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Naissances chez les Cris : un savoir précieux à réveiller

Naissances chez les Cris : un savoir précieux à réveiller

Traditionnellement, chaque famille crie avait une sage-femme. Leur savoir précieux aurait pu se perdre, mais il est toujours bien vivant, conservé entre les mains de femmes telles que Jane Matthew, 91 ans, qui se délecte de transmettre ses connaissances.

Texte et photos : Marie-Laure Josselin En collaboration avec Jean-Francois Villeneuve Illustrations : Sophie Leclerc

Publié le 10 mai 2024

Bandana rouge sur la tête, chemisier avec des fleurs brodées, Jane Matthew coud, bien assise dans le canapé beige de sa maison à Chisasibi, la plus grande communauté de la nation crie.

Jane Tapiatic, son nom à la naissance, est née très loin, près de Caniapiscau, à 800 kilomètres de Chisasibi, le 22 août 1932. L’endroit où elle a vu le jour n’existe plus, à cause des projets hydroélectriques.

Une vue panoramique du réservoir Caniapiscau.
Le réservoir Caniapiscau Photo : Wikimedia Commons/guyvail

Jane Matthew avait sept ans. Elle revenait de la pêche, le poisson était petit. Près d’un siècle plus tard, ses souvenirs sont encore très précis. Comme chaque année, la famille crie était à son camp à des centaines de kilomètres de l’île de Fort George.

Quelque part vers 1939-1940, la famille est sur le territoire. Sa mère revient avec du bois et interpelle la petite fille, seule, car son père et son frère sont partis chasser. Dans son temps, rappelle l’aînée en cri, il n’y avait ni docteur ni infirmière dans le bois. Il n’y avait qu’eux, les Cris.

C’était vraiment loin, il n’y avait personne proche du camp, précise l’aînée. Sa mère lui demande alors de mettre de l’eau près du feu. Plongée dans les images qui défilent dans sa tête, elle rit.

Jane Matthew avec un bandana rouge sur la tête regarde en bas.
Jane Matthew entame une vieille chanson crie traditionnelle. Selon elle, chaque enfant avait sa propre chanson. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Sa mère se glisse alors sur une fourrure de lièvre, lui demande d’accrocher les objets qui sont dans un petit sac. C’est là que j’ai su que le bébé allait arriver bientôt. Car dans la culture crie, les femmes accrochent sur une corde devant elles des objets, des habits pour les aider, lors du travail, à visualiser le bébé.

« Il n’y avait pas de bruit. Ma mère s’est mise sur le côté… et puis elle avait le bébé dans ses mains. C’était très rapide. Il y avait encore de la neige sur ses mocassins. C’est la première fois que j’ai assisté à une naissance. J’avais sept ans! »

— Une citation de   Jane Matthew

Ainsi ont commencé les premiers gestes de sage-femme de Jane Matthew. Comme sa mère qui a accouché 58 enfants dont un est encore en vie, les bras de Jane Matthew en ont accueilli, des bébés. Des gestes millénaires qu’elle a appris sur le tas.

Un faire-part de mariage avec la photo en noir et blanc d'un couple, daté du 31 juillet 1951.
C'est surtout après son mariage que Jane Matthew a commencé à être sage-femme traditionnelle. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

La dimension traditionnelle

Les sages-femmes autochtones étaient autrefois la pierre angulaire de chaque communauté, rappelle le Conseil national des sages-femmes autochtones. Ce n’est qu’au cours des 100 dernières années que cette pratique a été retirée de nos communautés, qu’elles ont été réduites au silence et ont reçu l’ordre d’arrêter leur important travail.

Traditionnellement, chaque famille crie avait une sage-femme, rappelle Jasmine Chatelain, sage-femme non autochtone et responsable du programme d’éducation pour les sages-femmes cries en Eeyou Itschee.

Jasmine Chatelain se tient debout dans une habitation traditionnelle.
La sage-femme Jasmine Chatelain travaille depuis 2016 avec le Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie James pour permettre le retour des naissances. Photo : Gracieuseté de Jasmine Chatelain

Expertes de la médecine traditionnelle, leur rôle était très important dans la communauté. Outre l’accouchement, elles s’occupaient des rituels à la naissance, et ensuite d'expliquer comment emmailloter un enfant ou utiliser des remèdes ancestraux.

« Avec la colonisation, les hôpitaux, les infirmières, les médecins, des accouchements naturels sur la terre avec les familles, on est passé à des accouchements dans le Sud. Il n’y a plus eu beaucoup d’opportunités de travailler comme sage-femme pour les Cris, mais les connaissances et l’esprit des sages-femmes cries, ça continue. »

— Une citation de   Jasmine Chatelain, responsable du programme de formation des sages-femmes cries

De manière générale, en Amérique du Nord, au fur et à mesure que les accouchements se sont répandus dans les hôpitaux, la profession de sage-femme a été interdite dans plusieurs États et provinces. Au Québec, elle a été légalisée en 1999, à peu près au même moment où les femmes cries n’ont plus eu la possibilité d’accoucher à Chisasibi.

Chaque nation a sa façon de décrire "une femme dont les mains aident l’enfant à venir au monde". [...] Les Nuu-chahnulth désignent les sages-femmes comme "celle qui peut tout faire". Les Salish du littoral emploient une expression qui signifie que la sage-femme "observe, prodigue des soins". En chilcotin, les sages-femmes sont des "aidantes pour les femmes". En michif, la sage-femme est la faam kaa kaachitinaat li bebii, qui signifie "la femme qui attrape le bébé". Toutes ces expressions indiquent que le pouvoir d’une femme est primordial à la vie. En inuktitut, la sage-femme est désignée comme "celle qui attend la naissance" et comme "l’aidante". En ojibwé, le terme signifie "celle qui coupe le cordon".

Rapport : Célébrons la naissance - La Profession de sage-femme autochtone au Canada par l’Organisation nationale de la santé autochtone, 2008

Kaa utinaasut, celle qui aide à la naissance du bébé

Jane Matthew pose son aiguille et son fil, puis délicatement attrape une poupée aux yeux bleus emmaillotée dans un Waspsuuyan, une couverture traditionnelle faite avec un tissu à fleurs et de la dentelle, et maintenue par une cordelette en cuir. C’est une fille, précise-t-elle dans un éclat de rire.

Une poupée tenue par des mains âgées.
Jane Matthew utilise une poupée pour partager ses connaissances sur l'emmaillotage. Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Vous voyez ce bébé? Ma mère m’a aussi habillée comme ça, lance-t-elle, avant de défaire une par une les différentes couches de l’emmaillotage du bébé, offrant une plongée dans la culture crie bercée par une vieille chanson traditionnelle avec sa voix rocailleuse.

Ses gestes sont comme ses souvenirs : intacts, précis. Jane Matthew défait le bonnet, qu’on n’attache jamais sous le cou, montre la couverture légère blanche qu’on met encore sur le visage des bébés pour les protéger. Aux pieds, une fourrure de lièvre pour les chauffer. Puis la mousse utilisée jadis, car il n’y avait pas de couches.

Un petit carré en cuir sert de cachette pour y glisser le cordon ombilical, mais aussi pour que ce soit plus doux pour le bébé. Il faut s’assurer que les jambes soient droites et qu’il ne bouge pas. Mes mains ne sont plus bonnes, s’exclame-t-elle. Elles n’ont pourtant rien oublié des secrets qui ont permis aux bébés cris de vivre dans le froid de ces territoires éloignés.

D’un petit sachet en cuir, elle sort une poudre qui provient d’un arbre, elle dit le nom dans sa langue, et la dépose sur son doigt. Elle guérit les érythèmes fessiers et l'eczéma. Ensuite, Jane attrape un collier de fil noir qui sert de protection pour le bébé.

Un hochet traditionnel en main, elle chantonne de nouveau. Chaque bébé avait sa propre chanson, précise celle qui a cinq filles, neuf petits-enfants et bien des arrière-petits-enfants.

La dimension clinique-physique

Lorsque le Conseil cri de la santé et des services sociaux a entamé ses consultations pour permettre un retour des naissances, les aînées comme Jane Matthew ont naturellement été invitées dans la réflexion afin d’intégrer le traditionnel et le moderne.

Un événement reste gravé dans les mémoires. Sur l’île de Fort George en 2016, une quinzaine de personnes sont réunies dans un mitshuap, une habitation traditionnelle. Les discussions sur l’intégration de la langue, la médecine, la clinique et les connaissances traditionnelles vont bon train. Mais on ne trouvait pas vraiment de solution ou de façon de faire, raconte Jasmine Chatelain, qui était présente aussi ce jour-là.

Martha Tapiatic Pachano, à gauche, et Jane Matthew, à droite, reconstituent une naissance.
La reconstitution d'une naissance dans la communauté de Chisasibi en 2016, avec les gardiennes du savoir Martha Tapiatic Pachano, à gauche, et Jane Matthew, à droite. Photo : Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James / Tatiana Philiptchenko

Finalement, Jane propose de faire un accouchement, avec une poupée. Elle sera la sage-femme traditionnelle et Jasmine, la moderne.

« Ç’a pris 10 heures. C’est la première fois que j’ai réalisé que Jane et moi connaissions les mêmes choses. Ça nous a donné une vision que c’est possible. »

— Une citation de   Jasmine Chatelain

La sage-femme en est encore émue. Il y a eu un changement d'énergie. C’est ça qui a permis de redonner naissance sur le territoire.

Jane Matthew voulait faire la démonstration pour l’enseignement, la transmission. Je me suis dit que si les gens voyaient avec leurs propres yeux, ils comprendraient pourquoi c’est important de le faire, dit-elle, avant de rappeler que chaque naissance est différente et que s’il y a déjà eu des complications, elle n’a jamais vu un bébé ou une maman décéder.

Jasmine prend la tension d'une femme qui tient une poupée.
Jasmine Chatelain a participé à la reconstitution d'une naissance avec plusieurs membres de la communauté, dont Paula Napash. Photo : Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James / Gracieuseté de Tatiana Philiptchenko

Jane n’a pas que des connaissances culturelles. Elle est aussi clinicienne, affirme Jasmine. Quand je parle avec elle, c’est comme si je parle avec une sage-femme contemporaine. Les connaissances sont pareilles, ses outils, différents, c’est incroyable.

Ce qui ne l’étonne guère, finalement, car le métier est universel et existe depuis toujours.

À 90 ans, elle recommence

L’an dernier, 45 ans plus tard, les bras de Jane Matthew ont de nouveau accueilli un bébé. À 90 ans, elle a assisté à l’accouchement d’Hannah Bearskin dans un tipi.

« Après 45 ans sans pratique, j’étais convaincue que je pouvais encore le faire, je voulais aider. »

— Une citation de   Jane Matthew

Au départ, Hannah Bearskin ne pensait pas avoir recours à une sage-femme traditionnelle. Sa belle-mère lui a alors proposé de parler avec Jane pour recevoir quelques conseils. Ainsi, Hannah a su que la présence de Jane serait importante. Je lui ai demandé si elle était en mesure de le faire et si elle pourrait accueillir mon bébé.

Elle m’a fait sentir à l’aise et en sécurité avec ses conseils. De plus, son aura était si calme et paisible. J’ai aimé qu’elle puisse faire ce que je voulais, souligne Hannah Bearskin.

Jamais Jane Matthew n’aurait imaginé qu’une telle scène allait arriver. D’un souffle, elle se dit très contente et honorée.

Hannah Bearskin tient son nouveau-né dans les mains entourée de membres de sa famille.
Septembre 2022. Hannah Bearskin accouche de Koa Bearskin. La première naissance à l'intérieur d'un mitchuap (tipi) depuis 50 ans, une naissance historique honorant la culture et la tradition cries. Photo : Conseil cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James

Si la formation des sages-femmes dans le sud du Canada est vraiment différente, les vraies compétences et l’approche du métier de sage-femme ont survécu ici, conclut Jasmine Chatelain.

Le savoir de Jane est encore mis à contribution, car la prochaine étape est d’avoir de nouveau des sages-femmes cries. Dans les consultations, le message était clair : des accouchements sur le territoire, mais avec des sages-femmes cries.

Un jour, Jane a dit à Jasmine : Aucun bébé ne devrait naître ici sans qu'une personne crie n'en tire des enseignements.

Un document réalisé par Radio-Canada Espaces autochtones

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