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Critiquer Israël, est-ce de l’antisémitisme? Ça dépend, répond Deborah Lyons

Entrevue avec l’envoyée spéciale du Canada pour la préservation de la mémoire de l’Holocauste et la lutte contre l’antisémitisme.

Des manifestants arborant le drapeau israélien.

Des manifestants soutenant l'intervention d'Israël se sont rassemblés autour de l'Université McGill, à Montréal, en soutien aux otages israéliens, le 2 mai 2024.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

La journaliste Rania Massoud.
Rania Massoud

Montée des incidents haineux, campements propalestiniens dans les universités, lutte contre l’antisémitisme… l’envoyée spéciale Deborah Lyons, qui se trouve en Pologne pour prendre part à la 36e « Marche des vivants » au camp d'extermination nazi d'Auschwitz-Birkenau, répond à nos questions à l’occasion de Yom HaShoah, le jour commémoratif de l’Holocauste.


Vous avez été nommée à votre poste en octobre dernier, quelques jours seulement après l’attaque du Hamas contre Israël. À quel point l’antisémitisme au Canada vous inquiète-t-il et comment se compare-t-on par rapport à d’autres pays, comme ceux d'Europe ou les États-Unis?

L’antisémitisme existait au Canada avant [le 7 octobre], mais à une échelle bien moindre. Cela a toujours été une préoccupation. Nous avons commencé à constater une montée de l’antisémitisme au cours des trois dernières années, mais depuis le 7 octobre, cela a atteint un niveau qui a pris tout le monde de court.

L’antisémitisme n’est plus une simple préoccupation. C’est devenu une véritable crise entre nos mains.
Une citation de Deborah Lyons, envoyée spéciale du Canada pour la préservation de la mémoire de l’Holocauste et la lutte contre l’antisémitisme

La montée de l’antisémitisme est perceptible ailleurs dans le monde, comme en Europe, certainement, et aux États-Unis aussi, mais notre principal souci, bien sûr, c'est ce qui se passe au Canada.

Un rapport de B’nai Brith, qui vient d’être publié, montre que les incidents antisémites ont doublé [en un an]. Il y a aussi des rapports des services de police de Montréal, Toronto, Vancouver et Winnipeg qui montrent une montée des crimes et des incidents haineux, dont plus de 60 % sont à caractère antisémite.

Deborah Lyons en conférence de presse.

Deborah Lyons est envoyée spéciale du Canada pour la préservation de la mémoire de l’Holocauste et la lutte contre l’antisémitisme. (Photo d'archives)

Photo : Associated Press / Valentin Flauraud


Il existe plusieurs définitions de l’antisémitisme. En 2019, le Canada a adopté celle établie par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (AIMH), qui, selon des observateurs, confond la critique de l’État israélien avec l’antisémitisme. Appuyez-vous cette définition vous-même, alors qu’il y a d’autres définitions moins controversées comme celle de la Déclaration de Jérusalem ou celle du groupe Nexus?

La définition de l’Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste a été développée au cours d’une période de plus de 10 ans par un groupe de chercheurs et d’experts, ainsi que des représentants gouvernementaux. Elle a été approuvée par tous les partis au sein du Parlement canadien et a été adoptée par plusieurs municipalités et provinces au pays.

La définition de l’antisémitisme élaborée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste mentionne la critique envers Israël, mais cela ne veut pas dire que les gens ne peuvent pas critiquer Israël. Pas du tout. Il faut [examiner] l’ampleur de la critique sur une période donnée, si elle est disproportionnée par rapport aux critiques faites à d’autres pays.

La critique anti-israélienne fait partie de ce que l’on considère comme de l’antisémitisme des temps modernes.
Une citation de Deborah Lyons, envoyée spéciale du Canada

La définition de l’Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste clarifie donc comment l’antisémitisme a évolué au fil du temps. Les définitions avancées par la Déclaration de Jérusalem et par le groupe Nexus sont de bonnes définitions [...], mais elles ont une portée beaucoup plus limitée. Ce sont des initiatives indépendantes [...] par comparaison avec [l’Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste] qui a élaboré des recommandations après des consultations dans 35 pays.

À gauche de Mme Lyons : le ministre de l'Éducation de l'Ontario, Stephen Lecce, le député conservateur de Leeds-Grenville-Thousand Islands et Rideau Lakes, Michael Barrett, et le chef conservateur Pierre Poilievre.

Photo datant de janvier 2024 montrant le premier ministre Justin Trudeau aux côtés de Deborah Lyons, lors d'un service marquant le 79e anniversaire de la libération du camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau.

Photo : La Presse canadienne / Adrian Wyld


Est-il possible de lutter contre l’antisémitisme sans restreindre la liberté de s’exprimer sur Israël, sachant qu’il y a de nombreux juifs qui critiquent sévèrement les politiques israéliennes dans la bande de Gaza et en Cisjordanie?

Absolument. Tout le monde reconnaît l’importance de la liberté d’expression et le droit de manifester et de critiquer. Il n'y a pas de débat à ce sujet au Canada. Mais nous parlons ici de l’ampleur [de la critique]. Si, au fil du temps, votre seul objectif est de critiquer Israël, cela peut apparaître comme une approche antisémite.

Les gens peuvent être critiques, mais la définition de l’Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste [...], qui est non contraignante, vise à créer une bien meilleure compréhension des différentes formes que prend l’antisémitisme moderne et cela inclut les rhétoriques anti-israéliennes et antisionistes.

Maintenant, ce que nous allons essayer de faire, c'est de travailler davantage pour expliquer tout cela aux Canadiens. Le premier ministre Justin Trudeau s'est d’ailleurs engagé en janvier 2021 à produire un guide expliquant plus en détail la définition elle-même.

Des hommes juifs hassidiques brandissant des pancartes propalestiniennes devant le parlement canadien.

Des manifestants juifs protestant contre la guerre israélienne dans la bande de Gaza devant le parlement canadien.

Photo : Radio-Canada / Nick Persaud

La définition de l'antisémitisme, selon l'AIMH :

L’Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste (AIMH) définit l’antisémitisme comme une certaine perception des juifs, qui peut être exprimée sous forme de haine envers les juifs. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme s’adressent aux individus juifs ou non juifs ou à leurs biens, aux institutions communautaires juives et aux installations religieuses.

Voici quelques exemples d’antisémitisme fournis par l’Alliance internationale pour la mémoire de l'Holocauste ayant trait à l’État d’Israël :

  • Accuser les citoyens juifs d’être plus loyaux envers Israël ou envers les prétendues priorités des juifs du monde entier qu'envers les intérêts de leurs propres nations.
  • Refuser au peuple juif son droit à l’autodétermination, par exemple en affirmant que l’existence d’un État d’Israël est une entreprise raciste.
  • Appliquer deux poids deux mesures en exigeant de l’État d’Israël un comportement qui n’est ni attendu ni exigé d’aucune autre nation démocratique.
  • Utiliser les symboles et les images associés à l’antisémitisme classique (par exemple, les affirmations selon lesquelles les juifs ont tué Jésus ou se livrent à des meurtres rituels) pour caractériser Israël ou les Israéliens.
  • Comparer la politique israélienne contemporaine à celle des nazis.
  • Tenir les juifs collectivement responsables des actions de l’État d’Israël.

Le mouvement propalestinien sur les campus universitaires prend de l’ampleur au Canada et ailleurs dans le monde. Les étudiants appellent les établissements à couper leurs liens avec les entreprises associées à Israël, notamment les fabricants d’armes. Que pensez-vous de ce mouvement?

Ma principale préoccupation sur les campus universitaires au pays est la sécurité des étudiants juifs, qui, nous le savons, est grandement menacée.

Je suis accompagnée dans cette Marche des vivants [au camp d'Auschwitz-Birkenau, en Pologne] d’un merveilleux groupe de jeunes étudiants universitaires canadiens qui sont venus ici directement des campus.

Pouvez-vous imaginer quitter votre campus où vous ne vous sentez pas en sécurité et où vous avez connu une énorme montée d'antisémitisme sans vraiment obtenir la réponse attendue de la part de la direction de l’université?

Je pense que, partout au pays, il y a des étudiants juifs sur les campus qui ne se sentent pas en sécurité et qui se demandent même ce qui va se passer à leur retour en classe en septembre. Il y a un environnement hostile sur les campus et nous devons y remédier.
Une citation de Deborah Lyons, envoyée spéciale du Canada

J’ai eu des rencontres avec des présidents d’université à ce sujet, mais il reste encore beaucoup à faire. Ils doivent clarifier leurs politiques et leur code de conduite.

Nous allons travailler en très étroite collaboration avec les ministres de l’Enseignement supérieur qui sont directement responsables des universités. J'espère que, pendant les vacances d'été, les directions des universités auront le temps de réfléchir à ce qui s'est passé au cours des derniers mois.

Maintenant, en ce qui concerne [les demandes des étudiants] sur les liens économiques des universités, c'est aux administrations universitaires de s'en occuper. Je ne vais pas commenter là-dessus.

Des tentes sur le campus.

Des tentes ont été installées le 27 avril sur le campus de l'Université McGill pour protester contre l'offensive d'Israël dans la bande de Gaza.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers


Dans son dernier budget, le gouvernement fédéral a consacré des millions pour la lutte contre la haine et pour la protection de la sécurité des communautés vulnérables. Pensez-vous qu'il doit en faire plus?

L'antisémitisme se manifeste dans la vie quotidienne à l'échelle locale. Par conséquent, ce dont nous avons besoin, c’est d’un effort coordonné de la part de tous les responsables au Canada, y compris les maires, les conseillers municipaux et les forces de l'ordre.

Nous avons certainement besoin d’un plus grand engagement de la part des gouvernements provinciaux, qui sont directement responsables des universités. Et je suis très heureuse de dire que tous les ministres de l'Éducation au Canada se sont mobilisés et se sont engagés à rendre obligatoire l'enseignement de l'Holocauste [dans les écoles], ce qui constitue un énorme pas en avant. Je les félicite pour cela.

Le budget fédéral représente un grand pas en avant pour la lutte contre l’antisémitisme. Le gouvernement fédéral s’est aussi engagé à fournir des fonds supplémentaires pour obtenir de meilleures données sur les crimes haineux. Il s’est également engagé à soutenir la Fondation canadienne des relations raciales.

Mais la lutte contre l’antisémitisme doit être un effort de la part de toute la société canadienne, y compris des chefs d'entreprise, car il existe aussi dans les environnements de travail [...]. Nous avons donc encore du travail à faire sur tous les plans.

* Certains propos ont été modifiés à des fins de clarté et de précision.

Cette nouvelle peut être consultée en chinois sur le site de RCI.

La journaliste Rania Massoud.
Rania Massoud

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