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Un campus. Une clôture

Le portail de la rue Sherbrooke fermé à la circulation piétonne, on n’avait pas vu ça depuis très longtemps à l’Université McGill, au centre-ville de Montréal. Pour éviter un affrontement entre manifestants propalestiniens et manifestants pro-israéliens, jeudi, McGill a dû fermer son entrée emblématique. Une barrière physique, oui. Mais, surtout, une puissante métaphore de l’irréconciliable.

Un manifestant agite un drapeau palestinien devant des policiers.

Au plus fort de la manifestation et de la contre-manifestation, jeudi, à l'intérieur de l'Université McGill ainsi que dans la rue face au campus, les membres des deux camps exprimaient leurs points de vue sous l'œil attentif de policiers à vélo, à pied ou à cheval.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

La journaliste Émilie Dubreuil
Émilie Dubreuil

En 1924, Lady Amy Redpath Roddick a fait un don à l’Université McGill. Elle a fait construire en l’honneur de son défunt mari le portail d'inspiration grecque qui ouvre encore aujourd'hui la voie du campus de McGill aux passants. Mais pas en ce jour de manifestation. Non. Aujourd’hui, très exceptionnellement, la clôture est résolument fermée.

Et, comme si la vieille clôture en fer forgé installée en bordure du campus à la fin du 19e siècle avait appelé à l’aide, des policiers, nombreux, qui se tenaient bien droits et impassibles, faisaient de leurs corps une autre barrière infranchissable.

Un employé de l’Université m’interpelle. Ça fait plus de 20 ans que je travaille à McGill et je n’ai jamais vu les portes fermées. Jamais. Il entre, embêté, dans un pavillon. Il répète, comme pour lui-même : Jamais vu ça.

Dans la rue Sherbrooke, les manifestants pro-israéliens ont installé un écran géant comme dans les parcs l’été, quand on organise du cinéma en plein air. L’installation a été payée par des dons privés.

Des images du massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre dernier jouent en boucle. Des cadavres. Une femme qui raconte le viol qu’elle a subi. Des otages libérés qui se racontent. Voilà le film que les étudiants qui ont organisé cette contre-manifestation ont choisi de montrer, pour qu’on se rappelle comment la guerre à Gaza a commencé.

Une personne tient un bâton sur lequel se trouve une peluche ensanglantée sur laquelle se trouvent des drapeaux palestiniens.

Une peluche ensanglantée est brandie à la mémoire des enfants tués à Gaza.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

De l’autre côté de la rue, autour du campement propalestinien installé samedi dernier, sur le campus de McGill, le mot génocide est écrit partout. McGill complice du génocide à Gaza, Canada complice du génocide, Je soutiens les étudiants qui combattent le génocide, Le génocide doit cesser Ce sont quelques exemples de slogans inscrits sur les affiches des protestataires propalestiniens que j’ai pris en note.

Un génocide? Il n’y a pas de génocide! Il y a un massacre. Et malheureusement, il est nécessaire pour éradiquer les terroristes islamistes. Israël n’avait pas le choix, me dit Xavier Parizé, 78 ans, entouré de drapeaux israéliens.

Non, ce n’est pas un génocide, affirme aussi Katya Melcuk, 57 ans, pédiatre de profession. Si Israël voulait un génocide, il aurait pu le faire il y a longtemps. Il pourrait le faire maintenant aussi avec des avions. Mais non. Israël a choisi de sacrifier de jeunes soldats pour faire la guerre plutôt que d’envoyer simplement des bombes sur la population de Gaza. Ils essaient de faire de leur mieux pour qu’il y ait le moins de victimes civiles possible. C’est une catastrophe, mais il faut se rappeler que ce n’est pas Israël qui a commencé.

Selon les données du gouvernement israélien, entre le 7 octobre et le 8 avril 2024, le conflit a fait 1200 morts et 5431 blessés du côté israélien. Selon la Palestine Red Crescent Society, organisation membre de la Croix-Rouge internationale, la guerre aurait fait chez les Palestiniens de Gaza 33 207 morts et 75 933 blessés entre octobre et avril.

La Dre Melcuk affirme aussi que les colons juifs qui s’installent sur des terres palestiniennes sont légitimés de le faire. Selon les chiffres des Nations unies, 700 000 personnes vivent dans des colonies juives en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Elle n’aime pas non plus l’expression territoires occupés telle qu’employée par l’Organisation des Nations unies dans une résolution datant de 1967.

Si vous lisez la Bible, vous allez comprendre que c’est une terre juive depuis plus de 3000 ans. Il n’y a pas de territoires occupés. C’est un concept qui est le fruit d’un lavage de cerveau. On répète et on répète "territoires occupés" et les gens ont fini par croire que c’était vrai, estime-t-elle.

Igor Melcuk et Joshua Poupko.

Le professeur retraité de linguistique à l’Université de Montréal Igor Melcuk, tenant un drapeau israélien, et le rabbin Joshua Poupko

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Son père, Igor Melcuk, professeur retraité de linguistique à l’Université de Montréal, la coupe. Il veut absolument dire ceci : Occupé, ça veut dire un pays qui est occupé par un autre État, mais quel État est occupé par Israël? Israël a fait cadeau de Gaza aux Palestiniens.

Joshua Poupko est un rabbin orthodoxe qui dirige la synagogue de la congrégation Beth Israel Beth Aaron à Montréal depuis 1986 et qui est coprésident du caucus rabbinique canadien du Centre pour Israël. Israël a été généreux dans ses offres aux Palestiniens. Le pire ennemi des Palestiniens, c'est le Hamas. La solution, c’est de mieux éduquer les Gazaouis parce qu’on apprend aux enfants la haine des Israéliens là-bas, soutient-il.

Steve Sebag est conseiller financier, mais il est surtout président du conseil d’administration de la fédération CJA, organisme voué à défendre les droits de la communauté juive de Montréal. Il évoque ce qu’il conçoit comme la démonstration de la bonne volonté des Israéliens dans le conflit.

Depuis deux ou trois semaines, il y a des tonnes de denrées qui entrent chaque jour à Gaza. Donc, Israël a complètement facilité le transfert de denrées. Il y a aussi l'Égypte, dont la frontière est complètement fermée. Tout le monde pointe du doigt Israël, mais il y a un pays arabe qui ne fait pas grand-chose pour aider à ravitailler Gaza, me dit-il.

Dès décembre, Human Rights Watch accusait Israël d’utiliser la faim comme une arme de guerre. À la fin mars, l'Organisation des Nations unies déclarait que Gaza comptait la plus grande proportion de personnes confrontées à des niveaux élevés d'insécurité alimentaire aiguë que le Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC) ait jamais classée pour une région ou un pays donné.

Il est estimé que la moitié de la population de Gaza, soit un million de personnes, est affamée.

Dans la rue Sherbrooke, le film s’est arrêté. C’est l’heure de chansons religieuses en hébreu, mais avec une facture pop. Certains manifestants pro-israéliens se laissent aller à danser, à taper des mains. Puis les étudiants qui ont organisé la manifestation montent sur l’estrade. Ils racontent qu’ils ont été insultés par des manifestants de l’autre côté, qu’on les a insultés parce qu'ils étaient juifs.

Willa Holt tient un drapeau palestinien, tandis que derrière elle, une manifestation pro-israélienne se déroule.

Willa Holt est membre du groupe Voix juives indépendantes.

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Côté propalestinien, Willa Holt contemple la foule de l’autre côté de la clôture, les dizaines de drapeaux israéliens qui flottent dans la rue Sherbrooke. Cette Américaine juive de la Caroline du Nord, installée depuis quelques années au Québec, est perturbée par ce qu’elle voit et entend. C’est difficile, très difficile de regarder des juifs appuyer un génocide, lance-t-elle, secouée.

Je lui raconte que de l’autre côté de la clôture, tous les juifs à qui j’ai parlé disent, eux, que ce qui se passe à Gaza ne peut être qualifié de génocide.

La jeune femme, membre du groupe Voix juives indépendantes qui milite pour la paix en Palestine évoque un mot que je ne connais pas, un mot hébreu : hasbara. Hasbara, c’est la propagande israélienne. Même dans nos synagogues, on y est exposé. Ça commence à l’école et dans les activités pour les enfants de la communauté. On nous y apprend que ce que disent les Palestiniens n’est pas vrai, explique-t-elle.

Willa Holt souligne qu’un juif qui a des amis palestiniens ou qu’un juif qui parle avec des Palestiniens découvre inévitablement une histoire bien différente que celle apprise à l’école.

Elle soumet l’hypothèse que les gens de l’autre côté de cette clôture, autant physique que symbolique, idéologique et politique, ne parlent pas avec les Palestiniens. Et ça fait leur affaire de croire qu’il n’y a pas de génocide. Mais, il y a un génocide en cours en ce moment. C’est la vérité. Car s’il n’y avait pas de génocide, nous ne serions pas là, n’est-ce pas?

Le portail de McGill sera de nouveau ouvert, une porte pour laisser entrer les passants, les étudiants et les touristes librement sur le campus.

Mais la clôture, celle plantée dans les âmes, les têtes et les cœurs des manifestants des deux côtés, sera bien difficile à abattre.

La journaliste Émilie Dubreuil
Émilie Dubreuil

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