Vancouver – Dans le Downtown Eastside, le cœur battant de la crise des opioïdes, des intervenants issus des Premières Nations tentent jour après jour de tisser des liens avec les plus vulnérables, notamment les populations autochtones. Car pour eux, la crise est beaucoup plus humanitaire que sanitaire.
Premier volet d'une série de deux sur la crise des opioïdes telle que la vivent les Premières Nations à Vancouver
Un camion traverse à toute vitesse la rue Main. Sur sa remorque, une équipe de tournage avec de grosses caméras, protégée par des policiers, filme une scène.
Pendant que le tournage de cette production hollywoodienne se déroule d’un côté, de l’autre, cinq intervenants autochtones, impassibles, discutent en cercle au coin des rues Hastings et Main.
Dans ce monde où se télescopent paillettes et misère, ils ont choisi leur camp, celui d’aider les gens à sortir de la rue.
Les besoins sont immenses dans le Downtown Eastside, reconnu comme un épicentre de la consommation d’opioïdes au Canada. Souvent, il représente la fin de la route, la dernière destination des malheureux du pays, là où hommes et femmes s’entassent sur les trottoirs.
Tous ces gens vont probablement mourir, aujourd’hui, demain ou dans un mois
, lâche Blaine Redcalf, amer, en observant du coin de l'œil un groupe de personnes amassées près de lui.
L’homme de la Première Nation crie Sunchild, en Alberta, vit à Vancouver depuis plusieurs années maintenant et consacre une partie de son temps comme bénévole pour l’association Aboriginal Front Doors.
Vous le voyez bien, l’environnement n’est pas sain ici. Il y a de la drogue partout, plein d’opioïdes que n’importe qui peut se procurer à chaque coin de rue
, déplore-t-il, accusant l’inertie des autorités policières.
Pour le bénévole autochtone, l’heure est grave. L'omniprésence du fentanyl, souvent mêlé à d’autres substances, est une catastrophe.
Selon les chiffres de 2019, avant la pandémie, les Premières Nations représentaient près de 40 % des sans-abri du Downtown Eastside, alors qu’ils ne forment qu’environ 4 % de la population de la province.
Cinq ans plus tard, la situation a empiré, souffle Blaine.
Chaque semaine, il se joint à des membres de l’organisme Helping Spirit Lodge Society pour distribuer de la nourriture, arpentant les rues, en contact direct avec la population itinérante.
En ce mercredi pluvieux du mois de mars, Blaine est entouré des employés de All Nations Outreach, association instigatrice du projet, implantée au cœur du Downtown Eastside. Ses trois employés permanents, dont Stephanie Martin, sont membres des Premières Nations.
On essaye de créer des liens, d'aller vers les gens qui vivent ici. Leur montrer qu'on est présent, qu’on est prêt à faire ce qu’il faut pour les aider
, déclare la femme de la Nation Nisga’a, peuple côtier du nord de la Colombie-Britannique.
La veille, 365 repas ont été préparés, un record!
souligne-t-elle. Au menu : compotes de fruits, petite boîte de jus et sandwich au baloney.
Pourtant, l’objectif premier des intervenants n’est pas seulement de fournir de la nourriture aux personnes vulnérables, c'est surtout d’établir un contact humain.
Ce que vivent tous ces gens, c’est une déconnexion, une forme d’isolement. Peu importe à quel niveau, que ce soit par rapport à leur famille, leur communauté, leur spiritualité, ça reste l’élément principal de leur mal. Et cet isolement vient en général d’un ou de plusieurs traumatismes
, explique Bradley Pearce, d’origine crie, qui fait partie d’une équipe du Helping Spirit Lodge Society.
Après avoir chargé les repas dans des chariots, les travailleurs de rue se séparent en trois groupes.
Bradley Pearce est convaincu d’avoir un devoir, une vocation : aider les gens. L’homme partage avec ses collègues une vie qui n’a pas toujours été facile, marquée par des douleurs lui permettant de saisir la détresse qui émane du Downtown Eastside.
Moi aussi, j’ai pu expérimenter très jeune le sentiment que ma vie n’allait nulle part. Entre 14 et 17 ans, j’avais une dépendance au crystal meth
, confie-t-il.
Petit lexique pour comprendre la crise
- Les opioïdes font référence à des substances psychoactives utilisées en pharmaceutique pour leurs propriétés analgésiques. Ils peuvent également induire une sensation d’euphorie. Certains, comme la morphine, la codéine et l’héroïne, sont des dérivés naturels de l’opium, alors que d’autres, comme le fentanyl et la méthadone, sont entièrement synthétiques.
- La naloxone, aussi connue sous le nom commercial Narcan, est un antidote aux opioïdes qui peut être administré par vaporisateur nasal ou par injection lors de surdoses.
- Le T3, ou Tylenol 3, est un médicament qui mélange l’acétaminophène et la codéine. Il est utilisé comme antidouleur. Une mauvaise utilisation de Tylenol 3 peut être dangereuse, surtout s’il est mélangé avec de l’alcool.
- Les benzodiazépines aussi appelées
benzo
sont une catégorie de substances souvent utilisées comme sédatifs ou tranquillisants. Elles incluent le temazepam, vendu sous la marque de commerce Restoril, ainsi que le lorazépam, vendu sous la marque Ativan. De plus en plus, on retrouve des benzodiazépines mélangées à du fentanyl de rue, le rendant encore plus dangereux. - Le crystal meth est la forme la plus puissante (plus de 80 % de pureté) des méthamphétamines, substances de synthèse utilisées principalement comme drogue de rue pour ses effets psychoactifs et stimulants.
- La xylazine, souvent appelé « tranq » est un tranquillisant principalement utilisé en médecine vétérinaire. Chez les humains, elle peut créer des ulcères cutanés et des abcès graves, même si elle n’a pas été consommée par injection. Cette substance est presque toujours mélangée avec d’autres drogues, principalement le fentanyl. Comme il ne s’agit pas d’un opioïde, la naloxone n’a aucun effet sur la xylazine.
Le trentenaire affirme aujourd’hui être sobre depuis 17 ans. Il considère toutefois avoir bénéficié d’un accompagnement qui n’est pas donné à tous ici, pour y parvenir.
Ce qui a changé ma vie, c’est la chance d’avoir eu un membre de ma famille qui, alors que j’avais le sentiment d’être au fond du baril, est venu vers moi, m’a écouté et m’a dit qu’il m’aimait et qu’il était là pour moi
, raconte-t-il, ému.
C’est mon approche, tous les jours. Je m'efforce d’être la présence la plus positive, la plus humaine pour ces gens. De leur rendre ce que j’ai eu la chance de m’être fait offrir
, explique Bradley.
Malgré le temps maussade, le quartier est animé. La sirène d’un véhicule d’urgence retentit au loin. Tous les travailleurs interviewés sont unanimes : il est crucial d’avoir des intervenants autochtones dans le quartier.
Je ne sais pas si je parlerais d’une approche culturelle, mais c’est clair pour moi que la seule manière de vraiment aider quelqu’un est d’avoir une vision holistique, d’ensemble, qui prend en compte les traumatismes. Sinon, on ne fait que mettre un pansement sur une blessure qui continue de s’infecter
, estime Bradley.
Cette vision consiste à aborder les gens non pas en disant : De quoi as-tu besoin?
Mais plutôt en demandant : Parle moi de toi, qui es-tu, d’où viens-tu?
Ouvrant la porte vers : Que t'est-il arrivé?
Bradley lève les yeux vers l’autre côté de la rue où des robes rouges, symboles des femmes autochtones disparues et assassinées, sont suspendues aux fenêtres d’un bâtiment.
« C’est sûr qu’en étant nous-mêmes autochtones, on est plus proches de certains traumatismes qu’ont pu vivre ceux qui sont ici. »