheuses à bord, rejoignent ceux de Kegaska. Ces personnes y passent plusieurs mois parce que le port de Kegaska est le plus près de leur zone de pêche, située au large d’Anticosti. Certaines familles viennent même avec leurs enfants, qui termineront leur année scolaire à l’École Kegaska.

Les logements se font rares ici. Il n’y a pas assez de lits pour accueillir tous ces gens qui viennent y travailler pour la saison, ce qui force la majorité des pêcheurs et pêcheuses de l’extérieur à dormir dans leur bateau.

Harold King devant des cages pour la pêche.
Harold King a pêché la morue avant le crabe et le bourgot. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Harold a d’abord été pêcheur de morue, puis de crabe et de bourgot. Avant, il a aussi été serveur et timonier à bord du navire ravitailleur Fort Mingan, qui a été remplacé par le Nordik Express, puis par le Bella Desgagnés.

C’est pendant les trois années où il a travaillé à bord de ce bateau qu’il a appris le français, une langue que très peu de gens parlent couramment à Kegaska.

Harold King et un collègue travaillent près d'un bateau.
Les pêcheurs entretiennent leurs bateaux en prévision de la prochaine saison de pêche. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

L’arrivée de la route a énormément facilité son travail de pêcheur. On décharge désormais les prises au quai de Kegaska, puis celles-ci sont transportées en camion vers les usines de transformation de la région. Avant, le contenu des cages devait être livré au quai de Natashquan en bateau. Lorsque les conditions de navigation étaient trop mauvaises pour se rendre à Natashquan, Harold King perdait une journée de pêche.

Grâce à la route, Harold King peut également se rendre facilement au parc d’hivernage de Sept-Îles, où son bateau est entreposé l’hiver, ou à la quincaillerie de Natashquan afin d’acheter les matériaux pour le campement qu’il construit dans la forêt.

Il se souvient qu’avant la route, le sentiment de communauté au village était plus fort. Les gens se rassemblaient davantage lors de grandes occasions. Maintenant, ils quittent plus souvent Kegaska pour les fêtes et les événements spéciaux. Ils vont rejoindre leur famille à l’extérieur. Harold se réjouit quand même de pouvoir se rendre en voiture à Montréal pour y visiter sa fille et ses petits-enfants.

Harold King
Harold King prévoit transférer son permis de pêche à son fils quand il va prendre sa retraite. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Même si la route les relie au reste du Québec, les Coasters s’identifient davantage aux réalités des territoires de l’Est. Comme la plupart des Coasters, Harold consulte les actualités de Terre-Neuve-et-Labrador. Les nouvelles de la province maritime traduisent des réalités qui correspondent davantage à leur mode de vie.

Le pêcheur d’expérience pense bien prendre sa retraite après la prochaine saison. Il remettra ensuite son permis à son fils, qui l’accompagne déjà en mer depuis de nombreuses années.

L'auberge Brion accueille les visiteurs de passage à Kegaska. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

L'auberge
L'auberge

Le soir, à l’Auberge Brion, les rires et les accents de la côte se mêlent autour d’un repas. L’endroit chaleureux et les rencontres permettent d’oublier le vent glacial du jeune printemps qui souffle à l’extérieur.

Jour après jour, dans la salle à manger, passent des motoneigistes du Labrador, de l’Ontario ou du Québec, des gens du ministère des Transports venus pour l’entretien de la Route blanche ou de l’aéroport, du personnel de la commission scolaire.

Ruth Kippen
Ruth Kippen accueille les visiteurs de passage à Kegaska dans son auberge depuis plus de 25 ans. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

La propriétaire, Ruth Kippen, y accueille sa clientèle depuis 1994. L’établissement est né du désir de Ruth de se bâtir un avenir à Kegaska après avoir rencontré son mari sur le Nordik Express, le « Love Boat » comme les deux l’appellent, en référence aux nombreux couples qui se sont formés sur ce bateau.

L’Auberge Brion est nommée d’après l’épave d’un paquebot des Îles-de-la-Madeleine qui s’est échoué à Kegaska, un peu comme le mari de Ruth, un Madelinot d’origine qui a décidé de s’installer, lui aussi, pour de bon à Kegaska.

Avant l’ouverture de l’auberge, les parents de Ruth accueillaient, à même leur maison, les gens de passage à Kegaska. Surtout des travailleurs et travailleuses, très peu de touristes.

L’ouverture de l’auberge a répondu à un important besoin d’hébergement à Kegaska. En 2007, il a même fallu l’agrandir. Ruth a fait construire une annexe de plusieurs chambres.

Une porte de l'auberge Brion.
Auberge Brion compte un peu plus d'une douzaine de chambres pour recevoir les gens de passage à Kegaska. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Cinq ans avant que la route se rende à Kegaska, les travaux ont constitué un important défi logistique. Ruth se souvient d’avoir embauché plusieurs personnes, pendant quelques jours, pour apposer des feuilles de plâtre à la structure de l’annexe.

Le groupe était prêt, mais les matériaux avaient du retard. Le navire ravitailleur n’avait pas pu accoster à Kegaska comme prévu. Pour ne pas faire perdre le temps des personnes mobilisées pour la corvée, il a fallu aller récupérer, avec un bateau de pêche, la centaine de feuilles de plâtre dans un village voisin, là où le bateau avait été capable de se rendre.

Un chien est couché devant l'auberge Brion.
L'auberge Brion doit son nom à celui du bateau qui est venu s'échouer des Îles-de-la-Madeleine en 1976. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Lorsque la route 138 est arrivée à Kegaska, le petit hameau anglophone s’est ouvert sur une province francophone. Au village, il a fallu s’habituer à voir des visages inconnus et à entendre des mots français.

« Je n’aurais pas pu avoir cette business-là si j’avais parlé juste anglais. Il y a beaucoup de gens qui viennent ici qui ne parlent pas un mot d’anglais. »

— Une citation de   Ruth Kippen, propriétaire de l'auberge Brion

Contrairement à ses pairs, Ruth est allée à l’école de Natashquan dès le début de ses études secondaires. Ses parents ont beaucoup insisté pour qu’elle apprenne le français. C’est un net avantage pour une aubergiste du bout de la route.

Les voitures sont entassées dans le stationnement municipal en attendant leurs propriétaires, partis en motoneige, en avion ou en bateau plus loin en Basse-Côte-Nord. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

La fin de la route
La fin de la route

Des voitures enneigées, des motoneiges, des traîneaux, des remorques et des bateaux s’entassent de façon chaotique sur le site du stationnement municipal de Kegaska. Seul un petit abri veille sur les véhicules que les gens ont laissés derrière eux.

Depuis que la route 138 y prend fin, Kegaska est devenu un lieu de transition. L’hiver, on y laisse son auto pour poursuivre sa route en motoneige. L’été, les Coasters rejoignent Kegaska en bateau pour récupérer leur voiture et rouler vers l’ouest.

Après un week-end à Havre-Saint-Pierre, Pascal Gallant retourne chez lui, à La Romaine. Le village est à une soixantaine de kilomètres à l’est de Kegaska. Accompagné de ses cousins, il laisse une camionnette ici et le groupe part vers La Romaine sur deux motoneiges.

Deux motoneigistes derrière une motoneige.
Les motoneigistes se rendent jusqu'à Kegaska par la route, puis ils laissent leurs camionnettes dans le stationnement municipal et poursuivent leur chemin en motoneiges. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

L’arrivée de la route à Kegaska a amené beaucoup plus de circulation et de mouvement au village. Par contre, les gens n’y sont souvent que de passage, pressés par le temps.

Au cœur du village, devant l’une des deux baies de Kegaska, se dresse une série de panneaux de circulation annonçant la fin de la route ainsi que les options qui s’offrent à ceux et celles qui voudraient poursuivre leur chemin vers l’est.

Des panneaux de signalisation.
Des affiches indiquent la fin de la route 138. Photo : Radio-Canada / Daniel Fontaine

Kegaska pourrait bientôt perdre son statut de fin de parcours. En effet, le gouvernement projette de construire un nouveau tronçon de la route 138 entre Kegaska et La Romaine. Le village de La Romaine, puis les autres communautés de l’Est, devront à leur tour s’adapter aux gens curieux et aux voitures plus nombreuses.

La route permettra à certaines personnes de quitter la région, mais en encouragera d’autres à rester. Les institutions et les services devront se réorganiser.

Le prolongement de la route 138, promesse d’une vie meilleure, permet certainement de désenclaver la Basse-Côte-Nord, mais une route, à elle seule, ne suffit pas pour briser l’isolement.

Équipe : Texte - Laurence Royer | Photos - Daniel Fontaine | Édimestre - Chantale Desbiens | Design - Martin Labbé

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