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Une histoire qui ne sent pas bon

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Une histoire qui ne sent pas bon

Publié le 1 décembre 2022

Saviez-vous qu’une fois la chasse d’eau tirée, vos selles sont épandues dans des champs agricoles comme fertilisants? L’industrie du fumier humain brasse de grosses affaires et pas seulement ici. Des tonnes de déjections américaines sont importées au pays, dont celles du Maine, qui en interdit désormais l’épandage sous toutes ses formes sur son propre territoire.

Voici la face cachée de l’or brun.

Boues d’épuration municipales. Biosolides municipaux. Sludge. Autant de synonymes pour décrire du fumier humain. Des excréments.

Après le traitement à la station d’épuration des eaux usées, un déchet solide demeure : des boues d’épuration municipales. Pour les éliminer, les trois principales options sont l’enfouissement, l’incinération ou l’épandage agricole.

À l’automne et au printemps, périodes d’épandage agricole, des dizaines de camions-remorques font la navette entre 83 stations d’épuration et des champs agricoles du Québec, où sont déchargées les cargaisons de boues.

Vue aérienne de deux amas de biosolides déposés dans des champs.
Les boues sont déposées dans les champs avant l'épandage qui se déroule au printemps et à l’automne. Photo : Radio-Canada / François Genest

De la route, les amas de biosolides livrés dans les champs attirent à peine l’attention. Leur odeur fétide, toutefois, saisit tout de suite. Et du haut des airs, on constate l’ampleur des amoncellements.

Que contient exactement cette matière qu’on épand sur les terres agricoles?

Le gouvernement québécois a établi des standards de surveillance pour certaines matières dangereuses comme le plomb, le nickel, le cadmium et l'arsenic. Mais pour d’autres substances toxiques, le gouvernement québécois n’a pratiquement aucune connaissance, et donc, aucune règle.

« Au Québec, on a peu ou pas de données sur les teneurs des biosolides par rapport aux contaminants émergents de type médicaments, hormones, plastiques, PFAS. »

— Une citation de   Sébastien Sauvé, professeur titulaire en chimie environnementale à l’Université de Montréal
Sébastien Sauvé dans un laboratoire.
Sébastien Sauvé dirige une équipe de chercheurs qui se penche notamment sur les composés d'intérêt émergent, dont ceux qu’on retrouve dans les biosolides.  Photo : Radio-Canada / François Genest

Les PFAS, des substances perfluoroalkyliques et polyfluoroalkyliques, sont des contaminants d’intérêt émergent qui préoccupent plusieurs scientifiques, dont le professeur de chimie Sébastien Sauvé.

Plutôt que de se dégrader, ces molécules s’accumulent dans l’environnement au fil du temps. La persistance les caractérise. C’est d’ailleurs pourquoi on les surnomme contaminants éternels (forever chemicals).

Les PFAS sont utilisés, par exemple, dans la fabrication de produits hydrofuges ou antiadhésifs (poêle téflon, produits cosmétiques, emballage en restauration, etc.). On commence à s'inquiéter des effets sur notre santé et sur la santé de l'écosystème, observe le professeur Sauvé.

La science a documenté des effets chez l'humain. Les PFAS sont associés, par exemple, à un risque accru de cancers, à des problèmes de cholestérol, à des problèmes au niveau de la réponse immunologique. Nulle part dans le monde les scientifiques ne connaissent le seuil dans le sang à partir duquel il y a un danger pour la santé.

Au Québec, il est interdit d’utiliser des biosolides pour la culture maraîchère, c’est-à-dire celle destinée à l’alimentation humaine.

Montagnes de terre fumante.
En 2016, pour éviter que son site d’enfouissement ne se remplisse trop vite, la municipalité de Sanford a investi 1,8 million $ US pour produire un compost à partir de ses boues.  Photo : Radio-Canada / Yoann Dénécé

Le Maine interdit l’épandage des biosolides
Le Maine interdit l’épandage des biosolides

Le voisin du Québec, l’État du Maine, a testé les PFAS dans l’eau, les sols, le fumier, le lait de vache et le sang des producteurs agricoles. Dans certaines fermes, c’est toute la chaîne alimentaire qui était contaminée. Des producteurs sont depuis contraints de jeter leur lait dans les égouts.

Aux yeux du Maine, les biosolides seraient en cause.

À la lumière des résultats de sa vaste enquête, en attendant de connaître la limite de dangerosité et la meilleure façon d'éliminer les boues, le gouvernement du Maine a appliqué le principe de précaution. L’épandage des boues sous toutes ses formes est dorénavant formellement interdit depuis le mois d’août. C’est le premier État à prendre une telle décision.

Résultat : des montagnes brunes poussent sur les sites des stations d’épuration des eaux usées du Maine, comme à Sanford.

C’est un gros problème, soupire le surintendant du site, Andre Brousseau. Au cours des dernières années, voyant que son site d’enfouissement arrivait à saturation, la municipalité a investi 1,8 million de dollars américains pour construire des installations de compostage.

Un homme qui appuie son coude sur la boîte d'une camionnette, devant une montagne de terre.
Andre Brousseau gère la station d’épuration des eaux usées de la municipalité située dans le sud de l’État. Photo : Radio-Canada / Yoann Dénécé

La boue était mélangée à d’autres matières, notamment des cendres de bois, et vendue à des agriculteurs, des paysagistes, des villes ou des particuliers. Jusqu’à ce que les boues et le compost soient testés pour les PFAS. Résultat : nous avions des contaminants éternels dans notre compost. Même dilué, le compost a révélé la présence de PFAS.

Les gestionnaires de dizaines d’autres stations d’épuration sont aux prises avec le même problème. Une correspondance adressée à l'un d’entre eux, dont Radio-Canada a obtenu copie, en dit davantage sur les impacts de cette décision.

La compagnie Casella, un des plus gros joueurs américains dans la valorisation de biosolides, explique que la nouvelle réglementation du Maine la forcera à revoir les frais facturés aux municipalités. Pour éliminer les boues, elle doit développer de nouveaux marchés pour son compost. Et parmi ces marchés, elle envisagerait le Canada.

Plan aérien d'un camion de marchandise sur une route bordée d'arbres.
Des camions de 30 tonnes partent des États-Unis vers le site de compostage de Bury, en Estrie. Photo : Radio-Canada / François Genest

Les boues du Maine détournées vers le Québec
Les boues du Maine détournées vers le Québec

La demande en biosolides dépasserait actuellement l’offre au Québec. L’inflation et la guerre en Ukraine ont fait exploser le coût des fertilisants. Les boues, offertes gratuitement aux agriculteurs, deviennent donc une option alléchante.

D’ailleurs, le ministère de l'Environnement observe un intérêt grandissant pour les boues municipales : les projets pour les traiter ont augmenté de 45 % entre 2012 et 2018.

La compagnie Englobe, spécialisée notamment dans la valorisation des biosolides, a flairé la bonne affaire. Peu de temps après l’interdiction dans le Maine, Englobe a contacté Andre Brousseau, à Sanford, pour signifier son intérêt pour son compost, produit à partir des boues d’épuration municipales.

Une bouée de sauvetage, se réjouit Andre Brousseau. Si une entente était conclue, son problème serait résolu. D’autres stations d’épuration du Maine procèdent déjà à l’exportation de leurs matières vers le Québec, par le biais d’un partenaire d’affaires américain d’Englobe.

La compagnie RMI, elle aussi dans le secteur de la valorisation des biosolides, est située à New Hampton, dans le centre du New Hampshire. Avant que la nouvelle réglementation n’entre en vigueur, elle s’est mise à traiter les boues de gros centres de traitement des eaux usées du Maine, qui anticipaient l’accumulation des boues.

Nous avons depuis reçu une demi-douzaine d’appels de plus petites usines de traitement nous demandant de l’aide, explique la directrice de RMI, Shelagh Connelly.

Des boues du Maine ou des composts fabriqués à partir des boues convergent donc vers New Hampton. Et une portion de ce volume monte ensuite vers le nord, jusqu’à la frontière de Stanstead, en Estrie.

À la frontière canadienne, notre équipe a pu localiser un de ces camions, qui franchit les douanes sans tracas.

Portrait de Sabaa Khan.
Sabaa Khan est spécialisée en droit international de l’environnement. Son expertise touche les lois liées aux produits chimiques et aux déchets. Photo : Radio-Canada / François Genest

C’est tout à fait normal, explique Sabaa Khan. La directrice de la Fondation David Suzuki pour le Québec et l’Atlantique est avocate spécialisée en droit international de l’environnement. Son expertise touche les lois liées aux produits chimiques et aux déchets.

En ce qui concerne l'échange commercial, les échanges transfrontaliers, il n'y a pas de règles strictes ou de limites sur le commerce des biosolides, parce que même s'ils sont faits à partir des déchets municipaux, ils sont considérés comme des produits et non pas des déchets. Alors ce ne sont pas des produits qui sont réglementés.

Chaque camion transporte environ 30 tonnes de matières. Nous faisons entre quatre et cinq voyages au Canada par semaine, selon la semaine, précise Shelagh Connely, de RMI.

De Stanstead, les camions parcourent 80 kilomètres jusqu’à Bury, en Estrie, où se trouve le site de compostage d’Englobe. L’entreprise nous a ouvert les portes de ses installations.

Camion-remorque vidant son contenu sur un site rempli de montagnes de terre.
Les camions des États-Unis déchargent leurs cargaisons au site de compostage de Bury, en Estrie. Photo : Radio-Canada / Carl Mondello

N’a-t-on pas assez de notre propre fumier humain sans avoir à gérer celui des Américains?

C’est une belle matière, répond Louis Côté, directeur général, réhabilitation et centres de traitement de sol et de la biomasse, chez Englobe Canada. Qu’il provienne du Canada, des États-Unis, c’est un biosolide. Donc à la base, c'est la même chose.

La compagnie assure que le fumier humain américain n’est pas épandu dans les champs agricoles du Québec. Il sert plutôt à la fabrication de compost, ce qui n’est pas nécessairement une bonne nouvelle pour le professeur de chimie Sébastien Sauvé.

« S'il y a des concentrations très élevées dans ce qui nous arrive, qui est mélangé avec du compost propre, qu'on a contaminé du compost propre, là, on peut avoir un problème. »

— Une citation de   Sébastien Sauvé

Englobe assure qu’elle n’importe pas des États-Unis des boues qu’elle juge trop contaminées. Mais le Québec n’a aucune norme concernant la présence de PFAS dans les biosolides.

Les composts et les terreaux que fabrique Englobe sont vendus en vrac à des paysagistes ou à des villes. Ils se retrouvent donc dans l'environnement, puisqu’ils fertilisent des gazons, des platebandes et la pousse d’arbre et d’arbustes.

Pourquoi je me priverais de cette matière-là?, demande Louis Côté. On permet de la sauver de l'enfouissement, ça contribue à la santé des sols, les gaz à émissions de serre et on élimine des engrais chimiques, ajoute-t-il.

Homme portant un casque et un dossard de sécurité devant un site de compostage.
Selon Louis Côté, l'épandage de biosolides est une option verte. Photo : Radio-Canada / Carl Mondello

Les boues municipales possèdent plusieurs avantages. Elles sont riches en azote, en phosphore et en matières organiques.

À quelques kilomètres à peine de la frontière américaine, à Stanstead, se trouve la ferme du producteur agricole Armin Ruf. Les camions chargés de biosolides circulent tout près de ses terres. Il est estomaqué par ce que nous lui apprenons.

« Quand ce n’est pas bon dans le Maine, tu ne me feras pas croire que c’est bon au Québec! »

— Une citation de   Armin Ruf
Homme coiffé d'un chapeau de cowboy devant un pré où des vaches broutent.
Armin Ruf est producteur agricole à Stanstead, en Estrie. Photo : Radio-Canada / François Genest

Pour les fins de notre enquête, il a téléphoné au numéro inscrit sur une brochure de biosolides qu'il a reçue par la poste de la part d’Englobe. Enquête a voulu vérifier s’il pouvait importer et épandre sur ses terres des boues américaines.

Actuellement, en Estrie, on n’a pas de projet. Donc les boues que j’apporte présentement viennent des États-Unis, lui déclare l'agronome au téléphone. Et quand Armin lui demande la provenance, il répond l’État de New York.

Confronté à cette information, le directeur d’Englobe, Louis Côté, affirme qu’il ne s’agit pas de boues d’épuration municipales, mais de boues papetières. Certaines industries, dont celle des pâtes et papiers, ont leurs propres systèmes de traitement des eaux usées. Et donc, leurs propres biosolides.

La compagnie a refusé de dévoiler les quantités importées au Québec, de même que tous les lieux aux États-Unis d’où proviennent les biosolides. Il s’agit de contrats commerciaux confidentiels, invoque-t-elle.

Plan rapproché d'un amas de boues dans un champ de maïs non récolté.
Les biosolides possèdent plusieurs avantages. Ils sont riches en azote, en phosphore et en matières organiques. Photo : Radio-Canada / François Genest

Le Québec devient-il l’égout de ses voisins américains?
Le Québec devient-il l’égout de ses voisins américains?

Il n’y a donc pas que le Maine qui exporte ses biosolides au Québec. Des documents démontrent que quatre autres États du Nord-Est américain se débarrassent également de leurs déjections humaines au Québec :

  • New York;

  • Vermont;

  • New Hampshire;

  • Massachusetts.

Le ministère de l’Environnement ne détient que des données très partielles sur les volumes de biosolides importés. Ni le ministre Benoit Charette ni son ministère n'ont voulu nous accorder d’entrevue.

Cependant, avant notre enquête, une fonctionnaire du ministère a répondu aux questions de nos collègues de l’émission La semaine verte sur la possibilité que les boues du Maine traversent la frontière.

On n'a pas été mis au courant qu'il y avait une volonté d'importation spécifiquement de ces boues-là, a indiqué Agathe Vialle, conseillère à la direction adjointe de la matière organique.

L’origine des biosolides municipaux est conservée par l’exploitant au sein de registres, nous a par la suite écrit le ministère de l’Environnement. Québec doit donc frapper à la porte des entreprises pour savoir d'où proviennent ces biosolides et quelle est la quantité exacte de boues ou de compost importée des États-Unis.

C'est très normal que le gouvernement québécois n'ait aucune idée de ces quantités-là, soutient l’avocate Sabaa Khan. Ce n'est pas réglementé, il n'y a aucune façon, aucun suivi ou obligation de rapporter des transferts au gouvernement.

Une situation préoccupante, selon le professeur Sébastien Sauvé. Pour moi, c'est un peu aberrant [...] que les boues d'épuration [...] arrivent des États-Unis sans être documentées.

En l’absence de données et de règles au Québec, Englobe a entrepris de s’autoréglementer. Elle a mandaté un laboratoire privé pour tester les PFAS dans les boues qui servent à fabriquer son compost. Elle a fixé ses standards en se basant sur ceux qui étaient en vigueur au Maine avant l’interdiction d’épandre.

Les PFAS regroupent plus de 4700 substances. Le Maine avait fixé des seuils pour deux de ces substances, soit les PFOA et les PFOS, dont les limites sont respectivement fixées à 2,5 ppb et 5,2 ppb.

Les PFOA et les PFOS font partie des 22 sous-catégories de PFAS surveillées par Englobe. Même s'il n'y a pas de normes qui sont très développées, on est proactif et on veut s'assurer qu'on gère bien la matière, indique Louis Côté.

Selon lui, le laboratoire vérifie systématiquement les sources de boues américaines, ce qu’il appelle des gisements. Quand les gisements dépassent ses normes, il assure que le matériel n’est pas importé.

De façon ponctuelle, Englobe teste les concentrations de PFAS pour les boues du Québec.

Outre Englobe, Viridis est un autre joueur majeur dans la valorisation des biosolides au Québec. Cette entreprise importe aussi des boues américaines papetières, mais soutient qu’il ne le fait pas pour les boues municipales.

Nous n’avons jamais importé de biosolides municipaux des USA au Québec [...] pour des raisons de gestion des risques reliés aux perceptions des citoyens/acceptabilité sociale. Bien qu’encouragé par notre gouvernement ainsi que les experts d’ici et d’ailleurs, nous préférons minimiser les situations qui soulèvent les enjeux de perception sociale autant que possible.

Montagne brune dans un champ de maïs.
Biosolides papetiers du Québec livrés par l'entreprise Englobe Photo : Radio-Canada / Maude Montembeault

Présence de PFAS dans des boues épandues au Québec
Présence de PFAS dans des boues épandues au Québec

Enquête a sollicité l’expertise de Sébastien Sauvé pour tester la présence de PFAS dans un amas de boues du Centre-du-Québec. Le chercheur a aussi été mandaté pour tester des biosolides en France et il copilote un vaste projet de recherche sur les contaminants d’intérêt émergent pour le compte du gouvernement du Québec.

Le scientifique a prélevé deux échantillons. Ces boues ont été livrées par Englobe. Selon l’entreprise, il s’agirait de boues papetières québécoises.

Le taux le plus élevé parmi les échantillons indique une somme de 118 ppb.

Première affaire qui m'a sauté aux yeux dans les chiffres, soutient Sébastien Sauvé, c'est qu'il y en a effectivement dans les deux échantillons de biosolides qu'on a. Il y a des niveaux qui ne sont quand même pas négligeables.

Le deuxième échantillon montre une concentration de 71 ppb. À ces niveaux-là, il y a clairement une source de PFAS dans l'eau usée qui arrive à la station d'épuration, précise le chercheur.

Les résultats de Sébastien Sauvé sur l’amas livré par Englobe et que nous avons testé démontrent que ces boues sont jusqu’à cinq fois plus concentrées en PFOA et jusqu’à six fois plus contaminées en PFOS que les anciens standards du Maine.

Dans un courriel, Englobe se dit étonnée par ces résultats qui divergent des macro-données dont nous disposons.

Deux hommes dans un champ de soya manipulent des outils d'échantillonnage.
Le professeur de chimie environnementale Sébastien Sauvé a prélevé des échantillons chez un des clients de l'agronome Sylvain Laroche. Photo : Radio-Canada / François Genest

Sébastien Sauvé n’est pas le seul à s'intéresser au contenu des biosolides. L'agronome Sylvain Laroche veut aussi en savoir plus. S’il y a vraiment un danger à utiliser ce produit-là, il faut faire en sorte qu’il ne se retrouve pas dans les champs.

Il travaille à son compte en Estrie. Depuis 18 ans, il se spécialise en agro-environnement. Environ 10 % de sa clientèle utilise des boues.

Les agriculteurs qui les commandent sont surtout des producteurs agricoles propriétaires de grandes superficies, qui n’ont pas accès à du fumier animal à proximité ou qui n’en produisent pas assez.

Homme à lunettes vêtu d'un manteau de cuir devant une prairie.
L'agronome Sylvain Laroche se spécialise en agro-environnement depuis 18 ans. Photo : Radio-Canada / François Genest

Avec la collaboration de M. Laroche, Sébastien Sauvé a aussi prélevé des échantillons chez un des clients de l'agronome qui utilise des biosolides.

La ferme est idéale pour l’exercice. Des biosolides ont été épandus seulement sur une partie de ses champs. Une portion de son troupeau de vaches a consommé du foin qui a poussé dans un champ fertilisé avec des biosolides. L’autre non.

Les nouvelles ne sont pas réjouissantes pour le client de Sylvain Laroche. C’est très inquiétant. Moi je ne saute pas de joie ce matin, avoue-t-il quand nous lui montrons les résultats.

Le fumier des vaches nourries avec du foin sans biosolides affichait un taux de 0,84 ppb.

« On a trois fois plus de PFAS dans le fumier des vaches qui sont nourries avec un foin qui vient d’un site où on a fait des épandages. Donc, clairement, il y a un transfert. »

— Une citation de   Sébastien Sauvé

Le scientifique précise qu’il y a donc une absorption des PFAS dans l’estomac de la vache. Pour pousser l’analyse plus loin, il faudrait aussi mesurer les teneurs dans la viande et le lait.

Mais puisqu’un petit nombre d’échantillons ont été analysés, il faut traiter ces données avec précaution, surtout avant d’émettre une hypothèse sur la concentration de PFAS dans le lait des vaches.

Sur le plan de la contamination aux PFAS, vaut-il mieux pour un fermier d’utiliser des biosolides ou du fumier de vache pour fertiliser les champs?

Un début de réponse se trouve dans les échantillons de fumier et de biosolides analysés pour Enquête par Sébastien Sauvé. Le premier des deux échantillons de biosolides papetiers est 141 fois plus concentré en PFAS que le fumier des vaches nourries avec du foin d’un champ non fertilisé avec des biosolides. Et 40 fois plus contaminé que le fumier des vaches nourries avec du foin d’un champ fertilisé avec des biosolides.

Vue aérienne d'un amoncellement de boues.
Le secteur des biosolides est régi par le Guide sur le recyclage des Matières Résiduelles Fertilisantes (MRF). Photo : Radio-Canada / François Genest

Lobbyistes et marchands de boues
Lobbyistes et marchands de boues

Au Québec, Englobe et Viridis sont les deux principales entreprises qui font le lien entre municipalités et agriculteurs pour écouler les boues d’épurations municipales. En général, ce sont elles qui sollicitent les producteurs agricoles.

Des règles strictes doivent être respectées. Elles sont écrites noir sur blanc dans le Guide sur le recyclage des matières résiduelles fertilisantes.

Les agriculteurs n’ont pas à se soucier des obligations administratives avec le ministère de l’Environnement. Les agronomes embauchés par les entreprises de valorisation s’en chargent eux-mêmes. Ils produisent un plan agro-environnemental de recyclage pour l'agriculteur, rédigent un avis de projet et le soumettent au ministère de l’Environnement.

L’avis d’un deuxième agronome, qui ne travaille pas pour une compagnie de valorisation, n’est pas toujours sollicité. La transaction peut s’effectuer directement entre l’agriculteur et l'agronome de la compagnie.

Un représentant peut-il être neutre? La question se pose à l’Ordre et il y a un débat présentement parmi les membres de l’Ordre des agronomes, dit l’agronome Sylvain Laroche en soupirant.

Vue aérienne de biosolides stockés dans deux champs.
Les agriculteurs qui utilisent des biosolides sont surtout des producteurs agricoles propriétaires de grandes superficies, qui n’ont pas accès à du fumier animal à proximité ou qui n’en produisent pas assez. Photo : Radio-Canada / François Genest

Le ministère de l’Environnement autorise les activités tout en les surveillant. Il fixe les balises (excluant tout ce qui touche les PFAS) pour éviter la contamination de l’environnement, mais il n'analyse pas les boues avant l’épandage. Les compagnies de valorisation s’en chargent. Le ministère n’effectue pas de contre-vérification. Il va enquêter s’il reçoit des plaintes du public, donc après l’épandage.

Parallèlement à ce processus, le ministère effectue aussi ses propres vérifications.

Des documents démontrent plusieurs fautes sérieuses commises par des agronomes :

  • De fausses déclarations;

  • Un échantillonnage effectué de manière inadéquate et biaisée;

  • Un dépassement hautement significatif des teneurs en nickel, en molybdène, en chrome et en zinc;

  • L’épandage de boues à 50 m d’une maison, à 2,8 m d’un fossé, à 30 m d’un cours d’eau, à 100 m d’un puits de consommation humaine;

  • Le stockage de biosolides hors catégories, parce qu’ils contiennent des pathogènes.

Extraits de documents obtenus grâce à la Loi d’accès à l’information

Certains agronomes ont été inscrits au registre des lobbyistes en tant que promoteurs de boues, tout en demeurant agronomes. Y a-t-il conflit d’intérêts?

Il y a des aspects de ça que j’apprends aujourd’hui avec vous, répond la présidente de l’Ordre des agronomes, Martine Giguère. Je n’étais pas au courant. Est-ce que c’est acceptable ou pas? On peut se questionner, effectivement.

Dans un courriel envoyé après l’entrevue, Mme Giguère ajoute que l'Ordre s'attend à ce que ses membres fassent preuve de précaution et évitent à tout prix les situations de conflit d'intérêts, sous peine de sanction.

Martine Giguère assise en entrevue dans la Nouvelle Maison de Radio-Canada.
La présidente de l'Ordre des agronomes indique qu'il n’y a aucune norme ou aucun cadre réglementaire associé aux contaminants d’intérêt émergent.  Photo : Radio-Canada / Charles Pépin

En juillet 2022, l’Ordre des agronomes a radié pendant deux mois un de ses membres en lien avec un projet d’épandage de biosolides. Le conseil de discipline lui reproche des manquements objectivement graves et de s’être placé en conflit d’intérêts. Ses rapports, lit-on dans le jugement, étaient truffés d’omissions importantes, de sorte que la protection des cours d’eau, des puits et des maisons d’habitation voisines ont été mises en péril.

« Ça crée un précédent au niveau des MRF [matières résiduelles fertilisantes] à l’ordre des agronomes. C’est une décision qui est importante. »

— Une citation de   Martine Giguère, présidente de l’Ordre des agronomes du Québec
Vue aérienne d'un amas de biosolides stockés dans un champ
Sauf exception, il est interdit d’en utiliser dans des champs maraîchers ou destinés à l'alimentation humaine. Photo : Radio-Canada / François Genest

« Il faut bouger, sinon, l’on fait de l’expérimentation à grande échelle chez nous »
« Il faut bouger, sinon, l’on fait de l’expérimentation à grande échelle chez nous »

En l’absence de données, pourquoi Québec n’applique-t-il pas le principe de précaution comme le Maine?

Ça doit faire partie de la grande réflexion. C’est un enjeu collectif, répond la présidente de l’Ordre des agronomes, qui rappelle que le rôle des agronomes est justement d’agir en tout temps avec précaution.

Pour Sébastien Sauvé, la population doit faire pression sur les élus afin qu’ils bougent. Il faut que les gens le demandent. C'est une question politique. La science, pour démontrer qu'il y a des problèmes, elle est très claire. Ce qui n'est pas clair, c'est comment on établit les seuils. Et donc, il faudrait peut-être agir de façon un peu plus préventive ou par principe de précaution pour faire des normes rapidement.

Pour des agronomes indépendants comme Sylvain Laroche ou des producteurs agricoles comme Armin, il y a urgence d’agir. C’est comme très urgent. Ça me donne le goût d’appeler mon député, ça. Simple de même. Faut que ce soit normé, ça n’a pas de bon sens, lance l’agronome.

Et quant à Armin Ruf : C’est au ministère de se réveiller. Moi, comme simple citoyen et producteur agricole, je poserais de sérieuses questions à l’efficacité du ministère de voir au bien de sa population.

Tous s’entendent sur une chose : c’est en bannissant les PFAS à la source qu’on réglera le problème. D’ici là, plusieurs plaident pour un meilleur cadre réglementaire.

On souhaite qu'il y ait des règles très claires, dit Louis Côté. Englobe veut collaborer avec le ministère, ajoute-t-il.

« C'est clair que les PFAS sont un enjeu environnemental majeur, on ne peut pas le nier et il faut bouger vite. Sinon, on fait de l'expérimentation à grande échelle chez nous dans notre cours. »

— Une citation de   Sébastien Sauvé

Québec réalise actuellement un projet de recherche sur les contaminants d’intérêt émergent dans les biosolides municipaux. Pendant ce temps, Ottawa compte publier, en 2023, un rapport sur la situation des PFAS. Le gouvernement fédéral pourrait en restreindre l’utilisation.

Le ministre de l'Environnement du Québec, Benoit Charette, a annoncé vendredi qu’il entend resserrer la réglementation pour mieux encadrer l'épandage des boues d'épuration à proximité des terres agricoles.

Le reportage de Maude Montembeault et de Jo-Ann Demers est diffusé à Enquête le jeudi à 21 h sur ICI Télé. Il est aussi disponible en rattrapage sur ICI Tou.tv (Nouvelle fenêtre).

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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