•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Rénovictions : des locataires victimes de pressions du propriétaire du Mont-Carmel

Des locataires de deux tours rachetées par l’homme d’affaires Henry Zavriyev affirment subir de fortes pressions pour quitter leur logement sous prétexte de rénovations. Et malgré des propos qui se veulent rassurants, l’inquiétude demeure.

Des gens posent devant un immeuble résidentiel.

Ismahan, Marin, Fouad, Youssef et Ahmed, résidents du 90, rue Crépeau et du 95, boulevard Deguire

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

« On est là pour les aider, les guider. Ces personnes-là ne seront pas mal prises », assure David Mimoun, gestionnaire de projets chez Leyad, la société immobilière de l’homme d'affaires Henry Zavriyey. Si au téléphone l’homme est cordial, l’impression que lui ou son associé ont laissée sur certains résidents est plus mitigée.

Tout le monde est fatigué ici, soupire Youssef, résident du 90, rue Crépeau, dans l’arrondissement Saint-Laurent. Depuis que l’immeuble a été racheté le 31 mars dernier par Investissements Crepeau Deguire S.E.C, une entreprise de M. Zavriyev, Youssef dit subir des pressions pour quitter son logement. Le son de cloche est similaire au 95 de la rue Deguire, immeuble acquis au même moment.

Et les pressions ne datent pas d’hier, selon plusieurs locataires. Dans les jours ayant suivi la vente, deux représentants d’Investissements Crepeau Deguire S.E.C, David Mimoun et Avi Elkeslassy, ont commencé à rencontrer la centaine de locataires de ces deux tours de 77 appartements pour leur proposer de partir avant septembre 2022, en raison des travaux majeurs que l’entreprise prévoit y effectuer.

Deux options sont soumises aux locataires, nous rapportent ces derniers. L’option 1 consiste à trouver un logement temporaire pendant les travaux puis de réintégrer un logement rénové, mais au loyer majoré en fonction du coût des travaux et de l’inflation. L’option 2, que favoriseraient les gestionnaires, disent les locataires : quitter son logement avec l’équivalent, en poche, de plusieurs mois de loyer en guise de compensation.

Youssef, dans le stationnement du 90, rue Crépeau.

Youssef, dans le stationnement du 90, rue Crépeau

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Des options qui ne plaisent pas à tous. « Ils m’ont proposé 8000 $ cash pour quitter, mais j’ai refusé », explique Youssef, qui vit au 90 Crépeau depuis plus de 25 ans. Son loyer est actuellement de 710 $ pour un 3 ½.

Tout comme Youssef, Ismahan, Marin et Fouad, des locataires à qui nous avons parlé, ont eux aussi refusé une offre du propriétaire et n’ont pas l’intention de partir pour le moment.

Des logements rénovés en appartements haut de gamme

L’entrepreneur immobilier Henry Zavriyev n’en est pas à ses premiers faits d'armes dans le domaine. Il a récemment fait les manchettes pour des raisons similaires concernant les résidences pour aînés Mont-Carmel et Château Beaurivage, rachetées par ses entreprises. Les immeubles sur Deguire et Crépeau ne sont pas non plus les seuls qu’il ait rachetés dans le secteur de Saint-Laurent. 

L’immeuble d’à côté, le 70 de la rue Crépeau, appartient également depuis avril à Henry Zavriyev. Cet immeuble avait été rénové par l’ancien propriétaire, Topo Immobilier, qui avait également fait pression sur les locataires pour qu’ils quittent leurs logements pour cause de travaux.

Certains appartements du 70 Crépeau sont actuellement à louer par la nouvelle compagnie Investissements Crépeau Deguire S.E.C. 1650 $/mois pendant 12 mois au lieu de 1950 $! Appartement de 2 chambres haut de gamme de style condo, peut-on lire sur une récente annonce en ligne d’un 5 ½ à louer dans l’immeuble.

Des montants imposants qui font craindre le pire aux locataires du 90 Crépeau et du 95 Deguire, une fois les rénovations terminées.

Les gens ne sont pas capables de payer 1200 $, 1400 $ de loyer, s’exclame Youssef. Ils veulent que les locataires quittent pour augmenter les loyers. En attendant, soutient-il, ils ne font aucune réparation.

Un appartement vide.

Un appartement vide du 95, boulevard Deguire

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Maria Vasquez, directrice générale du Comité logement Saint-Laurent, qui avait été à même de constater les pressions exercées à l’époque par Topo immobilier, tente maintenant d’accompagner les locataires de ces deux tours pour leur expliquer leurs droits et les recours possibles au Tribunal administratif du logement.

Quand il y a un problème de travaux majeurs et d’éviction déguisée, on essaie de donner l’information la plus claire possible au locataire. Mais certains acceptent l’entente, sans penser au long terme.

Une citation de Maria Vasquez, directrice générale du Comité logement Saint-Laurent

Une dégradation des services

Le 90 Crépeau et le 95 Deguire, jusque récemment propriétés de Topo Immobilier, ne sont pas entretenus depuis des années, selon les résidents. Lors de notre visite, nous avons vu des escaliers délabrés, des vitres cassées, des fissures sur les colonnes du garage, un des deux ascenseurs du 95 Deguire condamné. Des appartements vides dans un état d’insalubrité sont laissés à l’abandon.

Mais la situation a empiré depuis l’arrivée des nouveaux propriétaires, selon des locataires.

Je me sens humiliée, stressée, on vit une grande pression, s’exclame Safia, une des locataires du 95 Deguire. Depuis l’arrivée du nouveau propriétaire, rien ne marche dans cet immeuble, dit-elle. L’eau coupe souvent, l’électricité aussi, ils ont enlevé les moquettes, les égouts coulent dans le garage. Avant, ce n’était pas comme ça, il y avait des problèmes, mais là ça se dégrade rapidement.

Portrait de Safia, dans son logement.

Safia, résidente du 95, boulevard Deguire

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Selon elle, il s’agit de pressions pour inciter les résidents à quitter leur appartement le plus rapidement possible.

Au mois d’avril, l’ascenseur de l’immeuble de 4 étages et 77 logements a été en panne pendant deux semaines. Ma voisine âgée devait monter les escaliers à quatre pattes, raconte Safia.

Selon Geneviève Bouchard, une porte-parole de l’arrondissement, huit plaintes ont été déposées au sujet de l’ascenseur, la première a été reçue le 21 avril. Ce n’est que le 4 mai que les services ont été rétablis, après un appel et deux visites d’inspecteurs de la Ville.

Nazir, âgé de 90 ans, nous reçoit dans son appartement. Il réside depuis 10 ans au 95 Deguire. Il m’a dit qu’il veut rester, explique Hussein, un autre résident présent lors de la rencontre. Il n’est pas capable de déménager, c’est impossible. C’est une grande tristesse pour lui de voir tout le monde partir. Il ajoute : Cela fait depuis plus d’un an qu’il ne peut pas prendre une vraie douche, car les réparations n’ont pas été faites.

Nazir est assis dans un fauteuil, dans son logement.

Nazir, résident du 95, boulevard Deguire

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

L’avocat Antoine Morneau-Sénéchal, auteur du livre Le louage résidentiel, voit dans cette façon de faire une sorte de guerre psychologique. On essaie de décourager les locataires de rester. On leur dit : "Si vous restez, ça va être l’enfer". Plus les gens quittent, plus ça donne aux propriétaires un rapport de force.

Si une personne part temporairement pour des travaux, à son retour, ce n’est pas vrai que le propriétaire peut mettre les loyers à un montant faramineux, tient-il à souligner. Oui, il va pouvoir y avoir une augmentation de loyer, mais ça va être encadré par le règlement et le locataire va pouvoir contester.

Pas de pression exercée, selon un gestionnaire de l’immeuble

Nous avons contacté Henry Zavriyev pour une entrevue. Il nous a adressé à David Mimoun, gestionnaire de projets pour son entreprise. Et M. Mimoun est catégorique : les travaux s’imposaient dans les deux immeubles.

Lorsque nous avons fait l'acquisition des immeubles, on a reçu le carnet d’infraction de la Ville qui faisait plus de 50 pages, nous explique-t-il. Ils n'étaient pas du tout entretenus.

Environ 20 millions $ sont budgétés pour les travaux, selon M. Mimoun, et leur durée est estimée à 10 mois. On va commencer gentiment à faire les petits travaux qui ne demandent pas de permis, ajoute-t-il pour expliquer le fait que les tapis ont été retirés à tous les étages.

Au sujet de l’ascenseur bloqué pendant deux semaines au 95 Deguire, M. Mimoun explique que les drains de l’immeuble étaient complètement bouchés et que l’eau remontait dans la cage d’ascenseur. Il fallait donc réparer le problème de plomberie au préalable, ce qui a pris du temps.

Il réfute sinon toute pression exercée sur les locataires. Le monde le ressent comme ça, et c’est normal. Mais nous, on a un cahier des charges des réparations à faire avec des délais à respecter. On est dans une situation assez délicate.

Il dit donner très clairement les deux options aux locataires : Soit [on leur donne] l’avis de rénovation majeure, soit on leur propose une transaction, une résiliation de bail à l’amiable, et après c’est leur choix, leur décision.

Si le locataire choisit de rester, il lui explique alors qu’il pourra réintégrer son logement et paiera le même prix que ce qu’il paie aujourd’hui. Mais tout peut cependant changer au moment de renouveler le bail.

On enverra l’avis de renouvellement suivi de l’augmentation du loyer, explique David Mimoun. Après, le locataire accepte ou refuse, c'est sa décision. Et nous, de notre côté, on aura tous les justificatifs nécessaires pour justifier cette augmentation, et à la fin ce sera le Tribunal administratif du logement qui aura le dernier mot.

Interrogé sur les ambitions de convertir les deux immeubles en appartements haut de gamme, de style condo, comme cela est annoncé pour le 70 Crépeau, il répond : Quitte à être dans les travaux, on va faire des beaux travaux, des gros travaux.

Une vitre cassée dans le garage du 90, rue Crépeau.

Une vitre cassée dans le garage du 90, rue Crépeau

Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Une stratégie du propriétaire qui se répète

Henry Zavriyev est bien connu des comités logements de Montréal.

Il sévit partout à Montréal, sur le Plateau, à Pointe-Saint-Charles, dans Ville-Marie, dans Saint-Laurent… soutient Gaétan Roberge, du Comité logement Ville-Marie. Il achète des immeubles d’un certain âge, avec un certain potentiel, et dont les loyers sont relativement bas.

Gaétan Roberge a accompagné les personnes âgées de la RPA du Mont-Carmel. C’est des pratiques d'intimidation. Des huissiers se sont présentés aux portes des personnes âgées à 7 h du matin.

Il se souvient également de ce qui s’est passé aux 2421-2439 De Maisonneuve, immeubles achetés par Henry Zavriyev en 2019. C’est toujours la même stratégie. Il fait l’acquisition de l'immeuble, ils vont voir les gens un par un, et leur disent : "Je vais devoir rénover, vous allez devoir quitter". Il commence à offrir des montants d'argent. À la longue, quand la moitié a cédé, on commence les travaux, ça fait du bruit, c’est le vacarme.

J’ai récemment eu à accompagner des locataires sur le boulevard Pie IX et sur la rue Bélanger dont le bloc avait été racheté en mars 2022 par Gestion Roxbury, entreprise rattachée à Henry Zavriyev, raconte pour sa part Céline Camus, chargée de projet au Bureau Info Logement de Saint-Michel.

Les pratiques sont pour le moins douteuses, soutient-elle. Le négociateur du locateur, David Mimoun, se présente aux locataires quasiment le lendemain de l’achat pour faire signer des ententes aux locataires les plus vulnérables pour qu’ils quittent, avec insistance et fausses informations, comme des travaux majeurs.

Ces deux cas ont fait l’objet d’articles dans les médias.

Avec la collaboration de Daniel Boily 

Vous souhaitez signaler une erreur?Écrivez-nous (Nouvelle fenêtre)

Vous voulez signaler un événement dont vous êtes témoin?Écrivez-nous en toute confidentialité (Nouvelle fenêtre)

Vous aimeriez en savoir plus sur le travail de journaliste?Consultez nos normes et pratiques journalistiques (Nouvelle fenêtre)

Chargement en cours

Infolettre Info nationale

Nouvelles, analyses, reportages : deux fois par jour, recevez l’essentiel de l’actualité.

Formulaire pour s’abonner à l’infolettre Info nationale.