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L’humanité dans les tourments du Downtown Eastside de Vancouver

L’humanité dans les tourments du Downtown Eastside de Vancouver

Publié le 8 mai 2024

Vancouver – Dans le Downtown Eastside, le cœur battant de la crise des opioïdes, des intervenants issus des Premières Nations tentent jour après jour de tisser des liens avec les plus vulnérables, notamment les populations autochtones. Car pour eux, la crise est beaucoup plus humanitaire que sanitaire.

Premier volet d'une série de deux sur la crise des opioïdes telle que la vivent les Premières Nations à Vancouver

Un camion traverse à toute vitesse la rue Main. Sur sa remorque, une équipe de tournage avec de grosses caméras, protégée par des policiers, filme une scène.

Pendant que le tournage de cette production hollywoodienne se déroule d’un côté, de l’autre, cinq intervenants autochtones, impassibles, discutent en cercle au coin des rues Hastings et Main.

Dans ce monde où se télescopent paillettes et misère, ils ont choisi leur camp, celui d’aider les gens à sortir de la rue.

Les besoins sont immenses dans le Downtown Eastside, reconnu comme un épicentre de la consommation d’opioïdes au Canada. Souvent, il représente la fin de la route, la dernière destination des malheureux du pays, là où hommes et femmes s’entassent sur les trottoirs.

Tous ces gens vont probablement mourir, aujourd’hui, demain ou dans un mois, lâche Blaine Redcalf, amer, en observant du coin de l'œil un groupe de personnes amassées près de lui.

Blaine Redcalf regarde la Main Street.
Blaine Redcalf regarde la Main Street.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

L’homme de la Première Nation crie Sunchild, en Alberta, vit à Vancouver depuis plusieurs années maintenant et consacre une partie de son temps comme bénévole pour l’association Aboriginal Front Doors.

Vous le voyez bien, l’environnement n’est pas sain ici. Il y a de la drogue partout, plein d’opioïdes que n’importe qui peut se procurer à chaque coin de rue, déplore-t-il, accusant l’inertie des autorités policières.

Pour le bénévole autochtone, l’heure est grave. L'omniprésence du fentanyl, souvent mêlé à d’autres substances, est une catastrophe.

Selon les chiffres de 2019, avant la pandémie, les Premières Nations représentaient près de 40 % des sans-abri du Downtown Eastside, alors qu’ils ne forment qu’environ 4 % de la population de la province.

Cinq ans plus tard, la situation a empiré, souffle Blaine.

Chaque semaine, il se joint à des membres de l’organisme Helping Spirit Lodge Society pour distribuer de la nourriture, arpentant les rues, en contact direct avec la population itinérante.

En ce mercredi pluvieux du mois de mars, Blaine est entouré des employés de All Nations Outreach, association instigatrice du projet, implantée au cœur du Downtown Eastside. Ses trois employés permanents, dont Stephanie Martin, sont membres des Premières Nations.

On essaye de créer des liens, d'aller vers les gens qui vivent ici. Leur montrer qu'on est présent, qu’on est prêt à faire ce qu’il faut pour les aider, déclare la femme de la Nation Nisga’a, peuple côtier du nord de la Colombie-Britannique.

La veille, 365 repas ont été préparés, un record! souligne-t-elle. Au menu : compotes de fruits, petite boîte de jus et sandwich au baloney.

Pourtant, l’objectif premier des intervenants n’est pas seulement de fournir de la nourriture aux personnes vulnérables, c'est surtout d’établir un contact humain.

Ce que vivent tous ces gens, c’est une déconnexion, une forme d’isolement. Peu importe à quel niveau, que ce soit par rapport à leur famille, leur communauté, leur spiritualité, ça reste l’élément principal de leur mal. Et cet isolement vient en général d’un ou de plusieurs traumatismes, explique Bradley Pearce, d’origine crie, qui fait partie d’une équipe du Helping Spirit Lodge Society.

Après avoir chargé les repas dans des chariots, les travailleurs de rue se séparent en trois groupes.

Bradley Pearce est convaincu d’avoir un devoir, une vocation : aider les gens. L’homme partage avec ses collègues une vie qui n’a pas toujours été facile, marquée par des douleurs lui permettant de saisir la détresse qui émane du Downtown Eastside.

Portrait de Bradley Pierce.
Bradley Pearce Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Moi aussi, j’ai pu expérimenter très jeune le sentiment que ma vie n’allait nulle part. Entre 14 et 17 ans, j’avais une dépendance au crystal meth, confie-t-il.

Petit lexique pour comprendre la crise

  • Les opioïdes font référence à des substances psychoactives utilisées en pharmaceutique pour leurs propriétés analgésiques. Ils peuvent également induire une sensation d’euphorie. Certains, comme la morphine, la codéine et l’héroïne, sont des dérivés naturels de l’opium, alors que d’autres, comme le fentanyl et la méthadone, sont entièrement synthétiques.
  • La naloxone, aussi connue sous le nom commercial Narcan, est un antidote aux opioïdes qui peut être administré par vaporisateur nasal ou par injection lors de surdoses.
  • Le T3, ou Tylenol 3, est un médicament qui mélange l’acétaminophène et la codéine. Il est utilisé comme antidouleur. Une mauvaise utilisation de Tylenol 3 peut être dangereuse, surtout s’il est mélangé avec de l’alcool.
  • Les benzodiazépines aussi appelées benzo sont une catégorie de substances souvent utilisées comme sédatifs ou tranquillisants. Elles incluent le temazepam, vendu sous la marque de commerce Restoril, ainsi que le lorazépam, vendu sous la marque Ativan. De plus en plus, on retrouve des benzodiazépines mélangées à du fentanyl de rue, le rendant encore plus dangereux.
  • Le crystal meth est la forme la plus puissante (plus de 80 % de pureté) des méthamphétamines, substances de synthèse utilisées principalement comme drogue de rue pour ses effets psychoactifs et stimulants.
  • La xylazine, souvent appelé « tranq » est un tranquillisant principalement utilisé en médecine vétérinaire. Chez les humains, elle peut créer des ulcères cutanés et des abcès graves, même si elle n’a pas été consommée par injection. Cette substance est presque toujours mélangée avec d’autres drogues, principalement le fentanyl. Comme il ne s’agit pas d’un opioïde, la naloxone n’a aucun effet sur la xylazine.

Le trentenaire affirme aujourd’hui être sobre depuis 17 ans. Il considère toutefois avoir bénéficié d’un accompagnement qui n’est pas donné à tous ici, pour y parvenir.

Ce qui a changé ma vie, c’est la chance d’avoir eu un membre de ma famille qui, alors que j’avais le sentiment d’être au fond du baril, est venu vers moi, m’a écouté et m’a dit qu’il m’aimait et qu’il était là pour moi, raconte-t-il, ému.

C’est mon approche, tous les jours. Je m'efforce d’être la présence la plus positive, la plus humaine pour ces gens. De leur rendre ce que j’ai eu la chance de m’être fait offrir, explique Bradley.

Malgré le temps maussade, le quartier est animé. La sirène d’un véhicule d’urgence retentit au loin. Tous les travailleurs interviewés sont unanimes : il est crucial d’avoir des intervenants autochtones dans le quartier.

Je ne sais pas si je parlerais d’une approche culturelle, mais c’est clair pour moi que la seule manière de vraiment aider quelqu’un est d’avoir une vision holistique, d’ensemble, qui prend en compte les traumatismes. Sinon, on ne fait que mettre un pansement sur une blessure qui continue de s’infecter, estime Bradley.

Un bâtiment avec des robes rouges à ses fenêtres.
Au coin de la Main Street et de Cordova, un organisme a suspendu des robes rouges à ses fenêtres.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Cette vision consiste à aborder les gens non pas en disant : De quoi as-tu besoin? Mais plutôt en demandant : Parle moi de toi, qui es-tu, d’où viens-tu? Ouvrant la porte vers : Que t'est-il arrivé?

Bradley lève les yeux vers l’autre côté de la rue où des robes rouges, symboles des femmes autochtones disparues et assassinées, sont suspendues aux fenêtres d’un bâtiment.

« C’est sûr qu’en étant nous-mêmes autochtones, on est plus proches de certains traumatismes qu’ont pu vivre ceux qui sont ici. »

— Une citation de   Bradley Pearce, membre d’une équipe du Helping Spirit Lodge Society

Tisser des liens
Tisser des liens

La distribution est sur le point de commencer. Deux hommes s’approchent, regardent le contenu des chariots. Attendez juste quelques secondes, on va faire une prière et ensuite vous pourrez prendre un repas, lance Stephanie, tendant la main pour les inviter à participer.

Plusieurs personnes, en cercle, se tiennent la main autour de chariots remplis de sac de plastiques contenant des repas.
Avant chaque distribution de nourriture, les intervenants des différentes organisations font une prière en cercle.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Pendant qu’elle donne des repas aux quelques personnes rassemblées sur la rue Main, Bradley s’éloigne avec son chariot.

Sur Hastings, passants et sans abris se côtoient, deux solitudes. Les ruelles adjacentes, cependant, attirent les consommateurs, qui s’y adonnent ouvertement, comme à peu d’endroits au pays.

Bradley s’y engage. Dans un coin, un homme regarde le sol, le corps plié en deux, un des effets secondaires du fentanyl, exacerbé lorsqu'il est mélangé avec de la xylazine, un puissant analgésique.

Entre-temps, une femme s’approche du chariot, prend le sac offert, remercie l’intervenant, puis retourne s’asseoir. Fouillant dans sa poche, elle tire un briquet, puis une pipe de verre, et la porte ensuite à ses lèvres.

Plusieurs personnes près d'une fenêtre dans une ruelle.
La mise à disposition d'attirails de consommation stériles et sécuritaires ainsi que d'endroits où déposer le matériel usé fait partie de pratiques de réduction des méfaits qui existent à Vancouver.  Photo : Radio-Canada / Jerome Gill-Couture

C’est ici que beaucoup viennent, parfois en petit groupe, souvent seuls, pour consommer. Après, ils peuvent déposer leurs seringues au dépôt, indique Bradley, pointant du doigt la petite fenêtre d’un bâtiment.

Il ne reste qu'une dizaine de repas dans le chariot quand l’intervenant autochtone ressort de la ruelle. Alors qu’il discute avec un petit groupe, assis devant des tentes, il remarque un jeune homme couché à l’arrière, contre un bâtiment.

Il s’approche en lui mettant la main sur l’épaule. Ça va, tu m’entends? lui demande-t-il. Veux-tu que je te relève? Le jeune homme acquiesce.

Bradley retire son manteau et s’agenouille lentement. Le prenant dans ses bras, il le redresse et l’assoit. Il l’abrie ensuite de sa veste, discute quelques minutes et se relève.

Bradley Pierce donne son manteau à un jeune homme assis par terre.
Bradley Pearce donne son manteau à un jeune homme qui était étendu contre un bâtiment de la rue Hastings.  Photo : Radio-Canada / Jerome Gill-Couture

Il a plus froid que moi, je vais être correct, glisse-t-il. La distribution est terminée, dans pas longtemps, je vais pouvoir me réchauffer, moi.

Bradley rejoint Stephanie Martin, accompagné d’Hector Hill qui, comme elle, travaille pour All Nations Outreach.

L’équipe a distribué les 365 repas en seulement 15 minutes. Et cela ne couvre qu’une infime partie du quartier.

Et c’est comme ça toutes les semaines, lance Hector Hill.

Hector Hill et Bradley Pearce discutent sur la Main Street.
Hector Hill et Bradley Pearce discutent sur la Main Street.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Fin de la route ou nouveau départ
Fin de la route ou nouveau départ

Tous les jours, l’homme git’xan se promène dans le quartier dans lequel il habite depuis les années 1980. Ce lieu, c’est comme sa deuxième famille. Depuis quelques mois, il a rejoint All Nations Outreach.

J’ai commencé à aider les gens ici dans les années 1990, par moi-même ou à travers les organisations. J’essaie d’être là pour tout le monde, mais en tant qu’Autochtone, je me sens toujours plus proche de mes semblables, explique-t-il.

Parfois, je me mets à parler à quelqu’un et, quand ça devient spirituel, il me dit : "Va me chercher un aîné!" Je lui réponds : "Eh ben! je ne suis pas assez vieux pour toi?" s’esclaffe l’homme, qui, à 71 ans, ne fait pas du tout son âge.

La pluie a cessé et, en remontant la rue Hastings, il décrit son quotidien. J’aime bien m’arrêter aux différentes organisations, voir comment ça va. Je crée des liens avec les autres travailleurs aussi, pour savoir à qui m’adresser lorsque mes clients ont besoin d’aide.

L'arrivée dans le Downtown Eastside, pour Hector, représente le moment charnière de sa vie. Enfant, alors qu’il fréquentait l’école de jour de sa communauté – gérée par l’État au même titre que les pensionnats pour Autochtones–, il raconte avoir été victime de multiples abus physiques et sexuels.

Portrait de Hector Hill.
La vie d'Hector Hill est la définition même de la résilience. Raconter son histoire est pour lui une forme de guérison.  Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

J’étais suicidaire, alcoolique avant même d’avoir atteint l’âge de 10 ans. Je ne voulais pas vivre, et je ne pensais pas que j’allais vouloir vivre un jour, confie-t-il.

Plus tard, quand quelqu’un de ma communauté a dit qu’il s’en allait à Vancouver, j’ai quitté mon emploi dans une cuisine. Ce qu’on entendait, à l’époque, sur Vancouver, c’était que des personnes racistes et même des policiers tuaient les "Indiens". C’est pour ça que je suis venu.

Alors qu’il pensait venir y mourir, Hector a plutôt trouvé dans le Downtown Eastside un sens de la communauté qui l’a placé sur la voie de la guérison.

Des dépliants posés sur une table en bois.
Dans sa tournée quotidienne, Hector Hill aime bien s'arrêter dans différentes organisations qui offrent des services aux habitants du Downtown Eastside. Celles-ci offrent notamment du matériel et des dépliants qui visent à rendre la consommation la plus sécuritaire possible.  Photo : Radio-Canada / Jérôme Gill-Couture

Le soleil pointe le bout du nez. Hector s’arrête au Kilala Lelum, un centre urbain de santé et de guérison autochtone qui emploie des aînés en résidence, dont un de ses amis. Mais ce dernier n’est pas là.

La réceptionniste le dirige vers le bureau d’un autre aîné, Bruce Robinson. Il cogne, s’introduit dans une petite pièce et s'assoit sur un divan.

Après s’être présenté, Bruce explique son rôle au sein de l’organisation. Conscient de la forte proportion d’Autochtones dans le quartier qui vivent dans la misère, il explique : Par la discussion, l’introspection, je tente d’amener ceux qui viennent me voir à réaliser ce qui les pousse à se punir eux-mêmes, à se faire du mal.

« Beaucoup doivent aujourd’hui surmonter leur honte, leur sentiment de faiblesse, alors que nous avons toujours été des peuples forts, fiers. Pour s’en sortir, ils doivent se départir de ce qui leur a été instauré dans les pensionnats, les écoles de jour, par la société occidentale. Réapprendre toute la beauté de nos cultures. »

— Une citation de   Bruce Robinson

Au final, le problème n’est pas la dépendance créée par les opioïdes. C’est la seule manière que ces gens trouvent pour faire face à la vie. Ils sont seuls, ils cherchent un sens à tout ça.

Sur le divan, Hector acquiesce. C’est ce qui s’est passé pour moi… Pour me débarrasser de mes dépendances, j’ai dû apprendre à me connaître, comprendre qui je suis. Je ne suis pas suicidaire, je ne suis pas un abusé, je n’ai pas faim. Je suis Hector Hill, du peuple Git’xan, je fais partie de ma communauté, je peux y retourner si je le souhaite.

Hector Hill et Bruce Robinson dans un bureau.
Hector Hill et Bruce Robinson tentent d'aider les gens par la discussion, la compassion, l'humanité.  Photo : Radio-Canada / Jerome Gill-Couture

Les deux hommes se regardent, sourient.

C’est là que j’ai entrepris ma guérison. J’ai commencé à m’impliquer auprès d’organisations, à faire du bénévolat. J’accumulais les dépendances : l'alcool, l’Ativan, le Restoril et le T3. Ils m’ont dit que je devais être sobre pour faire du bénévolat. Pour chaque dépendance, j’ai mis un an à m’en départir. J’ai tremblé pendant quatre ans, c’est la chose la plus difficile que j’ai eu à faire.

Faire le chemin
Faire le chemin

J’aime bien ton approche, as-tu une carte? demande Hector à Bruce au moment de quitter le bureau. On pourra rester en contact.

Quelques rues plus loin, il croise un homme en fauteuil roulant, près d’un refuge. Il s’arrête, échange quelques mots en langue git’xan, avant de reprendre sa marche.

On a grandi ensemble, on vient de la même communauté! C’est un de mes amis, explique Hector en souriant. Il ne vit pas une très bonne journée aujourd’hui, je vais revenir le voir un peu plus tard.

Après 30 ans ici, Hector comprend parfaitement le roulement du quartier.

J’ai tellement vu de gens mourir, mais j’en ai aussi vu beaucoup qui s’en sont sortis, explique-t-il. La plupart ne restent que quelques mois, parfois quelques années. Les drogues sont devenues si dangereuses, ça ne pardonne pas.

Amener quelqu’un à vouloir s’ouvrir, c’est long. Hector Hill sait de quoi il parle, ça lui a pris des années.

Certains, par honte, ne regardent pas ceux qui viennent les aider. Ils pensent qu’ils ne valent rien et ne méritent pas d’attention. D’autres, à l’opposé, font les "tough" qui n’ont besoin de personne. Mais au final, ils ont tous peur. Peur de s’ouvrir, peur d’être abandonnés encore une fois.

Une femme se promène sur le trottoir d'une rue passant avec un chariot contenant des repas individuels.
Plus que jamais, le travail doit continuer. Photo : Radio-Canada / Ismaël Houdassine

Un document réalisé par Radio-Canada Espaces autochtones

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