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Quand la justice devient « complice » involontaire de violence conjugale

Québec veut profiter de sa réforme sur le droit de la famille pour mieux outiller les tribunaux contre la violence judiciaire.

Un couple avec un enfant marche et une femme portant un sac à dos regarde une feuille devant le palais de justice de Montréal, avec à l'avant-plan le logo «Justice».

Québec veut mieux outiller les tribunaux contre la violence judiciaire avec sa réforme du droit de la famille. (Photo d'archives)

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Camille Gaior

Caroline* a vécu plusieurs années avec un conjoint violent. Elle n'imaginait pas à quel point cette violence perdurerait, malgré leur séparation, à travers les procédures judiciaires qui allaient se multiplier contre elle.

Il ne s'est jamais occupé de notre enfant, et une fois que je suis partie, il a demandé la garde complète, s’étonne encore la mère de famille. Pendant environ trois ans, il faisait deux à trois demandes par semaine. À chaque fois, je consultais mon avocate, et à chaque fois, ça me coûtait des frais. Chaque courriel me créait un méga-stress, confie Caroline.

Selon elle, c'était une stratégie pour garder le contrôle, puisqu'après plusieurs ordonnances de sauvegarde, la veille du procès, il a demandé une entente à l'amiable.

Son dossier en matière familiale se déroulait en même temps que sa plainte pour agression sexuelle était examinée au criminel; une épreuve. J'étais essoufflée, drainée, mais je savais qu'il était dangereux pour ma fille.

Caroline estime avoir dépensé plus de 15 000 $ en honoraires d'avocat et n'est pas capable de retourner travailler pour le moment.

Et son cas est loin d’être unique, explique Me Karine Barrette, avocate et chargée de projet au Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.

Procédures judiciaires répétitives, manque de collaboration, non-respect des délais et demandes frivoles, la violence judiciaire est une stratégie utilisée pour exercer un contrôle sur son ex-conjoint à travers le système de justice, et ce, même après la séparation.

Dans le cadre de son travail, Me Barrette constate aussi des situations où des conjoints et conjointes ont recours à de fausses déclarations à la Direction de la protection de la jeunesse, des plaintes croisées au criminel ou des allégations infondées au niveau de l'aide juridique.

Manon*, mère de deux enfants et séparée depuis 2018, est elle aussi confrontée, comme Caroline, aux démarches compliquées de son ex-conjoint.

Il me demande de passer par mon avocat pour échanger de simples papiers d’identité des enfants. Comme il change tout le temps d'avocat, ce sont des frais qui recommencent et recommencent.

Elle affirme passer beaucoup de temps à répondre aux requêtes de son ex-conjoint, ce qui entraîne des délais et des frais. En plus, soutient-elle, elles sont bourrées de mensonges à son sujet.

Seulement dans les deux dernières années, Manon estime avoir dépensé plus de 12 000 $ en frais d’avocat.

Cette violence, en plus de heurter les conjoints et conjointes qui en sont victimes, nuit aussi au système judiciaire lui-même, constate Me Barrette.

Elle cite en exemple le milieu rural, où il y a peu d'avocats de l'aide juridique. Ainsi, un conjoint quérulent peut aller jusqu'à en consulter plusieurs pour créer une situation de conflit d'intérêts et ainsi empêcher son ex d’avoir accès à un avocat de l'aide juridique.

Dans d'autres cas, note Me Barrette, la violence judiciaire est si intense que certains avocats se retirent du dossier, bombardés de courriels ou parce qu’ils font l’objet de plaintes en déontologie de la part de l’auteur de violence.

Depuis peu dans la jurisprudence

Bien que fréquemment constatée par les organismes d’aide aux victimes de violence conjugale, la violence judiciaire n’a fait son entrée que l’an dernier dans la jurisprudence, dans une décision de la juge Marie-France Vincent.

Le 3 octobre 2023, elle condamnait un avocat et professeur de droit à l’université à verser 95 000 $ en dommages-intérêts à son ex-conjointe pour avoir exercé de la violence judiciaire.

Dans sa décision, la juge écrit que l’homme a abusé du système de justice par la production d’une multitude de demandes [...], notifié des procédures presque chaque semaine [...], envoyé plus de 1100 courriels à l’avocat de madame [...] et tout pour retarder le prononcé d’un jugement de divorce.

Concluant que les procédures de divorce auraient dû coûter 5000 $ à l'ex-conjointe, et non plus de 100 000 $ comme cela a été le cas, la juge Vincent a condamné l’homme à payer la différence, soit 95 000 $, en dommages-intérêts, pour les honoraires versés.

Un bel exemple constaté par la juge Vincent, a tenu à souligner le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, qui se dit bien au fait de cette problématique. Comme ministre de la Justice et comme député, on reçoit des témoignages de gens qui ont vécu parfois un processus éprouvant et parfois à travers la violence judiciaire. C'est pour ça que c’est important d’intervenir.

Bien qu’il n’existe pas encore de statistiques quant à l’ampleur du phénomène, la violence judiciaire est quelque chose qu’on entend assez fréquemment, confirme Me Élise Joyal-Pilon, avocate chez Rebâtir, organisme qui a accompagné près de 13 000 victimes de violence sexuelle et conjugale depuis sa création à l’automne 2021.

Ça épuise les personnes victimes autant psychologiquement que financièrement.

Une femme dans le noir avec sa main sur son œil.

« C’est une reconnaissance aux victimes que l’abus de procédure peut avoir un impact sur vous, sur votre santé financière et psychologique et celle de vos enfants. »

Photo : iStock

Créer un électrochoc au système de justice

Québec entend justement profiter de sa réforme sur le droit de la famille pour mieux outiller les tribunaux contre la violence judiciaire.

Dans son projet de loi 56, Québec énonce des critères afin d’aider les tribunaux à la déceler. Pour le ministre Jolin-Barrette, le tribunal ne doit pas être utilisé comme une arme, parfois à l'encontre de leur enfant ou de leur ex-conjoint, pour maintenir un contrôle sur eux.

Le projet de loi demande notamment au tribunal de tenir compte de l’historique des procédures depuis la séparation, de la présence de violence familiale ou conjugale et de l’impact sur les enfants. Québec demande aussi à la Cour supérieure de s'assurer autant que possible que chaque dossier repasse toujours devant le même juge, afin de mieux déterminer si un recours devient abusif.

Dans le cas de Caroline, les juges devaient signer des ordonnances de sauvegarde à répétition. Si cela avait été chaque fois le même juge, il aurait peut-être vu l'acharnement dans les procédures, croit-elle.

Autre nouveau levier législatif envisagé : en cas d’abus, le juge devra imposer des dommages-intérêts. Le projet de loi dit que le juge doit accorder des dommages-intérêts, alors qu’aujourd’hui le juge peut en accorder, précise Me Joyal-Pilon.

C’est une reconnaissance aux victimes que l’abus de procédure peut avoir un impact sur vous, sur votre santé financière et psychologique et celle de vos enfants.

Selon Michaël Lessard, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke, Québec tente de créer un électrochoc au système de justice.

On dit aux juges : vous avez ce pouvoir, sentez-vous à l'aise et légitime de l'utiliser pour protéger les victimes et protéger le système de justice pour ne pas qu'il devienne complice d'une violence conjugale.

Des mesures perfectibles

Le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale estime cependant que le projet de loi pourrait imposer des conséquences qui iraient au-delà des dommages-intérêts, dans une perspective dissuasive. On cite notamment l’exemple d’un registre, comme il en existe pour les personnes quérulentes.

L’objectif d’affecter un seul juge par dossier a déjà fait réagir plusieurs intervenants entendus durant l’étude du projet de loi. Il serait important que le juge affecté soit sensible aux enjeux du droit familial, souligne Sara Arsenault, responsable des dossiers politiques de la Fédération des femmes du Québec, au ministre de la Justice. Elle estime que des formations pourraient aider les juges à mieux détecter cette violence insidieuse.

Finalement, la FFQ rappelle les défis logiques d'une telle mesure. L’engorgement des tribunaux et le manque de juges en Cour supérieure pourraient poser des enjeux au niveau des demandes provisoires qui sont des demandes qui doivent être entendues d’urgence, a ajouté Mme Arsenault.

Le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale participe aujourd’hui (nouvelle fenêtre) aux consultations organisées à l'Assemblée nationale.

Prise de conscience

Cette volonté de définir le concept de violence judiciaire est une reconnaissance importante pour la mobilisation contre la violence, selon les organismes qui y voient une prise de conscience plus large.

Autrefois, on voyait la violence conjugale comme étant de la violence essentiellement physique et ponctuelle, rappelle Me Barrette. Mais plus les acteurs judiciaires vont comprendre comment cela peut être insidieux, plus les gens vont être à même de la reconnaître.

Dans la même veine, rappelons que le gouvernement fédéral étudie un projet de loi visant la criminalisation du contrôle coercitif. Ces comportements constituent une série d’actions visant à intimider, à manipuler ou à humilier la victime, mais qui échappent aux infractions criminelles actuelles.

En mars dernier, Québec avait d’ailleurs envoyé une lettre au ministre canadien de la Justice, Arif Virani, lui demandant de ne plus tarder à ajouter le contrôle coercitif comme infraction dans le Code criminel.

* Nous avons utilisé des noms fictifs pour protéger nos témoins et leurs enfants.

Le service SOS violence conjugale est offert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, au 1 800 363-9010.

Camille Gaior

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