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Le pari sportif en direct : miser sur tout, tout le temps

Le pari sportif en direct : miser sur tout, tout le temps

Texte et photos : Denis Wong Illustrations : Mathieu Blanchette

Publié le 5 octobre 2023

C'est l'un des moments les plus excitants de l'année pour les adeptes de sport : la saison de hockey est à nos portes, celle du football américain est bien entamée et les séries éliminatoires au baseball sont lancées... et dans toute cette effervescence, il y a un barrage de publicités qui vous incitent à faire des paris sportifs en ligne. Contrairement à la loterie, ce n’est pas un hasard. En 2021, ce marché s’est transformé radicalement au Canada avec la légalisation du pari sportif sur les matchs uniques. Le public a désormais accès à une offre sans précédent, mais des spécialistes s’inquiètent de cette tangente. Bienvenue dans l’univers du pari sportif en direct, où il est possible de miser sur tout, tout le temps.

Le printemps dernier, Noah Vineberg s’est rendu dans un bar sportif pour regarder un match de séries éliminatoires des Maple Leafs de Toronto. Passionné de hockey, il s’attendait à y trouver une ambiance électrisante. Il en est plutôt ressorti perplexe.

« Tout le monde portait des chandails des Leafs, tout le monde les supportait, mais personne n’écoutait la game, raconte-t-il. Ils étaient sur leur cellulaire et discutaient de leurs mises. Tu voyais une table de jeunes qui faisaient ça, le gars à côté de moi, au bar, aussi. Je pouvais le voir, j’en étais très conscient. »

Les mises dont il est question concernent des paris sportifs, ou plutôt une catégorie de paris sportifs nouvellement légalisée au Canada. Une réalité que Noah Vineberg connaît très bien. Le Franco-Ontarien originaire d’Ottawa est un ex-parieur compulsif qui a longtemps misé de l’argent sur le sport.

« Les réactions dans le bar, les hauts et les bas correspondaient beaucoup plus au contexte de paris sportifs qu’à la partie elle-même. Il y avait un buzz quand il y avait un but, mais les gens attendaient les annonces pour voir les nouvelles propositions de paris. Ça m’a fait réaliser que j’étais exactement comme ça, avant. »

Noah Vineberg
Noah Vineberg Photo : Radio-Canada / Denis Wong

En adoptant le projet de loi C-218 en août 2021, le Canada est entré dans le sillon tracé par plusieurs autres pays avant lui : il légalise le single-event sports betting, soit les paris sur des événements sportifs uniques.

En d’autres mots, il est devenu légal de parier en direct sur un match entre deux adversaires et sur les actions qui se déroulent durant cette même rencontre. Tout ce qui est imprévisible peut devenir matière à parier et le nombre de mises est illimité. Les propositions de paris (appelés prop bets dans le jargon) et les cotes, qui fixent la valeur des gains d’une mise, sont déterminées par les maisons de jeu virtuelles. Instantanément, le public peut ensuite les consulter via des applications. 

« Tu peux miser sur le prochain tir, et tu as un rush, illustre Noah Vineberg. Le prochain but, et tu as un rush. Avant, la montée d’adrénaline, c’était le gagnant à la fin du match, et tu devais attendre trois heures pour avoir le résultat. Avec les mises qui s’accumulent, tu répètes ça sans arrêt. Les possibilités sont toujours là. » 

Le lanceur des Blue Jays va-t-il compléter un retrait sur des prises avec sa prochaine rapide? Affirmatif! voilà 20 dollars. Le Canadien et les Sénateurs auront-ils marqué plus ou moins de 2 buts après une période de jeu? Ce sera un match offensif; je mise un autre 20 dollars sur le over et non le under. Qui sera le premier joueur des Raptors à inscrire 10 points sur le terrain de basketball? J’en connais un qui est en grande forme; voici 20 dollars à placer sur lui.

Pour attirer le public, les preneurs aux livres rivalisent d’imagination et proposent même des paris qui dépassent le cadre sportif. Au dernier Super Bowl, il était possible de parier sur la couleur du Gatorade qui allait être versé sur la tête de l’entraîneur-chef gagnant, sur la durée de l’hymne national américain ou encore sur la chanson qui allait ouvrir le spectacle de la mi-temps de Rihanna. Pour la postérité, sachez que la boisson que les Chiefs de Kansas City ont versée sur la tête de leur entraîneur était mauve.

 Ce qui a changé [dans le pari sportif], c’est cette digitalisation, cette accessibilité en ligne et cette grande promotion, ajoute la chercheuse Sylvia Kairouz. C’est comme si on avait découvert un marché qui n’a pas de fond, pas de limites. 

Il n’y a aucun doute, nous sommes dans un nouveau paradigme. Celui du pari sportif qui se déroule en direct au bout de nos doigts et qui ajoute, de manière continue, une couche de fébrilité numérique au spectacle.

Une industrie en pleine expansion Photo : Radio-Canada / Designer / Mathieu Blanchette

Une industrie en pleine expansion
Une industrie en pleine expansion

Cette nouvelle manne a été révélée au grand jour parce qu’elle s’imbrique dorénavant dans l’écosystème du sport professionnel. Les ligues et les diffuseurs l’ont cautionnée et profitent de cette alliance pour générer des revenus supplémentaires. Il y a quelques années à peine, cette situation était impensable puisque les ligues protégeaient jalousement l’intégrité de leurs matchs.

L’humoriste Jean-Michel Elie l’affirme sans détour : la « game a changé » dans le monde du pari sportif. Plusieurs indices de cette tendance sont visibles sur nos écrans. Sur les réseaux sociaux, il est très facile de trouver des communautés où demander des conseils et de suivre des personnalités qui partagent leurs meilleurs coups. En plus des publicités, des segments où on explique la valeur des paris en direct sont intégrés à même les télédiffusions de matchs, à heure de grande écoute.   

Présentée à TVA Sports et commanditée par Loto-Québec, l’émission Gages-tu? était entièrement consacrée à ce sujet jusqu’à son retrait des ondes cet automne. Jean-Michel Elie y participait à titre de chroniqueur.

 On parlait de paris sportifs en général : on conseillait ou on informait les auditeurs que tel ou tel pari était intéressant , décrit l’ex-joueur de football collégial qui place des paris sportifs depuis environ cinq ans, notamment sur des applications américaines. Si vous voulez faire un peu d’argent, vous pourriez parier [sur telle proposition] par exemple. Qui va gagner, qui va marquer le premier but? On faisait nos mises et on donnait notre opinion à la télévision. 

Il y a deux ans, ce type de pari sportif en ligne était interdit par le Code criminel canadien. Des provinces qui encadrent l’offre de jeu, comme le Québec, proposaient certaines formes de paris sportifs, mais elles se rapprochaient de la dynamique des loteries. Il fallait, par exemple, prédire correctement le résultat de trois matchs combinés afin de remporter une mise, ce qui rendait l’exercice plus difficile.

 Pendant longtemps, l’offre du pari sportif était assez limitée au Canada, souligne Sylvia Kairouz, titulaire de la Chaire de recherche sur le jeu de l’Université Concordia. On ne pouvait pas parier sur un seul match. On y allait comme un 6/49, on choisissait des chiffres et on donnait plusieurs pronostics. 

Le Canada a légalisé les paris sportifs en direct afin d’encadrer ce phénomène. Cette décision a permis aux provinces de rapatrier des sommes qui étaient autrement déboursées illégalement. Selon une étude de la Canadian Gaming Association de 2019, la population canadienne dépensait 10 milliards de dollars annuellement sur des sites de paris sportifs illégitimes.  

Le ministre de la Justice de l’époque, David Lametti, soulignait lors de l’adoption de la loi C-218 que cette nouvelle approche permettrait à la population de parier sur des matchs individuels  dans un environnement contrôlé et sécuritaire 

 C’est comme le gouvernement qui légalise la marijuana, illustre Jean-Michel Elie. Maintenant, il peut contrôler, sanctionner ou être plus strict sur les règles et les établissements. Il peut faire compétition au marché illégal. Une fois que les gouvernements ont établi leur structure, les ligues ont suivi. Avant, les ligues n’avaient pas le contrôle. Maintenant, elles peuvent s’associer avec DraftKings ou Mise-o-jeu+. 

L’humoriste Jean-Michel Elie, chroniqueur à l’émission « Gages-tu? »
L’humoriste Jean-Michel Elie, ancien chroniqueur à l’émission « Gages-tu? » Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Les provinces canadiennes ont ensuite choisi leur modèle respectif pour encadrer cette industrie. Le monopole québécois de la loterie et des jeux de hasard est détenu par Loto-Québec, et la société d’État est demeurée le seul fournisseur légal de paris sportifs. Pour reprendre une partie du marché, elle a réservé sa plateforme Mise-o-jeu+ aux paris sportifs en temps réel.

Des chiffres accessibles sur le site de Loto-Québec démontrent que ce segment de jeu est de plus en plus populaire. Les ventes annuelles venant des  paris sur événement  sont passées de 28,8 millions de dollars en 2017-2018 à 36,1 millions de dollars en 2021-2022. Cela représente une hausse de plus de 25 %. 

Cette augmentation coïncide avec le moment où le Canada a légalisé cette pratique en adoptant le projet de loi C-218. Dans un rapport annuel, Loto-Québec souligne d’ailleurs que les nouveautés dans son offre, comme la nouvelle possibilité de parier sur un seul événement,  ont été très bien accueillies par la clientèle .

La société d’État a décliné notre demande d’entrevue, préférant nous envoyer des commentaires par courriel. Afin de rester compétitive face aux autres opérateurs, elle indique avoir pris  des actions pour faire sa place, dont des campagnes publicitaires et des ententes d’exclusivité avec des médias et des équipes sportives .

Les données de Loto-Québec correspondent aux tendances observées par une équipe interuniversitaire de recherche menée par Sylvia Kairouz. Avec l’enquête ENHJEU.COM, ce groupe de scientifiques dresse un portrait des jeux de hasard et d'argent en ligne au Québec, un univers en pleine mutation depuis la pandémie.

Cette étude menée auprès de 4590 personnes jouant en ligne démontre que 16,2 % d’entre elles pratiquaient le pari sportif en 2021. Le quart de ces parieurs et parieuses disaient le faire plusieurs fois par semaine. 

 Le pari sportif est en augmentation : il vient en troisième position des activités les plus populaires du jeu en ligne, indique la scientifique. Il y a la loterie, en grande proportion, après il y a les machines à sous et les paris sportifs. Dans la littérature [scientifique], les machines à sous et les paris sportifs sont les deux activités les plus associées à des problèmes de jeu en ligne. La France, le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ont tous mené des enquêtes qui le révèlent. 

Comme cette industrie est en croissance dans plusieurs marchés, Sylvia Kairouz estime que les chiffres de son enquête seront vraisemblablement revus à la hausse dans le futur.

Comme des machines à sous? Photo : Radio-Canada / Designer / Mathieu Blanchette

Comme des machines à sous?
Comme des machines à sous?

Pendant un match, chaque mise peut mener à une nouvelle décharge de dopamine selon le résultat. La fragmentation d’un événement en une série d’occasions de parier ouvre la porte à une expérience de jeu à haute intensité. 

 Cette rapidité du pari, la séquence rapide entre la mise et le résultat, stimule le circuit de récompense et l’impulsivité, mentionne Élisabeth Papineau, conseillère scientifique spécialisée en jeux de hasard et d’argent à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ). Ça s’apparente de plus en plus, en termes de rythme et d’intensité, à des machines à sous. On sait que ces machines sont liées à des problèmes de jeu en raison de cette difficulté de contrôler et réduire l’achat impulsif. 

Élisabeth Papineau, conseillère scientifique spécialisée dans les jeux de hasard et d'argent à l’Institut national de santé publique (INSPQ)
Élisabeth Papineau, conseillère scientifique spécialisée dans les jeux de hasard et d'argent à l’Institut national de santé publique (INSPQ)  Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Ces dernières années, le raffinement des indicateurs sportifs a mené au phénomène des statistiques avancées. Cette avalanche de données produites par les ligues professionnelles est captée par des entreprises spécialisées, puis vendue à ceux et celles qui proposent des paris en direct sur leurs applications. Les cotes fluctuent au cours d’un match et permettent au public de reconsidérer la valeur d’une mise hypothétique. 

 Le parieur réagit en temps réel avec le match, précise Sylvia Kairouz. C’est un contexte où le choix rationnel est perdu. C’est à chaud, on est entraîné par des discussions, par ce qu’on observe.

Noah Vineberg observe la situation de près et il s’inquiète des conséquences potentielles. Quiconque utilise ces applications n’a pas nécessairement un problème de jeu, mais celui qui s’est aujourd’hui débarrassé de sa dépendance a connu une descente aux enfers qu’il ne souhaite à personne. 

« Je n’ai rien contre le gambling; pour moi, c’est comme l’alcool ou la cigarette, souligne-t-il. C’est une autre forme de vice dont les gens ont besoin et je le comprends. Moi, ce qui me concerne, ce sont ceux qui ne sont pas capables de se contrôler. J’ai 48 ans et pendant 37 ans, j’ai eu des problèmes de gambling. »

Noah Vineberg est entré dans l’univers des jeux de hasard et d’argent très tôt dans sa vie. Dès la fin du primaire, il organise des pools sportifs et vend des feuilles de pointage à ses jeunes camarades. Au fil des années, ce passe-temps devient une dépendance. Et celle-ci s’articule autour des paris sportifs, bien avant l’engouement que l’on connaît aujourd’hui.

Ce chauffeur d’autobus estime avoir perdu près d’un million de dollars à cause de ses problèmes de jeu. Cette dépendance était si nocive qu’il a déjà arrêté un autobus en prétextant un urgent besoin d’aller aux toilettes, juste pour assister en direct à la fin d’un match important. 

« Je suivais ça sur mon téléphone et je n’avais plus de batterie, raconte Noah Vineberg à propos de cette soirée. J’avais fait une mise et il restait une ou deux minutes à un match. J’avais mis beaucoup d’argent sur cette game alors je me suis mis sur les quatre flashers, je suis rentré dans un bar pour écouter la fin de la partie. Je n’en suis pas fier. »

« Quand j'étais au plus creux, je contractais des prêts usuraires et je falsifiais des documents pour faire semblant que j’avais payé ma dette. J’ai fait des fraudes d’assurances, j’ai sauté des paiements d’hypothèque. J’ai emprunté à mes amis, à ma famille, sans rembourser. Je vendais du stock aux pawn shops. C’était n’importe quoi. Comme pour n’importe quelle addiction, tu trouves un moyen. »

— Une citation de   Noah Vineberg

S’il n’a jamais parié sur les matchs uniques depuis la légalisation de cette pratique au Canada, il s’imagine facilement ce qu’une personne avec des problèmes de jeu peut vivre dans le contexte actuel. Noah Vineberg a fait trois rechutes durant son combat contre cette dépendance. La première fois qu’il est retombé dans le jeu problématique, c’est au moment où il a eu accès à des sites illégaux où ces paris en direct avaient cours. 

 Ça a tout changé : au niveau des montants et au niveau du degré de risques, soutient-il. Le sentiment et la relation par rapport à l’argent a complètement changé. Il y avait des sites qui te permettaient d’emprunter virtuellement, d’écrire des chèques futurs. Tous les pièges étaient là. Par le temps que tu réalises qu’il y a un problème, c’est trop tard. C’est une addiction invisible. 

Selon son expérience, l’un des dangers que présente le pari sportif en direct réside dans le fait qu’une personne peut immédiatement tenter de se refaire quand une mise rate la cible.

Lors de sa plus récente rechute, Noah Vineberg a décidé de suivre une thérapie spécialisée au Centre for Problem Gambling and Digital Dependency de Windsor, en Ontario. Affilié à l’hôpital Hôtel-Dieu Grace Healthcare (HDGH), ce programme d’intervention en résidence fermée accompagne des personnes qui vivent avec un problème de jeu en ligne. 

En 2018, il est sorti transformé de cette thérapie unique en son genre dans la province ontarienne. Il se considère chanceux de ne pas avoir perdu sa famille au passage. Il s’estime aussi heureux qu’il n’ait pas existé, à l’époque, de publicités omniprésentes afin de lui rappeler qu’il pouvait parier à tout moment via son cellulaire. 

 C’est difficile pour ceux qui sortent aujourd’hui et qui ont joué toute leur vie, se désole-t-il. Ils font face à de gros obstacles. Si quelqu’un sort d’une désintox après des années de cocaïne et qu’il voit de la cocaïne sur chacune des pancartes dehors… c’est pas correct. 

Le pari sportif en direct : miser sur tout, tout le temps Photo : Radio-Canada / Designer / Mathieu Blanchette

Publicité et jeu : un lien de cause à effet
Publicité et jeu : un lien de cause à effet

Pour les spécialistes de la question, la promotion agressive des paris sportifs représente l’éléphant dans la pièce. Les campagnes de marketing dépeignent une image ludique et divertissante de l’expérience, en misant sur des valeurs sportives comme la réussite ou l’ambition. Il arrive même qu’elles offrent des mises gratuites afin d’attirer une nouvelle clientèle sur une plateforme de jeu.

 L’impact est certain, affirme Sylvia Kairouz. Les études démontrent que les joueurs disent parier parce qu’ils ont vu telle ou telle publicité. Le lien de causalité est très démontré dans la littérature [scientifique] et une fois qu’on l’accepte, on ne peut être en faveur de cette publicité. Elle sert à augmenter les recettes des opérateurs. 

Cette industrie a canalisé l’attrait exercé par plusieurs vedettes en Amérique du Nord, qu’elles soient associées au sport ou non, pour promouvoir ses produits. Selon le lieu où vous habitez, le réseau social que vous fréquentez ou encore le poste de télévision que vous regardez, vous avez pu voir l’un des ambassadeurs suivants s’associer avec l’industrie des paris sportifs : Connor McDavid, Georges St-Pierre, Jean-Charles Lajoie, Olivier Primeau, Aaron Paul, Wayne Gretzky, Kevin Hart et autres Jamie Foxx.

Cette omniprésence du jeu dans l’espace public mène à une normalisation du phénomène, selon Élisabeth Papineau. D’un point de vue de santé publique, ces problématiques sont prévalentes chez les groupes vulnérables, tels que les jeunes ou les personnes défavorisées. Or, ce sont ces mêmes tranches de la population qui rapportent être le plus exposées à ces campagnes de marketing. Les conséquences affectent donc particulièrement ces groupes déjà fragilisés.

Amplifiant ce risque, plusieurs sites de prise de paris servent de passerelles vers d’autres adresses de casinos en ligne où l’on retrouve des tables de blackjack ou de roulette. Parfois, cette offre supplémentaire de jeu est carrément hébergée sur le même site.

« On met beaucoup le fardeau de la responsabilité sur l’individu, de la même façon qu’on le fait pour la saine alimentation, le tabac ou l’alcool, sans tenir compte du fait que c’est extrêmement visible, publicisé et même revalorisé à travers le marketing. Oui, c’est une responsabilité individuelle, mais elle est complètement perturbée par des sollicitations permanentes. »

— Une citation de   Élisabeth Papineau, conseillère scientifique spécialisée dans les jeux de hasard et d'argent à l’Institut national de santé publique (INSPQ)

Pour sa part, Sylvia Kairouz estime qu’il y a un parallèle à dresser entre la situation actuelle et l'époque où les cigarettiers s’associaient avec de grands événements comme ceux de la Formule 1. La chercheuse ne compare pas directement le tabac et le pari sportif, puisque le premier est dommageable pour la santé, peu importe sa consommation. Mais elle considère que ces industries ont toutes deux pénétré l’espace public au détriment de la société. 

 [Le pari sportif] reste, dans une grande proportion, une activité ludique, nuance la professeure au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia. Par contre, les deux enjeux se rejoignent au niveau de la promotion. On a fait beaucoup de chemin avec le tabac et on a dit qu’on arrêtait la publicité des compagnies pour faire rouler des activités culturelles, sportives, festives. Je dirais que les jeux de hasard et d’argent vont dans la direction opposée. 

Le pari sportif en direct : miser sur tout, tout le temps Photo : Radio-Canada / Designer / Mathieu Blanchette

Les leçons de l’étranger
Les leçons de l’étranger

Comme la légalisation de cette nouvelle forme de jeu date de 2021 au pays, les conséquences du phénomène ne sont pas encore totalement comprises au Canada. Pour les spécialistes de la question, la recherche portant sur ce segment précis des jeux de hasard ne fait que débuter.

On peut cependant regarder de l’autre côté de l’Atlantique pour avoir une idée de ce qui nous attend, plus spécifiquement au Royaume-Uni, là où la culture du pari sportif est enracinée depuis longtemps. L’adoption du Gambling Act en 2005 par le Parti travailliste de Tony Blair a pavé la voie à l’environnement moderne du pari sportif britannique, où le single-event sports betting est monnaie courante. 

 Le Royaume-Uni fait face à de gros problèmes de jeu en ligne, notamment avec les paris sportifs, explique Sylvia Kairouz. C’est un marché qui a été libéralisé et déréglementé complètement. On a donné toute la place à la promotion du jeu et on a vu le nombre de personnes avec des problèmes augmenter. En fait, ils ont la palme d’or de la proportion la plus élevée au monde [de personnes avec un problème de jeu]. 

Sylvia Kairouz, titulaire de la Chaire de recherche sur l'étude du jeu à l’Université Concordia
Sylvia Kairouz, titulaire de la Chaire de recherche sur l'étude du jeu à l’Université Concordia Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Le pays tente aujourd’hui de réparer les pots cassés et a déjà adopté une série de mesures ciblées. La UK Gambling Commission (Nouvelle fenêtre) interdit notamment depuis avril 2020 l’utilisation de cartes de crédit sur les sites de jeu en ligne. Selon la commission, 175 000 Britanniques jouant en ligne avec une carte de crédit présentaient alors des problèmes de jeu.

Depuis l’automne dernier, Londres empêche également les vedettes de participer aux campagnes de marketing des opérateurs. Cette mesure vise à protéger les  enfants et les jeunes personnes  de l’influence et de l’attrait du vedettariat. Avant son entrée en vigueur, Cristiano Ronaldo et de nombreuses personnalités vantaient les mérites du jeu en ligne sur les écrans britanniques.

 Ils sont en avance d’une décennie sur ce qu’on est en train de vivre au Canada, juge Noah Vineberg. Ils essayent de reculer sur ce qu’ils ont permis pendant les dix dernières années. Ils changent les lois, les publicités ne peuvent pas jouer à certaines heures, ils adoptent des contre-mesures pour montrer les côtés négatifs du jeu, un peu comme sur les paquets de cigarettes. 

En avril 2022, l’Ontario est pour sa part devenue la première province canadienne à ouvrir son marché du pari sportif aux exploitants de l’industrie et à le réglementer. C’est à partir de ce moment que des panneaux promotionnels sont apparus à Toronto et que les segments télévisuels sur le sujet ont envahi les diffusions des matchs des Maple Leafs, des Raptors, des Blue Jays et des Sénateurs.

Contrairement à Loto-Québec, Jeux en ligne Ontario (iGo) encadre l’industrie du jeu en distribuant des licences aux sites de jeux de hasard et d'argent. En l’espace d’une année, les personnes qui se sont connectées aux sites légaux en Ontario ont dépensé 35,6 milliards de dollars, dont 7 milliards sur le segment des paris sportifs (incluant le sport électronique). La province a ainsi généré près de 1,4 milliard de dollars en revenus sur cette période.

Bien qu’aucun système ne soit parfait, la chercheuse Sylvia Kairouz estime que l’approche de l’Ontario offre une plus grande transparence pour le public. 

 Plusieurs pays ont adopté ce système de licences, parce qu’ils sont capables de nommer les citoyens corporatifs qui sont conformes à leurs normes et conditions, souligne-t-elle. Les gros opérateurs ont intérêt à se conformer et vont le faire. Ils détiennent la plus grosse part du marché. Ce qui échappe à ce système, ce sont les petits opérateurs qui, finalement, s’ils sont poursuivis, vont probablement arrêter leurs activités [sur ce territoire] parce qu’ils n’ont pas les reins assez solides. 

Le pari sportif en direct : miser sur tout, tout le temps Photo : Radio-Canada / Designer / Mathieu Blanchette

«&nbsp;<em>Gang</em>, on fait juste ça pour s’amuser&nbsp;»
« Gang, on fait juste ça pour s’amuser »

Au Québec, les spécialistes aimeraient qu'on ait une réflexion sérieuse sur cet enjeu. Aux yeux d’Élisabeth Papineau, il faut penser aux jeunes et encadrer la commercialisation et le marketing du pari sportif, comme la société le fait déjà avec les produits du tabac ou du cannabis. Plusieurs indices laissent croire qu’une initiation très précoce aux jeux de hasard et d’argent mène à des comportements plus problématiques.

À l’instar du Royaume-Uni, la Commission des alcools et des jeux de l'Ontario (CAJO) va interdire aux personnalités influentes auprès d’un jeune public de participer à ces campagnes de marketing. Cette nouvelle loi entrera en vigueur en février 2024. En Ontario, les ados peuvent aisément voir Auston Matthews ou Connor McDavid faire la promotion du pari sportif.

 Il faut s’assurer que les jeunes ne soient pas exposés et que le citoyen moyen ne soit pas exposé de façon trop abondante, estime la conseillère scientifique à l’INSPQ. Le contenu des publicités ne doit pas laisser entendre que jouer est une façon de régler ses problèmes financiers. On ne peut pas donner l’impression de surestimer les chances de gain. 

Sylvia Kairouz juge que Loto-Québec encadre bien l’offre de jeu sur son territoire, mais que la société d'État n’a pas la même emprise sur l’espace déterritorialisé qu’est Internet. En réalité, il est relativement simple de se connecter à un site étranger comme DraftKings, Bet365 ou FanDuel et d’y entrer son numéro de carte de crédit. 

«  C’est comme si on transposait cette solution terrestre au jeu en ligne. Et ça ne marche pas, parce que la nature du web est complètement différente. On ne peut pas fonctionner avec juste un site [d’exploitant]. Qu’est-ce qu’on fait, on bloque les autres? On ne peut pas bloquer le web, c’est un espace libre.  »

— Une citation de   Sylvia Kairouz, titulaire de la Chaire de recherche sur l'étude du jeu à l’Université Concordia

Il faut réinventer les mesures d’encadrement et de prévention, poursuit-elle. Un régulateur doit exister, Loto-Québec ne peut pas être l’opérateur et le régulateur. Comme ma collègue aujourd’hui à la retraite disait : "Dracula ne peut pas être responsable de la banque de sang".

Bien qu’il en parlait à la télévision et qu’il se plaisait à le faire, Jean-Michel Elie est conscient qu’il existe un envers à la médaille du pari sportif. Il avoue candidement avoir dû repenser son rapport au jeu dans le passé, quand des amis bienveillants lui ont fait réaliser qu’il s’aventurait sur une pente glissante.

 Les paris sportifs, ça m’amuse, dit l’humoriste. Mais là où ça ne m’amuse plus, c’est quand tu dois demander de l’argent à un de tes amis pour faire un pari. C’est là où t’as perdu le contrôle. C’est là où je trace ma limite. 

 Je pense que les institutions devraient passer plus de messages à leur auditoire pour dire : "Gang, on fait juste ça pour s’amuser", ajoute-t-il. Est-ce qu’elles devraient installer une limite? Absolument, c’est à considérer. 

Portrait de Noah Vineberg
Noah Vineberg s'est aujourd'hui débarrassé de sa dépendance aux paris sportifs. Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Pour sa part, Noah Vineberg dit travailler chaque jour sur sa guérison. S’il reste aussi vigilant, c’est parce que ses rechutes sont survenues à des moments où il a sous-estimé ses comportements problématiques.

 Je n’ai pas fait une seule mise depuis cinq ans, mentionne-t-il la voix emplie de fierté. Le 30 août, cela a fait cinq ans. C’est le plus long de toute ma vie. 

L’homme d’Ottawa s’implique aujourd’hui dans le programme de thérapie qu’il a lui-même fréquenté, à l’hôpital Hôtel-Dieu Grace Healthcare (HDGH) de Windsor. Toutes les trois semaines, soit à la fin de chaque cycle de thérapie, il parle de son expérience en vidéoconférence avec ceux et celles qui tentent de retrouver le droit chemin. Grâce à ses efforts, Noah Vineberg est devenu un modèle. Et depuis qu’il agit comme mentor, il se sent plus redevable aux autres, mais surtout à lui-même.

« Je ne m’ennuie pas du tout du gambling, conclut-il. J’aimais beaucoup ça, mais ma relation avec le jeu ne marchait plus. Comme n’importe quelle relation, éventuellement tu peux tourner un coin et ce n’est plus santé pour personne. »

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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